DE L'UTILITE DE LA CHINE. Une lecture de L'Interdiction, Balzac, 1836

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A propos de Balzac, ce site contient
: 1. Biographie de l'écrivain - 2.  Une présentation de La Comédie humaine - 3. Une présentation de La Muse du département4. Extraits de La Muse du département - 5. Une présentation de La Peau de Chagrin. - 6. Une présentation de La Maison du Chat-qui-pelote - 7. Une présentation du Bal de Sceaux - 8. Une présentation de La Vendetta - 9. Une présentation de La Bourse - 10. Une présentation du Curé de village - 11. Une présentation de La Fille aux yeux d'or - 12. Illusions perdues -




Ce texte a été écrit, en 1999, dans le cadre d'un Colloque organisé à Sao Paulo, pour célébrer le bi-centenaire de  la naissance de Balzac. Et publié, avec les autres contributions au Colloque dans Balzac, A Obra-mundo, éd. Estaçao Liberdade.


Je ne crois pas aux dénouements, dit Mme de La Baudraye, il faut en faire quelques-uns de beaux pour montrer que l'art est aussi fort que le hasard ; mais, mon cher, on ne relit une oeuvre que pour ses détails.

Un prince de la bohème, 1839 -1845



L'univers construit par Balzac dans La Comédie humaine1 propose à ses lecteurs un dense réseau de personnages se mouvant dans un cadre géographique qui est, lui-même, un réseau, assez semblable à celui des chemins de fer français : toutes les voies mènent à Paris. Privilégiant la France, cette géographie dessine une opposition Paris / Province2 dont notre imaginaire vit encore au XXe siècle. Pourtant, ce qui existe au-delà des frontières n'est pas absolument absent. Soit parce que Paris accueille divers étrangers (Polonais comme le comte Laginski et son alter ego, Taddhée Paz, ou Wenceslas Steinbock ; Allemand comme le musicien Schmucke; Portugais comme Ajuda-Pinto ou la duchesse de Grandlieu, etc.) sujets ou figurants de divers récits ; soit parce que les personnages partent à l'étranger. Deux raisons à ces départs : se cacher pour vivre heureux, généralement en Suisse, comme Mme de Beauséant et Gaston de Nueil ou la Princesse de Cadignan et d'Arthez, mais le cas est rare ; le plus souvent, aller faire fortune. Où part-on faire fortune ? En Asie.

L'Asie balzacienne

        L'Asie balzacienne est un vaste espace indifférencié où voisinent la Chine et l'Inde, la Malaisie et Java, mais aussi ce que nous nommons Moyen-Orient, voire l'Afrique du Nord et, ce qui est plus surprenant pour nous, les Amériques. Non que Balzac ait eu des méconnaissances géographiques si étonnantes, mais parce que les pays américains participent d'un fantasme oriental dont Pierre Citron a montré de longue date (1986, Dans Balzac) le fonctionnement. La Fille aux yeux d'or (1834-35) en fournit les plus riches éléments, sur le plan romanesque, mais Balzac en a lui-même souligné la dimension fantaisiste (et fantasmatique) en 1842, dans son compte-rendu du livre de Borget, La Chine et les Chinois3, d'une façon certes plus sérieuse, mais peu différente quant au fond, de sa pochade d'octobre 1832, "Voyage de Paris à Java", publiée sans La Revue de Paris. C'est ce fantasme qui contamine peu ou prou l'ensemble de la géographie mondiale.
     Il suffit pour s'en assurer de songer au personnage du Brésilien introduit dans La Cousine Bette (1847). S'il devient l'instrument de la vengeance, le deux ex machina de l'histoire, c'est moins pour avoir été présenté comme Othello (encore que le personnage du Maure, comme la jalousie et la vengeance qu'il incarne, soient bien des caractéristiques de l'Orient balzacien) que pour être une arme que sait activer Mme de Saint-Estève, la tante de Vautrin, justement surnommée Asie dans Splendeurs et misères des courtisanes (1845). Dans ce dernier roman, Esther lui extorque, par complice interposée, une perle noire contenant un étrange poison dont elle meurt. Ce poison, quoique fulgurant, lui, n'en a pas moins beaucoup de points communs avec la maladie à effet retardé qu'inocule le Brésilien à Valérie Marneffe. Dans les deux cas, il faut un intermédiaire, il y a mystère, violence et irréversibilité puisque la médecine occidentale est impuissante face à un inconnu qui défie sa  science ; dans les deux cas, c'est le sexe4 qui tue, indirectement ou directement.
Quant à la manière de vivre au Brésil de ce M. Henri Montès de Montéjanos, arrière-petit-fils d'un des conquérants du Brésil, elle répond aux critères de l'Orient balzacien : toute puissance et enfermement. Il est roi, il est czar : "J'ai acheté tous mes sujets, et personne ne sort de mon royaume" (Pléiade VII, p. 415).
Il n'est jusqu'aux Etats-Unis mêmes qui ne conservent quelque chose de l'Orient : la valeur très relative de l'homme, sans compensation onirique, il est vrai.
     Cet ailleurs,  à la fois bénéfique et maléfique, doit donc permettre aux personnages balzaciens de s'enrichir rapidement. Il arrive que cette espérance se réalise comme dans Modeste Mignon (1844), Eugénie Grandet (1833), La Femme de trente ans (1834), qu'elle soit proposée comme expectative comme dans Le Contrat de mariage (1835) et le lecteur ignorera toujours le destin de Paul de Mannerville, ou qu'elle échoue comme dans La Cousine Bette où les calculs du Baron Hulot, malgré leur logique, seront déjoués.
     Il arrive que les personnages en reviennent, riches ou non, mais radicalement changés, endurcis (de manière négative au sens où ils ont perdu toute sensibilité, ce qui, par ailleurs, n'est pas sans  avantage pour maîtriser les nouvelles règles du jeu social) comme Philippe Brideau dans La Rabouilleuse (1841-42) ou Charles Grandet.
     Quelquefois, le départ pour l'étranger a pour objectif de rédimer le personnage par la valeur militaire et l'Algérie s'y prête, en ces débuts de colonisation (Un début dans la vie ou Ursule Mirouët). L'Algérie, marge orientale et marge en voie de perversion, entre l'enfer de l'occident et le paradis de l'orient, joue le rôle d'un purgatoire, ce que confirment aussi bien le comportement de personnages comme celui d'Un début dans la vie, qui s'y rachète, que la nomination de Marneffe, présentée (et vécue par le personnage) comme une sanction, dans La Cousine Bette.
Mais si l'ailleurs possède, grosso modo, les mêmes caractéristiques et les mêmes fonctions, un pays se détache cependant et accède à une certaine individualité: la Chine.


1. La Comédie humaine : Toutes les références à l'oeuvre de Balzac renvoient à la l'édition de la Pléiade procurée par Pierre-Georges Castex.

