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L'univers
construit par Balzac dans La
Comédie humaine1
propose à ses lecteurs un dense réseau de
personnages se
mouvant dans un cadre géographique qui est,
lui-même, un
réseau, assez semblable à celui des chemins de
fer
français : toutes les voies mènent à
Paris.
Privilégiant la France, cette géographie dessine
une
opposition Paris / Province2 dont notre
imaginaire vit encore au XXe
siècle. Pourtant, ce qui existe au-delà des
frontières n'est pas absolument absent. Soit parce que Paris
accueille divers étrangers (Polonais comme le comte Laginski et son
alter ego, Taddhée Paz, ou Wenceslas Steinbock ; Allemand comme le
musicien
Schmucke; Portugais comme Ajuda-Pinto ou la duchesse de Grandlieu,
etc.) sujets ou figurants de divers récits ; soit parce que
les
personnages partent à l'étranger. Deux raisons
à
ces départs : se cacher pour vivre heureux,
généralement en Suisse, comme Mme de
Beauséant et
Gaston de Nueil ou la Princesse de Cadignan et d'Arthez, mais le cas
est rare ; le plus souvent, aller faire fortune. Où part-on
faire
fortune ? En Asie.
L'Asie
balzacienne
L'Asie balzacienne
est un vaste espace
indifférencié où voisinent la Chine et
l'Inde, la
Malaisie et Java, mais aussi ce que nous nommons Moyen-Orient, voire
l'Afrique du Nord et, ce qui est plus surprenant pour nous, les
Amériques. Non que Balzac ait eu des
méconnaissances
géographiques si étonnantes, mais parce que les
pays
américains participent d'un fantasme oriental dont Pierre
Citron
a montré de longue date (1986, Dans
Balzac) le
fonctionnement. La
Fille aux yeux d'or
(1834-35) en fournit les plus riches éléments,
sur le
plan romanesque, mais Balzac en a lui-même souligné
la dimension fantaisiste (et fantasmatique) en 1842,
dans son compte-rendu du livre de Borget, La Chine et les Chinois3,
d'une
façon certes plus sérieuse, mais peu
différente quant au fond, de sa pochade d'octobre 1832, "Voyage
de Paris à
Java", publiée sans La Revue de Paris.
C'est ce
fantasme qui contamine peu ou prou l'ensemble de la
géographie
mondiale.
Il suffit pour s'en assurer de songer au
personnage du
Brésilien introduit dans La Cousine
Bette
(1847). S'il devient l'instrument de la vengeance, le deux ex machina
de l'histoire, c'est moins pour avoir été
présenté comme Othello (encore que le personnage
du
Maure, comme la jalousie et la vengeance qu'il incarne, soient bien des
caractéristiques de l'Orient balzacien) que pour
être une
arme que sait activer Mme de Saint-Estève, la tante de
Vautrin,
justement surnommée Asie dans Splendeurs
et misères
des courtisanes
(1845). Dans ce dernier roman, Esther lui extorque, par complice
interposée, une perle noire contenant un étrange
poison
dont elle meurt. Ce poison, quoique fulgurant, lui, n'en a pas moins
beaucoup de points communs avec la maladie à effet
retardé qu'inocule le Brésilien à
Valérie
Marneffe. Dans les deux cas, il faut un intermédiaire, il y
a
mystère, violence et irréversibilité
puisque la
médecine occidentale est impuissante face à un inconnu
qui défie sa science ; dans les deux cas,
c'est le sexe4 qui
tue, indirectement ou directement.
Quant à la
manière de vivre
au Brésil de ce M. Henri Montès de
Montéjanos,
arrière-petit-fils d'un des conquérants du
Brésil,
elle répond aux critères de l'Orient balzacien :
toute
puissance et enfermement. Il est roi, il est czar : "J'ai
acheté
tous mes sujets, et personne ne sort de mon royaume"
(Pléiade
VII, p. 415).
Il n'est jusqu'aux Etats-Unis mêmes qui ne
conservent quelque chose de l'Orient : la valeur très
relative
de l'homme, sans compensation onirique, il est vrai.
Cet ailleurs, à la fois
bénéfique et maléfique, doit donc
permettre aux
personnages balzaciens de s'enrichir rapidement. Il arrive que cette
espérance se réalise comme dans Modeste
Mignon
(1844), Eugénie
Grandet (1833), La
Femme de trente
ans (1834), qu'elle
soit proposée comme expectative comme dans Le
Contrat de mariage (1835) et le lecteur ignorera toujours
le destin de Paul de Mannerville, ou qu'elle échoue comme
dans La Cousine Bette
où les calculs du Baron Hulot, malgré leur
logique, seront déjoués.
