La Vendetta, Balzac, 1830

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A propos de Balzac, ce site contient
: 1. Une lecture de L'Interdiction - 2. Une présentation de La Comédie humaine - 3. Une présentation de La Muse du département4. Extraits de La Muse du département - 5. Une présentation de La Peau de Chagrin. 6. Une présentation de La Maison du Chat-qui-pelote - 7. Une présentation du Bal de Sceaux - 8. la biographie de l'écrivain - 9. Une présentation de La Bourse - 10. Une présentation du Curé de village - 11. La Fille aux yeux d'or - 12. Illusions perdues -





L'édition du texte

      Lors des deux premières éditions des "Scènes de la vie privée", en 1830 et 1832, le récit occupe la première place après la préface et est annoncé comme "première scène". Il avait deux qualités essentielles pour cela. Tout d'abord, le coeur du récit, la rencontre entre Ginevra, l'héroïne, et Louis-Luigi, le personnage masculin, a lieu en 1815, date essentielle puisqu'elle met en place la Restauration et fait entrer la France dans une période difficile, de tension entre le passé récent et le présent qui, pour une grande part, se veut un retour au monde d'avant la Révolution de 1789 ; entre l'aspiration majoritaire à une démocratie fondée sur l'égalité et un ordre social qui rétablit la noblesse au sommet de la hiérarchie sociale. Ensuite, parce que le sentiment dominant dans le récit est celui de la haine, contre lequel l'amour a bien peu de poids.
Balzac l'avait alors découpé en "sections", sinon chapitres, titrés  : un prologue, "L'Atelier" (ce fragment avait été publié dans La Silhouette en avril 1830), "La Désobéissance", "Le Mariage", "Le Châtiment".
En 1835, il perd cette place au profit du Bal de Sceaux et se trouve renvoyé en fin de volume, et il perd aussi ses subdivisions. Il n'est pas difficile de comprendre les raisons de cette dernière transformation, puisque les titres orientaient fortement l'interprétation du lecteur ; en effet, les mots "désobéissance" et "châtiment" donnaient raison au père dont l'intransigeance meurtrière était, pourtant, pour le moins questionnable.
Dans l'édition Furne de 1842 qui regroupe tout ce qu'a alors écrit Balzac sous le titre de Comédie humaine, La Vendetta, qui reste toujours inclus dans "Les scènes de la vie privée" inaugurant les "Etudes de moeurs", devient le huitième récit.  Le texte est alors dédié à "Puttinati, sculpteur milanais" (qui avait réalisé une sculpture de Balzac), Balzac supprimant ensuite la précision. C'est aussi dans cette éditon qu'apparaît le collophon "Paris, janvier 1830".
Ces déplacements à l'intérieur des "scènes de la vie privée" témoignent de l'évolution des idées de Balzac vers peut-être un peu plus d'optimisme : aussi douloureuses et difficiles que soient les ruptures, la société n'en poursuit pas moins son évolution et la dureté, qui est aussi une forme de fidélité, de Bartholomeo di Piombo appartient de fait au passé. C'est, malgré leur malheur, Ginevra et Luigi qui représentent l'avenir.





Adrienne Grandpierre Deverzy, 1822

Adrienne Grandpierre Deverzy (1798-1869), Atelier d'artiste, 1822.




Le récit

     On peut l'inscrire dans le genre des romans historiques puisque les personnages imaginés par l'auteur y rencontrent des personnages réels de l'époque: Napoléon (qui n'est encore que premier consul, en 1800, lorsque les Di Piombo arrivent à Paris), Lucien Bonaparte, Murat, Lannes et Rapp, dans le cabinet du premier consul,  Labédoyère, le duc de Feltre. Mais il s'incrit aussi dans une mode littéraire qui voit se multiplier les récits avec pour héros des Corses, et pour intrigue une "vendetta", Mérimée aussi bien que Dumas, et même plus tard Maupassant, y puiseront un exotisme propre à fasciner leurs lecteurs en les faisant frissonner.
L'origine de la haine entre la famille Piombo et la famille Porta n'est pas explicitée, mais elle est ravivée par l'assassinat des Piombo dont ne survivent que le chef de famille, sa femme et sa fille Ginevra. Bartholoméo Piombo s'en venge en tuant toute la famille Porta (du moins le croit-il) avant de se réfugier en France et de demander son aide à Napoléon qui lui doit reconnaissance. Ce prologue se déroule en 1800, et la famille Piombo, dévouée à l'Empereur, accompagne la réussite de son protecteur.
L'action proprement dite ne commence qu'après la bataille de Waterloo et l'emprisonnement de Napoléon à Sainte-Hélène, au moment de l'arrestation et de la condamnation de Labédoyère, en juillet 1815. Ginevra est devenue une jeune fille cultivée et un peintre de talent et suit les leçons d'un peintre qui a ouvert un cours pour jeunes-filles. Ce peintre cache un jeune soldat napoléonien en fuite. Les deux jeunes gens tombent amoureux au premier regard.
La situation est donc celle de Roméo et Juliette, et il faut se rappeler la grande passion des Romantiques pour Shakespeare en général, et pour cette pièce en particulier (Trois traductions différentes en avaient été présentées au Théâtre-Français en 1827 et 1828), même si elle rappelle aussi la situation décrite dans Vanina Vanini, de Stendhal, qui venait de paraître en décembre 1829. Ce texte souterrain laisse deviner que le jeune couple n'aura guère plus d'avenir que celui de Shakespeare, et que comme dans la pièce, les forces de la haine vaincront celles de l'amour et du pardon.
Avec ce petit récit mélodramatique, en décrivant la violence qui oppose les jeunes élèves du peintre dans l'atelier (noblesse d'un côté, bourgeoisie de l'autre), dont les querelles et les bavardages finissent par retirer toutes ses élèves au peintre, sans compter les risques qu'elles font courir au jeune proscrit, Balzac peint les divisions de la société française au même moment.
Il montre, par ailleurs, à quel point les solidarités familiales étaient vitales pour les individus. Réduits à eux-mêmes, n'ayant que des amis aussi pauvres qu'eux, les deux jeunes gens, malgré leur énergie et leur courage, ne parviennent pas à vaincre l'adversité. Balzac, dans La Comédie humaine, dépeint peu le monde du travail, et c'est ici une exception.
Mais surtout, il construit un étonnant personnage féminin avec Ginevra, personnage qui domine tous les autres.