2. Cf. Nicole Mozet, Balzac au pluriel, PUF, 1990, qui en propose une intéressante analyse.








3
. La Chine et les chinois : Compte rendu de lecture paru les 14, 15, 17 et 18 octobre dans La Législature. Borget avait été présenté à Balzac par Zulma Carreau. Il était venu se loger dans la même maison que Balzac en 1833, rue Cassini. Il part en Chine en 1836 et en revient en 1840.




4
. le sexe mortifère : fantasme qui est lui-même au coeur du « Voyage de Paris à Java »



Particularités de la Chine    

      Si l'on y va bien faire fortune, à la différence du reste du monde, sa présence est plus générale puisqu'elle se retrouve à divers niveaux, dans l'espace romanesque, tant à Paris qu'en province.
Les moyens qu'elle fournit aux gens pressés de s'enrichir tiennent en un mot : opium. C'est Charles Mignon, dans la lettre annonçant son retour, qui en explicite le programme. Ruiné, il part en Asie où il séjourne sept ans au bout desquels il revient nanti de sept millions5 :



J'ai fait le commerce de l'opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont les riches marchands chinois. J'allais de l'Asie mineure, où je me procurais l'opium à bas prix, à Canton où je livrais mes quantités aux compagnies qui en font le commerce. Ma dernière expédition a eu lieu dans les îles de la Malaisie, où j'ai pu échanger le produit de l'opium contre mon indigo, première qualité.


A ce régime, il n'a mis que deux ans à acquérir son propre bateau, "un joli brick de 7 cents tonneaux". Ajoutons que l'indigo a l'avantage sur toute autre marchandise de permettre de "n'y voir que du bleu". Le projet du personnage, en effet, consiste à abandonner le commerce, racheter les terres de ses ancêtres et reconstituer la noblesse dont il est issu en redevenant comte de la Bastie. Ce qui ne peut s'accomplir qu'en voilant discrètement l'origine des millions permettant cette réussite.
     D'autres romans feront écho à ce type d'entreprise avec moins d'indulgence pour un commerce guère plus honorable que la traite des hommes sur laquelle Charles Grandet6 assoiera sa fortune. Dans La Fausse maîtresse (1841), il est fait mention d'un philanthrope anglais que Paris ruine et tue, avec ce commentaire: "ce philanthrope faisait le commerce de l'opium". Quant à Nucingen, dans Splendeurs et misères des courtisanes, s'il renonce à s'y intéresser, ce n'est pas pour des raisons morales mais simplement parce qu'il s'agit d'une chasse gardée du gouvernement anglais.
     Si bien que la Chine, sous le rapport espace / fortune, explicite l'immoralité foncière d'une accumulation rapide du capital, ainsi que le réitèrent avec constance de multiples récits de La Comédie humaine. Mais à l'encontre d'autres pays, sa présence ne se borne pas à rendre possible de soudaines et colossales fortunes. Présence constante, quoique discrète, elle fournit images et références aux narrateurs des divers récits. Les portraits, en particulier, empruntent à sa peinture des éléments de description hyperboliques (le sourcil souvent, mais aussi le modelé du visage, mais encore la transparence de la peau, sans compter l'art des coiffures) de la beauté éthérée de jeunes filles ou de femmes, aussi bien que de la beauté délicate et ambiguë de certains jeunes hommes, témoin Lucien de Rubempré.
Eventuellement, mais rarement, la référence picturale servira à faire imaginer l'inquiétant, l'indescriptible monstrueux7.
    Aucun intérieur raffiné ne peut se dispenser de la présence d'objets d'art ou d'artisanat chinois. C'est ainsi que le salon de Madame Mignon "offre aux regards les merveilles d'une peinture imitant les laques de Chine. Sur des fonds noirs encadrés d'or, brillent les oiseaux multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques dessins des Chinois" (Modeste Mignon, Pléiade I, p. 476) . Ou que la jolie salle à manger du Dr Minoret "est décorée de peintures chinoises en façon de laque" (Ursule Mirouët, Pléiade I, p. 850). Ou encore, dans l'hôtel où Nucingen installe Esther, "l'étoffe des rideaux est une soierie achetée à Canton où la patience chinoise avait su peindre les oiseaux d'Asie avec une perfection dont le modèle n'existe que sur les vélins du Moyen-Age, ou dans le missel de Charles Quint, l'orgueil de la bibliothèque impériale de Vienne"8 (Splendeurs et misères des courtisanes, Pléiade VI, p. 618). Les babioles qui s'accumulent dans les salons réservent toujours une place à quelques "chinoiseries" pouvant, à l'occasion, être dépréciées lorsqu'elles encombrent les vitrines des marchands de curiosités ou qu'elles témoignent d'une mode passée comme dans le salon de la baronne d'Aldiger (La Maison Nucingen, 1838). La Chine vient donc apporter sa caution aux signes du luxe.
    Enfin, le terme "chinois" est de rigueur chaque fois qu'il est nécessaire de désigner un personnage perçu comme pervers et/ou incompréhensible, mais toujours dangereux (Christemo ou Peyrade déguisé en lord anglais, par exemple). Cette acception du terme est attestée dans la langue dès 1820; populaire et de connotation injurieuse, le mot trouve place aussi bien dans la bouche de de Marsay que dans celle des prostituées, mais aussi dans celle du juge Popinot évaluant le manque de finesse de Godeschal par ces mots : il "n'est pas très Chinois" (L'Interdiction, Pléiade I, p. 448).
    L'évocation de la Chine déborde ainsi l'imaginaire de l'ailleurs pour témoigner d'une mode qui perdure, avec des fluctuations, en cette première moitié du XIXe siècle, car si Mme de La Baudraye (La Muse du département, 1843), dans les années 1820, à Sancerre, s'intéresse au Moyen-Age, à la fin des années 1830, vivant à Paris, elle est passée aux "chinoiseries".

Chine et folie : L'Interdiction.

    Mais il existe un texte, L'Interdiction, dans lequel la Chine occupe une place plus importante et bien particulière. Si elle y relève à la fois de la question de l'origine des fortunes, du luxe, elle justifie aussi le cadre médical, "démence et imbécilité", en vertu duquel Mme d'Espard voudrait faire interdire son époux.
    Se contenter de voir là, dans la référence chinoise, un simple reflet de la mode, demeure insuffisant pour la raison qu'en tant que tel, il est inscrit dans le récit lorsque le juge remarque chez la marquise d'Espard les curiosités entassées sur la cheminée (p. 458), précieuses babioles dont il souligne ironiquement la présence: "Si le marquis d'Espard est fou de la Chine [...] j'aime à voir que les produits vous en plaisent également. Mais peut-être est-ce à M. le Marquis que vous devez les charmantes chinoiseries que voici." (p. 466)
    Comment alors rattacher Chine et folie ? Quel lien faut-il nouer entre origine des fortunes et folie ? Pourquoi et comment ce pays peut-il particulièrement témoigner de la folie du marquis ?