Il arrive que les personnages en
reviennent, riches
ou non, mais radicalement changés, endurcis (de
manière
négative au sens où ils ont perdu toute
sensibilité, ce qui, par ailleurs, n'est pas sans
avantage
pour maîtriser les nouvelles règles du jeu social)
comme
Philippe Brideau dans La
Rabouilleuse (1841-42) ou Charles Grandet.
Quelquefois, le départ pour l'étranger
a pour objectif de rédimer le personnage par la valeur
militaire
et l'Algérie s'y prête, en ces débuts
de
colonisation (Un
début dans la vie ou Ursule
Mirouët).
L'Algérie, marge orientale et marge en voie de perversion,
entre
l'enfer de l'occident et le paradis de l'orient, joue le rôle
d'un purgatoire, ce que confirment aussi bien le comportement de
personnages comme celui d'Un
début dans la vie, qui s'y
rachète, que la nomination de Marneffe,
présentée
(et vécue par le personnage) comme une sanction, dans La Cousine Bette.
Mais si l'ailleurs possède,
grosso modo, les
mêmes caractéristiques et les mêmes
fonctions, un
pays se détache cependant et accède à
une certaine
individualité: la Chine.
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1. La
Comédie humaine
: Toutes les références à l'oeuvre de
Balzac
renvoient à la l'édition de la Pléiade
procurée par Pierre-Georges Castex.
2. Cf. Nicole Mozet, Balzac
au pluriel,
PUF, 1990, qui en propose une intéressante analyse.
3. La
Chine et les chinois
: Compte rendu de lecture paru les 14, 15, 17 et 18 octobre dans La Législature.
Borget avait été présenté
à Balzac
par Zulma Carreau. Il était venu se loger dans la
même
maison que Balzac en 1833, rue Cassini. Il part en Chine en 1836 et en
revient en 1840.
4. le
sexe mortifère : fantasme qui est lui-même au
coeur du « Voyage de Paris à
Java » |
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Particularités
de la Chine
Si l'on y va bien faire fortune,
à la
différence du reste du monde, sa présence est
plus
générale puisqu'elle se retrouve à
divers niveaux,
dans l'espace romanesque, tant à Paris qu'en province.
Les moyens qu'elle
fournit aux gens pressés
de s'enrichir tiennent en un mot : opium. C'est Charles Mignon, dans la
lettre annonçant son retour, qui en explicite le programme.
Ruiné, il part en Asie où il séjourne
sept ans au
bout desquels il revient nanti de sept millions5
:
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J'ai fait le
commerce de l'opium en gros pour des maisons de Canton, toutes dix fois
plus riches que moi. Vous ne vous doutez pas, en Europe, de ce que sont
les riches marchands chinois. J'allais de l'Asie mineure, où
je
me procurais l'opium à bas prix, à Canton
où je
livrais mes quantités aux compagnies qui en font le
commerce. Ma
dernière expédition a eu lieu dans les
îles de la
Malaisie, où j'ai pu échanger le produit de
l'opium
contre mon indigo, première qualité. |
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A
ce régime, il n'a mis que deux ans à
acquérir son propre bateau, "un
joli brick de 7 cents tonneaux". Ajoutons que l'indigo a l'avantage sur
toute autre marchandise de permettre de "n'y voir
que du bleu". Le
projet du personnage, en effet, consiste à abandonner le
commerce,
racheter les terres de ses ancêtres et reconstituer la
noblesse dont il
est issu en redevenant comte de la Bastie. Ce qui ne peut s'accomplir
qu'en voilant discrètement l'origine des millions permettant
cette
réussite.
D'autres romans
feront écho à ce type d'entreprise avec moins
d'indulgence pour un commerce guère plus honorable que la
traite des
hommes sur laquelle Charles Grandet6
assoiera sa fortune. Dans La Fausse
maîtresse
(1841), il est fait mention d'un philanthrope anglais que Paris ruine
et tue, avec ce commentaire: "ce philanthrope faisait le commerce de
l'opium". Quant à Nucingen, dans Splendeurs
et misères
des courtisanes,
s'il renonce à s'y intéresser, ce n'est pas pour
des raisons morales
mais simplement parce qu'il s'agit d'une chasse gardée du
gouvernement
anglais.