illustration, 1846

Ginevra, gravure illustrant la nouvelle dans l'édition Furne.  François-Louis Français (1814-1897), bois gravé par Joseph Caque.



Le personnage de Ginevra

     Ginevra est un personnage féminin selon le coeur de Balzac : énergique, indépendante. Dès sa présentation, à l'âge de dix ans, le narrateur souligne qu' "elle avait une tournure italienne, de grands yeux noirs sous des sourcils bien arqués ; une noblesse native, une grâce vraie." Devenue adulte, elle est de toutes les jeunes filles de l'atelier "la plus belle, la plus grande et la mieux faite". Personnage fort, elle est aussi un être de passion "Ses longs cheveux, ses yeux et ses cils noirs exprimaient la passion." Et le narrateur conclut son portrait par cette synthèse : une "créature véritablement poétique."
La peinture n'est pas pour elle un "ornement", mais un vrai travail dans lequel elle s'absorbe. Bonapartiste par reconnaissance, mais aussi par choix, elle "aimait Napoléon avec idolâtrie" et, néanmoins, prête à toutes les démarches pour protéger Louis et lui permettre de se réinsérer dans la société. C'est un personnage mû par ses passions mais c'est aussi un personnage pragmatique qui sait évaluer une situation et empêche Luigi de partir avec ces mots : "Croyez-vous pouvoir relever ce géant quand lui-même n'a pas su rester debout ?".
Franche, honnête et déterminée, elle décide d'épouser l'homme qu'elle aime et tente de convaincre son père que les enfants n'ont pas à porter le poids des haines familiales et que celles-ci doivent s'éteindre pour qu'un avenir soit possible. Devant son échec, en digne fille de son temps, elle se sert de la loi qui lui permet de passer outre le refus paternel  (elle a 25 ans, âge où elle peut, selon la loi, se passer de l'autorisation paternelle pour se marier) et le jour de son anniversaire, elle fait enregistrer par un notaire le refus de son père et sa volonté de passer outre pour épouser Luigi Porta. Son père la chasse, et la scène du mariage est sans doute l'une des plus tristes que Balzac imagine.
L'amour profond qu'elle éprouve en fait aussi un personnage émouvant et dans l'adversité, elle fait front, sans plainte et sans regret.
Elle travaille pour subvenir aux besoins du ménage en faisant des copies de tableaux pour un marchand, puis des portraits, puis colorie des gravures lorsque le "marché" ne lui permet plus de gagner sa vie par son art. Mais à partir de 1819, la pauvreté se meut en misère et quand Luigi, désespéré, se vend comme remplaçant pour le service militaire, il est trop tard.
Si l'idée première de Balzac était de faire de Ginevra un exemple de "désobéissance" à ne pas suivre, les qualités dont il a doté son personnage ont travaillé à contresens de ce projet, car entre l'intransigeance du père qui se fonde en apparence sur l'honneur et le respect de la "vendetta", mais qui est surtout la marque d'un égoïsme profond (et inconscient) qui veut garder sa fille pour lui seul (ce que le motif de la chevelure inscrit du début à la fin du texte), et l'entêtement de la fille à vouloir être heureuse, sans porter le poids du passé, le lecteur choisit la fille sans barguigner.

 

Ginevra, Charles Huart

Ginevra, illustration de Charles Huart ((1874-1965) pour l'édition complète de La Comédie humaine publiée entre 1912 et 1940 par les éditions Conard
 


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