Histoire du texte

    Pour tenter de répondre à ces questions, il nous sera peut-être permis de faire un détour par les conditions de publication de l'oeuvre. Le texte a été écrit au début de l'année 1836 pour paraître en feuilleton dans la Chronique de Paris, journal dont Balzac était devenu propriétaire en janvier 1836. La même année, il est repris en volume dans la 2e livraison des Etudes philosophiques.
    Dans l'édition de La Comédie humaine (1844), il prend place dans le tome II des Scènes de la vie parisienne, mais dans le plan de 1845 modifié en 47, Balzac le destine aux Scènes de la vie privée, place qu'il occupe dans les éditions contemporaines après La Messe de l'athée (1836) et avant Le Contrat de mariage (1835).
    Ces localisations successives dans l'oeuvre, qui ne sont pas rares chez Balzac, peuvent suggérer quelques indications de lecture. D'avoir été classée dans les Etudes philosophiques, la nouvelle conserve en filigrane l'idée qu'elle appartient à un ensemble où les causes de tous les effets se trouvent mis au jour, où les ravages de la pensée sont peints, sentiment à sentiment, qu'elle se situe, donc ainsi, dans une perspective plus généralisante que l'étude de moeurs. Par ailleurs, le modèle de La Peau de chagrin9 invite à chercher le mythe que recèle le récit.
     Dans une lettre à Eva Hanska du 26 octobre 1834, Balzac écrivait : "Dans les E[tudes] philosophiques, je dirai pourquoi les sentiments, sur quoi la vie; quelle est la partie, quelles sont les conditions au-delà desquelles ni la société, ni l'homme n'existent." et l'écrivain ajoute, qu'à ce niveau-là, il s'agit de juger la société. Scène de la vie parisienne, le texte l'est sans aucun doute, à plus d'un titre, à la fois parce que les procès en interdiction étaient nombreux à l'époque, parce qu'il autorise un point de vue sur le fonctionnement de la justice à travers le personnage de Popinot, aussi parce qu'il fait partie des rares textes où la misère soit montrée, sans négliger le fait que les personnages impliqués appartiennent à la haute société parisienne, par leur nom et leur fortune. Mais l'auteur décide finalement de le ranger parmi les oeuvres, disait-il, relatives aux débuts dans la vie, "l'enfance, l'adolescence et leurs fautes", ce qui ne correspond guère à l'âge des personnages. Le marquis, en effet, a 50 ans, le juge est plus âgé encore, ni Bianchon, ni Rastignac n'en sont à leurs débuts, la scène se déroule en 1828, la marquise règne sur Paris depuis 7 ans et leurs enfants n'ont qu'un rôle de figurants. Mais si nous choisissons le terme "origine" pour définir ces scènes, il devient possible de comprendre mieux où nous conduit L'Interdiction et pourquoi la monomanie du marquis ne pouvait être que chinoise.
    En choisissant de situer ce texte entre La Messe de l'athée et Le Contrat de mariage, Balzac lui a donné par ailleurs d'autres résonances. Le premier récit a pour narrateur Bianchon et pour thème apparent la reconnaissance. Un pauvre porteur d'eau auvergnat aide le grand Desplein à faire ses études si bien que la réussite de ce dernier et sa fortune sont dues au sacrifice d'un pauvre, d'un  "misérable" dirait Hugo, mais auquel, en compensation, Desplein voue un respect filial qui conduit cet athée à assister tous les ans à une messe. Le Contrat de mariage, quant à lui, voit une femme dépouiller entièrement son mari de sa fortune et s'en débarasser en l'envoyant aux Indes.  De l'assise d'une réussite sociale sur le sacrifice, certes volontaire, d'un pauvre au vol légal d'une fortune par une femme vindicative, la trajectoire dans laquelle se trouve incluse L'Interdiction pourrait inviter à s'interroger sur la valeur du terme "interdiction" choisi comme titre, par-delà son sens juridique. Qu'est-ce qui est interdit ? Quoi, plutôt que qui.
    Dans tous les cas, ces glissements d'un ensemble à un autre, comme  l'inversion de la chronologie de rédaction invitent à multiplier les lectures et à considérer le déplacement comme facteur de sens.









5.
Modeste Mignon : Si le roman est tardif, 1844, il est inséré dans les Scènes de la vie privée (édition Furne) dont il est le 5e texte. Pléiade, I, pp. 556-57.
La réitération du chiffre 7 signe aussi le caractère fantasmatique de ces projets.









6.
Charles Grandet / Charles Mignon : On notera l'identité de prénom entre les deux personnages qui n'est certainement pas fortuite étant donné le souci onomastique de Balzac pour ses personnages.





7
. Il est d'ailleurs amusant de constater que ceci contredit ce que Balzac racontera dans ses articles de La Législature, déjà cités, où son premier intérêt pour la Chine s'adressait au grotesque, au monstrueux, justement.

8. peinture/livre : Cette comparaison a un intérêt tout particulier en ce qu'elle associe art chinois et enluminure, et donc Chine et livre. Ce savoir des Chinois en matière d'imprimerie est rapporté en détail au début d'Illusions perdues. On comprend qu'un pays pour lequel l'écrit est sacré ait toujours fasciné les écrivains. Balzac n'est pas le premier et ne sera pas non plus le dernier. Par ailleurs, ces mêmes rideaux se retrouveront chez Mme Rabourdin, dans Les Employés, où ils témoigneront à la fois de son origine et de sa culture.




























9
. "Avant-propos de La  Comédie humaine", Pléiade I, p. 19. Balzac y insiste sur le rôle de La Peau de chagrin, comme médiation entre les Etudes de moeurs et les Etudes philosophiques, par le biais du mythe.