Si bien que la Chine, sous le rapport espace /
fortune,
explicite l'immoralité foncière d'une
accumulation rapide du capital,
ainsi que le réitèrent avec constance de
multiples récits de La
Comédie humaine. Mais à l'encontre d'autres pays, sa présence ne
se borne pas à rendre
possible de soudaines et colossales fortunes. Présence
constante,
quoique discrète, elle fournit images et
références aux narrateurs des
divers récits. Les portraits, en particulier, empruntent
à sa peinture
des éléments de description hyperboliques (le
sourcil souvent, mais
aussi le modelé du visage, mais encore la transparence de la
peau, sans
compter l'art des coiffures) de la beauté
éthérée de jeunes filles ou
de femmes, aussi bien que de la beauté délicate
et ambiguë de certains
jeunes hommes, témoin Lucien de
Rubempré.
Eventuellement, mais rarement, la
référence picturale
servira à faire imaginer l'inquiétant,
l'indescriptible monstrueux7.
Aucun intérieur raffiné ne peut se dispenser de
la présence d'objets
d'art ou d'artisanat chinois. C'est ainsi que le salon de Madame Mignon
"offre aux regards les merveilles d'une peinture imitant les laques de
Chine. Sur des fonds noirs encadrés d'or, brillent les
oiseaux
multicolores, les feuillages verts impossibles, les fantastiques
dessins des Chinois" (Modeste
Mignon, Pléiade I, p. 476) . Ou que la jolie
salle à manger du Dr Minoret "est
décorée de peintures chinoises en
façon de laque" (Ursule
Mirouët, Pléiade I, p. 850). Ou
encore, dans l'hôtel où Nucingen installe Esther, "l'étoffe
des rideaux est une soierie achetée à Canton
où la patience
chinoise avait su peindre les oiseaux d'Asie avec une
perfection dont
le modèle n'existe que sur les vélins du
Moyen-Age, ou dans le missel
de Charles Quint, l'orgueil de la bibliothèque
impériale de Vienne"8 (Splendeurs
et misères des courtisanes,
Pléiade VI, p. 618). Les babioles qui s'accumulent dans les
salons
réservent toujours une place à quelques "chinoiseries" pouvant,
à
l'occasion, être dépréciées
lorsqu'elles encombrent les vitrines des
marchands de curiosités ou qu'elles témoignent
d'une mode passée comme
dans le salon de la baronne d'Aldiger (La
Maison Nucingen,
1838). La Chine vient donc apporter sa caution aux signes du luxe.
Enfin, le terme "chinois" est
de rigueur chaque fois qu'il est
nécessaire de désigner un personnage
perçu comme pervers et/ou
incompréhensible, mais toujours dangereux (Christemo ou
Peyrade déguisé
en lord anglais, par exemple). Cette acception du terme est
attestée
dans la langue dès 1820; populaire et de connotation
injurieuse, le
mot trouve place aussi bien dans la bouche de de Marsay que dans celle
des prostituées, mais aussi dans celle du juge Popinot
évaluant le
manque de finesse de Godeschal par ces mots : il "n'est pas
très
Chinois" (L'Interdiction,
Pléiade I, p. 448).
L'évocation de la Chine déborde ainsi
l'imaginaire de l'ailleurs pour
témoigner d'une mode qui perdure, avec des fluctuations, en
cette
première moitié du XIXe
siècle, car si
Mme de La Baudraye (La
Muse du département,
1843), dans les années 1820, à Sancerre,
s'intéresse au Moyen-Age, à la
fin des années 1830, vivant à Paris, elle est
passée aux "chinoiseries".
Chine et
folie : L'Interdiction.
Mais il existe un texte, L'Interdiction,
dans lequel la Chine occupe une place plus importante et bien
particulière. Si elle y relève à la
fois de la question de l'origine
des fortunes, du luxe, elle justifie aussi le cadre médical, "démence
et imbécilité", en vertu
duquel Mme d'Espard voudrait faire interdire
son époux.
Se contenter de voir là, dans la
référence chinoise,
un simple reflet de la mode, demeure insuffisant pour la raison qu'en
tant que tel, il est inscrit dans le récit lorsque le juge
remarque
chez la marquise d'Espard les curiosités
entassées sur la cheminée (p.
458), précieuses babioles dont il souligne ironiquement la
présence:
"Si le marquis d'Espard est fou de la Chine [...] j'aime à
voir que les
produits vous en plaisent également. Mais
peut-être est-ce à M. le
Marquis que vous devez les charmantes chinoiseries que voici." (p. 466)
Comment alors rattacher Chine et folie ? Quel lien faut-il nouer entre
origine des fortunes et folie ? Pourquoi et comment ce pays peut-il
particulièrement témoigner de la folie du marquis
?