Le poids du passé

    Scène de la vie privée donc, L'Interdiction se situe bien dans une problématique de l'origine. D'abord en raison de son thème : l'origine d'une fortune (celle de la maison d'Espard), ensuite et surtout, en raison de sa structure. Cette nouvelle, courte (72 pages dans l'édition de référence), souligne par sa briéveté même, l'importance accordée au passé. Plus d'un quart du texte est consacré à le rappeler à travers descriptions et narrations sans compter que tous les dialogues (et ils occupent la moitié du texte), ayant pour but d'établir la vérité, sont des interrogatoires destinés à le faire surgir. Le récit, de plus, est construit en sept "sections" (ou séquences) chronologiques. Le temps de l'histoire, s'il n'est pas absoluement rigoureux —la temporalité devient floue entre la 5e et la 6e section — est malgré tout souligné par le narrateur qui fait tenir l'événement en une semaine, d'un vendredi à un vendredi. Ne serait-ce pas là signifier au lecteur qu'il pourrait y lire une mise en place du monde ? Un chaos dont il faut faire un ordre ou un ordre qui dévoile son chaos originel ? N'y retrouverait-on pas la question des conditions d'existence du social ? D'un autre côté, cette apparente rigueur du cadre se dissout lorsqu'il s'agit d'aborder le passé et l'histoire des personnages. L'événement a lieu en 1828. Mais les références faites au passé et à l'âge des protagonistes sont fluctuantes. La marquise a 33 ans sur les registres de l'Etat civil (p. 451) mais elle a 22 ans en 1816, lorsque son mari la quitte et elle en aurait eu 16 au moment de son mariage en 1812. Détail, certes. Mais ce même détail affecte le marquis qui a 26 ans au moment de son mariage et 50 ans au moment du récit.
    Une date, cependant, fait pivot, celle de 1816. C'est en 1816 que le juge Popinot découvre de visu la réalité de la misère. C'est en 1816 que le marquis prend la décision de restituer la fortune "volée" par ses ancêtres et se sépare de sa femme. 1816 marquant pour le juge et pour le marquis la découverte du "réel" et leur similaire insoumission à son égard, le juge par sa charité active, le marquis par son intransigeance face à la souillure.
      L'Histoire, pour n'être pas directement présente, n'en affecte pas moins les personnages. 1816 est, par ailleurs, l'année où, quittée par son mari, la marquise se retire du monde pour surgir, à nouveau, dans le ciel parisien de 1820 et conquérir en un an sa royauté de "femme à la mode" dont elle joue savamment en fonction de ses ambitions politiques.
    Dates et chiffres travaillent, en apparence, du côté de l'illusion référentielle, mais leur manque de rigueur dit aussi à quel point ceci est secondaire dans l'économie du récit et sans doute ne faut-il y voir que le pur signe de la chronologie: le présent est issu d'un passé irréversible. Banalité ? Voire...

Les personnages

    Qu'en est-il donc de ce récit ? Il met aux prises trois protagonistes essentiels : la marquise d'Espard, le marquis et le juge Popinot. Deux personnages secondaires y jouent cependant un rôle non négligeable : Rastignac et Bianchon. Le premier sert d' "embrayeur" à la fable parce que son ambition trouverait son compte dans une association avec la marquise dont il reconnaît la force politique. Le second joue le rôle d'intermédiaire en mettant en relation la marquise et le juge dont il est le neveu. Mais il est aussi celui qui propagera l'histoire, devenant l'instrument de son dénouement, grâce au récit transmis, plus tard, dans Splendeurs et misères des courtisanes. Bianchon, en effet, racontera l'anecdote à Lucien qui la rapportera à M. de Sérizy, grâce auquel les manoeuvres de la marquise échoueront. Ce rôle de Lucien sera évoqué trois fois et il y aurait peut-être lieu de s'arrêter sur cette "mise en abyme" dans un roman où il est aussi question d'une tentative de fortune, immorale, puisqu'elle est le résultat de la volonté d'un bagnard par l'exploitation de la prostitution et où la marquise est la pire des ennemis de Lucien.
    Ainsi cette nouvelle se conclut-elle deux fois, de manière contradictoire. Dans L'Interdiction, tous les indices plaident en faveur de la réussite de la marquise, et pas seulement parce que Popinot est dessaisi de l'affaire et remplacé par l'ambitieux Camusot, mais aussi parce que le narrateur souligne l'importance des petits événements sur les grands : le juge, malade, remet au lendemain la visite au marquis car il est incapable de soupçonner la gravité d'un délai, situation comparée à celle de la Journée des Dupes10 (p. 470), enfin parce que, comme nous le verrons, toute la logique du récit conduit à ce résultat. Ce que confirme d'ailleurs un texte de la même année, La Vieille fille, où le rhume du juge, entre autres exemples, sert de référence pour justifier comment des incidents, en apparence anodins, peuvent aboutir à des résultats catastrophiques. De même que Le Contrat de mariage11 vient dire ailleurs la victoire féminine.
    Mais dans Splendeurs..., le résultat sera inverse grâce à une coalition d'hommes mal aimés (Sérizy, Bauvan — héros d'Honorine — et Grandville) . Cette double conclusion a l'avantage de tout sauver. D'une part, le "réalisme" qui met la justice au service du pouvoir (le marquis sera interdit, c'est-à-dire enfermé dans un asile d'aliénés). D'autre part, la dimension symbolique qui ne concerne pas seulement l'origine des fortunes, mais encore l'imaginaire social (et qui prêche en faveur de l'interdiction, elle-même symbolique) et enfin la "morale balzacienne" qui, comme l'a bien démontré Lucienne Frappier-Mazur12, ne peut laisser atteindre le père, dans un univers où la filiation reste patrilinéaire (le marquis ne sera pas interdit).
    Cette double conclusion fait, par ailleurs, de L'Interdiction un de ces textes fascinants dans lesquels la volonté de l'écrivain est déjouée par la logique de l'écriture.

La monomanie chinoise du marquis

    La nouvelle relate donc l'enquête menée par le juge Popinot dans le cadre de la demande d'interdiction présentée par l'avoué de la marquise, Desroches. La lecture que fait Popinot de cette requête en présence de Bianchon, avec commentaires à l'appui, intervient après que le narrateur a décrit l'extrême misère avec laquelle le juge se rencontre chaque matin. Les faits allégués par la marquise sont d'abord la dissipation de la fortune du marquis au profit d'une dame Jeanrenaud et de son fils (gens de peu qui vivaient dans la misère en 1814) après avoir quitté sa femme en emmenant ses enfants, pour s'installer rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, au début de 1816. C'est la raison de la demande d'interdiction.
     Cette dissipation ne trouvant aucune explication raisonnable (y compris dans celle que la morale réprouve), il faut qu'il y ait folie, laquelle sera prouvée par la monomanie chinoise. Cette monomanie chinoise, remarquons-le, ne serait notable qu'après 1818, quoique le marquis précise, dans son dialogue avec le juge, qu'il savait déjà le chinois en 1811.
    Enfin, la mise en évidence de cette folie est attestée par le fait que le marquis déroge en devenant commerçant (imprimeur) afin d'éditer une Histoire pittoresque de la Chine, pour laquelle il se serait endetté. Le titre choisi n'est pas sans rappeler un titre auquel avait songé Balzac lui-même, à peu près à l'époque où il situe le récit, en pensant écrire une Histoire de France pittoresque13.
    Cette conclusion tire de Bianchon cette exclamation : "Cet homme est un fou." Mais, comme le juge lui même qui rétorque: "Tu crois cela, toi...", le lecteur ne saurait se contenter de cette réponse. Bianchon sait lire les signes, il l'a longuement prouvé au début de la nouvelle, mais ceux du corps. Or, ici, il s'agit de signes écrits et écrits sur un palimpseste car sous les signes de l'avoué, il y a ceux de la marquise et sous ceux de la marquise ceux du marquis lui-même, et sous ces signes-là ceux de l'histoire et de la société. Comme la maison du juge ou celle du marquis portent les traces successives des temps qui les ont façonnées.




























10
. La comparaison avec cette journée du 11 novembre 1630, où les adversaires de Richelieu se découvrirent "dupés" puisqu'au lieu  de le renvoyer le roi le confirmait dans son pouvoir, est loin d'être innocente en ce qu'elle situe la problématique de cette anecdote toute privée, en apparence, dans un contexte qui est celui de la politique et du pouvoir.

11. Le déplacement des textes qui inscrit un texte antérieur, celui du Contrat..., après La Messe... et L'Interdiction nous semble souligner cette conclusion. Il serait d'ailleurs possible d'y ajouter Le Colonel Chabert, écrit en 1832 mais révisé en 1835, mettant en scène une identique victoire féminine et rangé, lui aussi, avant L'Interdiction, dans Les Scènes de la vie privée. Si bien que notre texte se trouve encadré par deux récits dans lesquels des femmes se défont de maris encombrants de manière injuste aux yeux de la morale mais en usant pour ce faire de la légalité. Manière peut-être de souligner la logique du système que contredit le dénouement particulier de L'Interdiction.

12. In  Littérature, n° 29, février 1978, pp. 53-62, « Fortune et filiation dans quatre nouvelles de Balzac ».




13
. Ce qui n'est pas le seul point commun entre l'auteur et le personnage. Le marquis est cru imprimeur en 1828, comme Balzac l'était alors, à cette différence près -compensatrice ? - que l'entreprise du marquis est une réussite financière alors que celle de Balzac a été l'échec que nous savons.
    Notons par ailleurs que ce projet sur lequel revient Balzac dans son introduction à Sur Catherine de Médicis est une méditation sur le pouvoir qui lui fait conclure à la grandeur du personnage et à sa justesse politique, Saint-Barthélémy comprise.


    Affirmer la monomanie chinoise ne suffit pas, il faut la prouver. Ainsi, après avoir déclaré que "tous les actes de sa vie [...] sont empreints de folie" (p. 447), la requête fournit-elle des exemples.
    Le marquis rapporte les événements contemporains à la Chine, il censure (malgré son amour personnel pour le roi) le gouvernement par comparaison avec celui de la Chine.
    Il enseigne l'histoire chinoise à ses enfants, en particulier "les faits [...] qui contredisent les doctrines de la religion catholique" et leur fait apprendre les dialectes chinois. Il nomme "mandarins" les juges et "lettrés" les professeurs (qui ne l'étant pas, s'en offensent ; l'ironie n'est jamais loin chez Balzac !). Bref, il s'imagine "être en Chine".
     La fausseté de ces accusations sera démontrée doublement. D'abord, par un narrateur qui, dans la présentation du cadre et de l'entourage du marquis, démontera les rouages de la rumeur, ensuite par le marquis lui-même explicitant, pour le juge, son intérêt pour la Chine.
Tout d'abord, il s'agit d'une bonne action : il aide son ami Nouvion14, revenu ruiné de l'immigration. Ensuite, cet intérêt découle de son éducation même : il a eu pour précepteur l'abbé Grosier15 et savait le chinois à 25 ans.
Enfin, il loue ce pays, en une seule phrase, cumulative, qui en souligne la grandeur : sa capacité à absorber ses conquérants16, les Annales, c'est-à-dire l'existence d'une histoire écrite extrêmement longue, l'immuabilité des institutions garantissant la conservation du territoire, les monuments gigantesques, l'administration parfaite, l'impossibilité des révolutions, le refus du beau idéal (en tant que limite au déploiement de l'art17), le luxe et l'industrie supérieurs à tout ce que peut faire l'occident.
Cette accumulation fonctionne comme une démonstration dont les trois premiers éléments sont la base redondante, leur sème commun étant la stabilité. Stabilité qui est cause des effets lui succédant dans l'ordre de la phrase, dont le sème commun pourrait, cette fois, se dire grandeur. A commencer par les monuments. Dans bien d'autres oeuvres, d'autres personnages, voire des narrateurs, réclameront de l'absence de grandeur architecturale dans la France de la Restauration, comme de celle de la Monarchie de Juillet. Enfin, la conclusion sur la suprématie du luxe et de l'industrie est indiscutable puisque tous les salons parisiens en témoignent, y compris celui de la marquise.
    Le marquis semble donc proposer un modèle à la réflexion politique, ce que ses principes d'éducation à l'égard de ses fils confirmeraient : solide instruction (mathématiques plutôt que philosophie), connaissance des langues étrangères, connaissance directe du monde par les voyages, de manière à ce qu'ils tiennent leur rang (celui de l'utilité et non de la parade) dans les affaires de l'Etat. On pourrait aussi lire cet intérêt pour la Chine comme l'effet d'une réflexion politique à long terme sur l'évolution des données planétaires. Et l'histoire donnerait raison au marquis puisque dans les années 1840, la France tentera de se "placer" en Chine à la suite de la guerre de l'opium et des bénéfices commerciaux obtenus par les Anglais.
    Toutefois, il n'en est rien, et ce qui semble ouverture sur l'avenir n'est en fait que clôture sur le passé.
    En effet, le panégyrique du marquis, comme le prouve le recours à l'abbé Grosier, ne relève pas d'une évaluation personnelle contemporaine (depuis quelques années déjà, 1816 exactement, avec l'Ambassade Amherst et le refus anglais de se soumettre aux coutumes chinoises, se prépare la dissolution de l'Empire chinois sous les coups du colonialisme). Il est imprégné des idées propagées d'abord par les jésuites, ensuite par un certain nombre de philosophes sinophiles du XVIIIe siècle et qui ont fini par devenir des idées reçues. Par ailleurs, cette éducation donnée à ses fils n'aura aucune conséquence dans La Comédie humaine, où ces jeunes gens si doués et si bien élevés ne réapparaîtront qu'une fois pour jouer les utilités en faisant fuir la marquise du salon des Grandlieu (elle n'aime pas être avec ses enfants, trop révélateurs de son âge).

Sinophilie et mélancolie

    Le modèle politique étant inopérant, la Chine ne prouve ni la folie, ni la raison du marquis. Il faut donc déplacer la question et aller lire entre les lignes, au sens propre, puisqu'entre deux évocations de la Chine, il est fait mention de la mélancolie noire qui affecte le marquis chaque fois que le nom de la dame Jeanrenaud est prononcé ou que l'on parle du règne de Louis XIV. Quel lien peut-il unir ces quatre données : la mélancolie noire, la dame Jeanrenaud, le siècle de Louis XIV et l'idée de se croire en Chine ? Il nous semble qu'il faille le chercher dans les faits contraires à la religion évoqués tout d'abord. Le contenu de ces faits renvoie, à l'évidence parce que le texte le dit, à la chronologie dont Voltaire18 s'est abondamment servi pour lutter contre "l'infâme" en démontrant l'absurdité des calculs dérivés de la Bible et c'est bien ce que dit aussi le marquis en affirmant que les Annales remontent incontestablement à une époque beaucoup plus reculée que ne le sont les temps mythologiques ou bibliques (p. 487). Eclairage qui nous éloigne quelque peu de Louis XIV mais qui a l'avantage de faire du marquis un homme appartenant par son éducation à l'Ancien régime, malgré les dates. La cinquantaine que le récit lui impose en se contredisant lui-même va dans le même sens.
    Mais il est un autre contenu à ces faits, directement lié, lui, au grand siècle, celui de la Querelle des rites19 qui agite tout le XVIIe siècle et une grande partie du XVIIIe puisque la bulle papale qui tranchera définitivement la question ne date que de 1742. Leurs adversaires, mais aussi certains d'entre eux, reprochaient aux missionnaires jésuites un "enchinoisement" qu'ils estimaient suspect. Parmi ces reproches, la question du culte des ancêtres (mais aussi celui de Confucius, "patron" des Lettrés) allait faire couler beaucoup d'encre. Les Jésuites de Chine défendaient le principe d'un rituel purement civil, d'une coutume similaire, dans l'esprit, au culte des morts français (visite de cimetière, piété, chagrin) qui leur permettait, sans choquer leurs hôtes, d'opérer des rapprochements  propices au christianisme.  Leurs adversaires considéraient qu'il s'agissait de superstition et que ces morts étaient honorés comme des dieux.
    Comme on le sait, en 1715, une première bulle papale, Ex illa die, enjoignait aux religieux de renoncer à toute pratique superstitieuse (mais sans définir les dites pratiques, ce qui laissait toute latitude à l'interprétation). Celle de 1742, Ex quo singulari, ne fera pas de détail et décrètera toutes les pratiques chinoises: "superstition". Mais la Sorbonne avait déjà, pour sa part, comdamné le culte des ancêtres dès 1702. La sinophilie du marquis pourrait donc se lire comme un enchinoisement (n'oublions pas que l'Abbé Grosier avait été jésuite) dont l'élément essentiel, bien que non dit, serait le culte des ancêtres. Et de fait, c'est bien à ce culte que semblent se rapporter son comportement et l'éducation donnée à ses enfants, comme en témoigne ce qu'en souligne le narrateur, dans leur présentation: grâce, certes, mais aussi dédain, dignité, fierté, noli me tangere, toutes expressions qui viennent appuyer la digression du narrateur sur la croyance en l'appartenance "à une race privilégiée" que confirme leur arrivée, pendant la conversation de leur père et du juge, et la froideur de leur salut à ce dernier (p. 488).
    Car que fait le marquis, sinon pratiquer le culte des ancêtres, en "rachetant" (au sens moral mais aussi financier) les fautes commises par l'indélicatesse de la maison d'Espard ? Le marquis, en cela, est bien Chinois, qui voit dans la lignée, dans le nom (inscrit sur les tablettes de l'autel en Chine, inscrit dans le blason en France) l'essentiel de ce dont il hérite, et l'essentiel de ce qu'il va transmettre à ses fils : "Je n'ai pas voulu que mes enfants pussent penser de moi ce que j'ai pensé de mon père et de mes aïeux ; j'ai voulu leur léguer leur héritage et des écussons sans souillure, je n'ai pas voulu que la noblesse fût un mensonge en ma personne" (p. 484). Plus Chinois encore par le fait qu'il se conduit conformément à la rétroactivité de l'anoblissement sur laquelle insistera Balzac, dans ses articles de 1842. La bonne conduite des fils rejaillit, en effet, sur les ascendants.
    Il nous semble d'autant plus justifié d'interpréter ainsi le comportement du marquis que la souillure qu'il a découverte à son nom est elle-même le résultat d'une autre querelle des rites, celle qui a opposé Catholiques et Protestants, dont ses ancêtres ont profité, étant du côté des plus forts. La question chinoise se trouve ainsi rattachée aux guerres de religion et à la révocation de l'Edit de Nantes.
    Comme la querelle des Rites s'est terminée au détriment des jésuites et de leur défense du culte des ancêtres, par une décision "politique", sinon morale, les Protestants ont été chassés et lésés par une décision politique, tout aussi peu morale. Mais peut-on vraiment poser ainsi la question ? Ne faut-il pas plutôt constater le nouvel état de faits qui en a résulté et que le temps a entériné ? Est-ce à dire que le référence chinoise porte ici condamnation du marquis ? Il nous semble que oui. Pour justifier cette affirmation, il nous faut revenir sur la structuration du texte.

La structuration du texte

     Le récit fonctionne, en effet, sur une double série de parallélismes, d'une part entre le juge et le marquis, tous deux hommes d'un autre temps ; d'autre part, entre la marquise et son époux. Ce dernier est souligné directement par le narrateur qui écrit "M. d'Espard était gentilhomme, comme sa femme était une grande dame : deux types magnifiques... "(p. 475) et mis en scène, dans le récit, par un ensemble d'identités et d'oppositions découlant de cette formule. Deux types magnifiques, certes, mais "deux", relevant de deux ordres différents, commensurables, mais non identiques. Le mot "gentilhomme", utilisé comme attribut sans déterminant, souligne qu'il s'agit de l'essence même du marquis, alors que le déterminant indéfini qui précède "grande dame" démocratise, en quelque sorte, la qualification, sous-entendant le travail de construction et de volonté permettant l'accès à l'ensemble des grandes dames. Ce que déploie le reste du texte. La même couleur est choisie pour les deux habitations : le brun-rouge. L'opposition tenant à la clôture nocturne du premier et à l'ouverture matinale sur le jardin du second. Les mêmes termes sont employés pour qualifier les deux décors: "propreté exquise", mais avec cette nuance particulière au marquis : la suavité. Dans le salon de la marquise, comme dans la maison du marquis, la Chine occupe une certaine place. Mais dans le cas de la marquise, elle relève d'une décoration socialement acceptable, elle témoigne de la circulation de l'argent et des dépenses, lesquelles dépenses présentes (dettes) s'expliquent, selon la marquise par l'avenir (des enfants, dit-elle ; le sien, comprend le lecteur qui connaît ses ambitions). Elle participe donc à la fois d'un certain exhibitionnisme (l'hôtel est fait pour être vu) et d'un égoïsme profond, qui peut se revéler pourtant socialement utile.
    En revanche, chez le marquis,  la Chine ne participe d'aucune ostentation. Elle est le fruit d'un savoir socialement inacceptable parce qu'il semble reposer sur un excès, participer de l'incompréhensible (folie)20 et sur ce plan-là, lorsqu'Anne-Marie Baron émet l'hypothèse que le marquis parle un langage que nul ne peut comprendre, hormis le juge, ajouterions-nous, elle a parfaitement raison21. La circulation monétaire est déviée. Les dépenses sont celles de la famille Jeanrenaud, alors que le marquis vit comme un homme ruiné. De plus, elles sont liées au passé (celui de la dette, celui de Nouvion) plutôt qu'au présent, même si le marquis, lui aussi, leur donne une justification future (mais exprimée par un passé "j'ai voulu", alors que les passés de la marquise aboutissent à un futur : "ils trouveront").Enfin, le monde du marquis est un monde du secret (l'appartement où personne n'entre). Si bien que des deux personnages, entre lesquels court souterrainement l'opposition rousseauiste social / naturel, si le narrateur, comme le juge, font pencher, sentimentalement, le lecteur pour le marquis, le texte, lui, dans sa logique, impose le bon sens de la marquise.
    Le marquis, en effet, et le juge l'affirme, lucide malgré sa sympathie pour lui, met en péril la société elle-même par son intransigeance. "Sublime", certes, est son comportement, mais dangereux pour la stabilité même ("il se trouverait peu de propriétes légitimes", p. 490) et pour tout dire inutile. Sa conception de la noblesse n'a plus cours, ne peut plus avoir cours. Et c'est bien la sanction de l'oeuvre. Nous avons signalé que ces enfants si soigneusement éduqués n'auront pas de place dans un monde où les hommes politiques se nomment Rastignac et de Marsay. Le marquis lui-même n'existe qu'à travers cette histoire, il est vrai qu'elle est rapportée dans six romans à titre d'exemple, de référence, voire de menace (dans Le Cousin Pons) mais la marquise, elle, est présente, le plus souvent de manière active, dans vingt et un textes.
     L'Interdiction et la Chine permettent donc de dire l'origine immorale des fortunes, d'en porter condamnation tout en affirmant l'inutilité, voire le danger, de la réparation qui ne peut relever que de la  "sainteté", comme le serrement de mains final le prouve,  "comme si deux lumières pures se fussent confondues", écrit le narrateur, p. 491 : le passé est le passé et les ancêtres doivent retourner à leur domaine, la superstition. C'est, malheureusement (et heureusement), Madame d'Espard qui a raison : "Elle eût approuvé sans scrupule la conduite de mon grand-père, et se serait moquée des Huguenots", dit le marquis. Et certes, la marquise est fort mal jugée, dans la plupart des oeuvres où elle apparaît, elle n'en reste pas moins un personnage fort et puissant, semblable à son amie Diane de Maufrigneuse qui, elle aussi, a fait une analyse exacte de son époque et explique vertement aux d'Esgrignon : "Vous êtes fous ici ? Mes chers enfants il n'y a  plus de noblesse, il n'y a plus que de l'aristocratie." (Le Cabinet des antiques, Pléiade IV, p. 1092)22 Et pour Diane, justement, ce qui définit cette aristocratie est sa capacité à "laver", dirait-on aujourd'hui, un argent "sale" (parce que résultant d'une accumulation rapide de capital, généralement lié à la spéculation financière), car, ajoute-t-elle: "Epousez qui vous voudrez [sous-entendu une fortune], Victurnien, vous anoblirez votre femme, voilà le plus solide des privilèges qui reste à la noblesse française."
C'est aussi ce que reconnaît le jeune de Portuendère en sortant de prison après que le docteur Minoret lui a demandé s'il avait dépouillé la peau de la vieille noblesse qui n'est plus de mise aujourd'hui... la réponse fuse : "il n'y a plus de noblesse aujourd'hui, il n'y a plus qu'une aristocratie." (Ursule Mirouët, Pléiade III, p. 877)
    Ces deux personnages disent une vérité, la suite le prouve puisque l'un et l'autre auront droit à d'heureuses amours (cas assez rare dans l'oeuvre) et que Diane sera aimée et aimera d'Arthez, modèle même du grand homme dans La Comédie...
      Qu'il y ait lieu de regretter cet état de fait sur le plan humain (de l'individu), c'est ce que dit L'Interdiction, mais qu'il faille l'accepter sur le plan social comme une donnée, c'est aussi ce que dit le texte : il est interdit de regarder en arrière. Tout au plus peut-on faire ce que fait le juge : panser les plaies les plus criardes au jour le jour, savoir que toute richesse repose sur un substrat d'iniquités mais dont le remède serait pire que le mal car dans tous les pauvres repose en germe une semence de révolution, ce que voit Bianchon dans le cabinet du juge : "Réunion horrible, dont l'aspect inspirait le dégoût, mais qui bientôt causait une sorte de terreur au moment où l'on s'apercevait que, purement fortuite, la résignation de ces âmes, aux prises avec tous les besoins de la vie, était une spéculation fondée sur la bienfaisance." (p. 438)
    Le mythe qui informe L'Interdiction est peut-être bien celui de Sodome et Gomorrhe : regarder en arrière transforme en statue de sel et empêche d'avancer. D'ailleurs, le mari défunt de la dame Jeanrenaud n'était-il pas conducteur de bateaux de sel... Mais l'insistance sur la date de 1816 le disait aussi, plus implicitement: les restaurations n'ont pas de sens. L'histoire ne se fait qu'au futur si elle ne se rédige qu'au passé. La Chine en est elle-même témoin dont la stabilité, le refus des changements, la mettent en situation d'infériorité, et d'abord militaire, face à l'Occident. Les récits de l'Ambassade Mac Carthney (1793) et de l'Ambassade  Amherst (1816), comme les premières escarmouches de la guerre de l'opium (1834) le disaient assez. Même si Balzac se refusait, consciemment, à l'admettre, puisque dans les articles de 1842, il rapporte en même temps la réalité : les mandarins chinois  "trompent"  l'Empereur sur les rapports de force entre Chine et étranger, et son propre désir de voir la Chine vaincre l'Angleterre.
    Ainsi, ce bref récit à la gloire de la justice, mieux que la justice, l'équité, écrit-il la profonde injustice dont vivent les sociétés.  Toute fortune repose sur une exaction, non pas épisodique (celle d'une famille, d'une époque, qu'il s'agisse de Louis XIV, ou de la révolution française ou de l'Empire) mais constitutive et sans remède. Pour une Mme Jeanrenaud tirée de la misère, combien d'autres y plongent-ils chaque jour pour que, globalement, prospèrent les Etats ? Cette vision sociale peut être cynique lorsqu'elle est prise en charge par un Vautrin, mais elle est à peine moins brutale dans le cas de Mme d'Espard, et des personnages, comme Mme de Bauséant ou la  "tendre" Henriette Mortsauf, ne donnent pas une leçon différente aux jeunes gens qui les sollicitent. Elle peut être douloureuse quand elle est celle d'un juge Popinot, même s'il refuse de penser une autre solution que celle de la charité chrétienne, dans tous les cas, elle se lit dans l'ensemble de l'oeuvre, en même temps que celle-ci fournit la seule réparation possible : celle de la littérature (Madame Firmiani, par exemple, qui est aussi une histoire de restitution, mais heureuse) ce qu'entérine Mme Jeanrenaud en disant au juge: "Vous parlez comme un livre."

Pères et fils : gérer les héritages

    Cette question de l'immoralité foncière des fortunes particulières se rattache aussi, grâce à la Chine, à celle, plus intime mais tout aussi sociale, du rapport des fils aux pères. L'introduction de la Chine dans ce récit pourrait fonctionner comme la mise en place d'un inconscient en ce qu'elle autorise la coexistence des contradictions, affirmant à la fois la nécessité de la piété filiale et son impossiblité, sur le plan de l'individu, et l'amoralité foncière de la vie sociale, pur rapport de forces, sur le plan collectif. Après ce texte, le rêve heureux d'une justice finale ne sera plus permis. Si dans Madame Firmiani (1832) le héros pouvait se décharger de sa culpabilité en restituant la fortune volée par son père, après L'Interdiction, il n'en sera plus question. Il restera les fortunes acquises sur la souffrance et le sang... des autres.  Le prix du changement est donc élevé et porteur de culpabilité, mais cette culpabilité si elle doit être dévoilée, doit aussi être "oubliée". Il est donc tout aussi interdit de ne pas la connaître que de la connaître,  et les personnages  (aussi bien que le lecteur) doivent vivre dans cette aporie : les fils doivent et ne peuvent se tenir pour responsables des actes de leurs pères. J'ignore si Freud a été un lecteur de Balzac, mais s'il l'a été, il a dû apprécier23.
    La Chine est bien liée, outre cette question de l'origine des fortunes, a une problématique de la filiation que reprendra le début des articles de 1842 dans lesquels Balzac commencera par expliciter le lien qui unit la Chine, lui-même et son père. La Chine ayant été un domaine conflictuel entre fils et père : "Je mettais toujours en fureur cette personne à laquelle je devais, d'après les lois chinoises, un si grand respect qu'elle est presque sacrée, quasi divine, en lui soutenant..." La question est bien celle de l'interprétation de l'héritage : le jeune Balzac, par esprit de contradiction, soutenant que les magots étaient des représentations réalistes des Chinois eux-mêmes. Autrement dit, la Chine était pour lui le domaine du grotesque et du plaisant, du jeu, alors que son père (comme le marquis) , [qui] adorait ce peuple étrange, ne voulait retenir que la grandeur d'un pays dont les institutions avaient tant fasciné les philosophes du XVIIIe siècle que certaines ont été prises pour modèle, par exemple les concours pour le recrutement des serviteurs de l'Etat.
    Peut-être pourrait-on conclure en affirmant que la piété filiale ne cesse d'informer la vision chinoise de l'auteur, mais que le récit, lui, sait très bien ce qu'il fait en associant Chine et folie. Il dit ce qui est probablement indicible pour l'auteur lui-même (parce qu'allant beaucoup plus loin qu'il ne peut l'accepter en ayant choisi de s'engager dans les rangs légitimistes), et difficilement pensable encore, pour ses lecteurs, en 1835 (malgré 1830) que le fonctionnement social peut bien être amoral, voire immoral, mais que la Révolution marque définitivement, et sans retour (ni possible, ni même désirable) la société. Nos sentiments, notre éthique peuvent bien considérer le marquis comme respectable, il n'en est pas moins condamné par l'histoire, l'avenir sera construit par les Rastignac et les marquises d'Espard.
Pis encore, c'est tant mieux !
    Pourquoi enfin, le marquis doit être interdit et pourquoi sa passion chinoise est réellement une folie.
    
    Bernard Guyon a écrit, nous semble-t-il, dans La Pensée politique et sociale de Balzac, Armand Colin, 1967, l'analyse la plus fascinante et la plus pertinente de ces contradictions dans lesquelles évoluent, dès le début, les textes de Balzac et qu'il conclut par cette phrase que nous reprendrions volontiers à notre compte : « Cette hésitation fondamentale [entre les impulsions de son coeur et les exigences de sa raison] donne à son oeuvre une signification souvent équivoque; mais elle lui confère aussi un caractère intensément pathétique qui est une de ses plus sûres grandeurs. »



14. aide à Nouvion : action charitable. Et il n'est pas sans intérêt de noter que si la maison de Popinot atteste l'histoire des hommes de robe, la maison du marquis est toute empreinte des marques de la religion:" [...] tout respirait cette grandeur que le Sacerdoce a imprimée aux choses entreprises ou créées par lui [...]", p. 472.

15. L'Abbé Grosier : Personnage réel, 1743-1823, bibliothécaire de l'Arsenal en 1818. Ancien jésuite (la Compagnie a été dissoute en 1773), il est l'auteur d'un ouvrage en 7 volumes publié en 1787 : De la Chine ou description de cet empire d'après les mémoires de la mission de Pékin.

16. La Chine absorbant ses conquérants. La même idée se retrouve dans La Fausse maîtresse quand il est question de la Pologne qui aurait dû, en cela, imiter les Chinois "qui ont fini par chinoiser les Tartares et qui chinoiseront les Anglais, il faut l'espérer" (p. 197). On est alors en pleine guerre de l'opium.

17. La liberté artistique chinoise : Dans ses articles sur La Chine et les Chinois, en particulier, celui du 17 octobre, Balzac revient sur cette idée et rattache cette conviction à l'esthétique du grotesque chère aux Romantiques.













18.  Voltaire, Questions sur L'Encyclopédie, article « Histoire », entre autres.




19. La querelle des rites : Au sens strict du terme. Etiemble, dans L'Europe chinoise, Gallimard 1988, tome 1, pp. 280-307, en rapporte les éléments essentiels et fournit une impressionnante bibliographie. Il n'est jusqu'à Pascal qui n'y ait pris part dans Les Provinciales (5e lettre) où il accuse tout uniment les Jésuites de protéger la superstition.













































20. Dans Beatrix, par exemple, lorsque Camille Maupin décrit le personnage éponyme, elle souligne son affectation en la justifiant par le fait qu'elle a toujours l'air de savoir des choses difficiles, le chinois ou l'hébreu, Pléiade II, p. 714.

21. Anne-Marie Baron, "Le Colonel Chabert et L'Interdiction ou les fantasmes d'un romancier" in L'Ecole des Lettres, n° 3, 1er novembre 1994, pp. 63-73.











22. Les enfants cités étant la tante du jeune d'Esgrignon, une célibataire de 47 ans, et le notaire de la famille, qui a 69 ans. Mais "enfants" pour ne pas avoir encore compris les nouvelles règles du jeu social.













































23. note de 2011 : Freud a lu Balzac, puisque le dernier livre qu'il ait lu, avant sa mort, était Le Père Goriot, qui est aussi le récit d'une ingratitude filiale qui forme le jeune Rastignac et lui ouvre la voie de ses ambitions.



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