Histoire
du texte
Pour tenter
de répondre à ces questions, il nous sera
peut-être permis de faire un
détour par les conditions de publication de l'oeuvre. Le
texte a été
écrit au début de l'année 1836 pour
paraître en feuilleton dans la Chronique
de Paris,
journal dont Balzac était devenu propriétaire en
janvier 1836. La même
année, il est repris en volume dans la 2e
livraison des Etudes
philosophiques.
Dans l'édition de La
Comédie humaine (1844), il prend place dans le
tome II des Scènes
de la vie parisienne, mais dans le plan de 1845
modifié en 47, Balzac le destine aux Scènes
de la vie
privée, place qu'il occupe dans les
éditions contemporaines après La
Messe de l'athée
(1836) et avant Le
Contrat de mariage (1835).
Ces localisations successives dans l'oeuvre, qui ne sont pas rares chez
Balzac, peuvent suggérer quelques indications de lecture.
D'avoir été
classée dans les Etudes
philosophiques,
la nouvelle conserve en filigrane l'idée qu'elle appartient
à un
ensemble où les causes de tous les effets se trouvent mis au jour, où
les ravages de la pensée sont peints, sentiment à
sentiment, qu'elle se
situe, donc ainsi, dans une perspective plus généralisante que
l'étude de moeurs.
Par ailleurs, le modèle de La Peau
de chagrin9
invite à chercher le mythe que recèle le
récit.
Dans une lettre à
Eva
Hanska du 26 octobre 1834, Balzac écrivait : "Dans les
E[tudes]
philosophiques, je dirai pourquoi
les sentiments, sur
quoi la vie;
quelle est la partie, quelles sont les conditions au-delà
desquelles ni
la société, ni l'homme n'existent." et
l'écrivain ajoute, qu'à ce
niveau-là, il s'agit de juger la
société. Scène de la vie parisienne,
le texte l'est sans aucun doute, à
plus d'un titre, à la fois parce que les procès
en interdiction étaient
nombreux à l'époque, parce qu'il autorise un
point de vue sur le
fonctionnement de la justice à travers le personnage de
Popinot, aussi
parce qu'il fait partie des rares textes où la
misère soit montrée, sans négliger le fait que les personnages
impliqués appartiennent à la haute société parisienne, par leur nom et
leur fortune.
Mais l'auteur décide finalement de le ranger parmi les
oeuvres,
disait-il, relatives aux débuts dans la vie, "l'enfance,
l'adolescence
et leurs fautes", ce qui ne correspond guère à
l'âge des personnages.
Le marquis, en effet, a 50 ans, le juge est plus
âgé encore, ni
Bianchon, ni Rastignac n'en sont à leurs débuts,
la scène se déroule en
1828, la marquise règne sur Paris depuis 7 ans et leurs
enfants n'ont
qu'un rôle de figurants. Mais si nous choisissons le terme "origine"
pour définir ces scènes, il devient possible de
comprendre mieux où
nous conduit L'Interdiction
et pourquoi la monomanie du marquis ne pouvait être que
chinoise.
En choisissant de situer ce texte entre La Messe de l'athée
et Le Contrat de mariage,
Balzac lui a donné par ailleurs d'autres
résonances. Le premier récit a pour narrateur
Bianchon et
pour thème apparent la reconnaissance. Un pauvre porteur
d'eau
auvergnat aide le grand Desplein à faire ses
études si bien que la
réussite de ce dernier et sa fortune sont dues au sacrifice
d'un
pauvre, d'un "misérable" dirait
Hugo, mais auquel, en compensation,
Desplein voue un respect filial qui conduit cet athée
à assister tous
les ans à une messe. Le
Contrat de mariage,
quant à lui, voit une femme dépouiller
entièrement son mari de sa
fortune et s'en débarasser en l'envoyant aux
Indes. De l'assise d'une
réussite sociale sur le sacrifice, certes volontaire, d'un
pauvre au
vol légal d'une fortune par une femme vindicative, la
trajectoire dans
laquelle se trouve incluse L'Interdiction
pourrait inviter à s'interroger sur la valeur du terme "interdiction"
choisi comme titre, par-delà son sens juridique. Qu'est-ce
qui est
interdit ? Quoi, plutôt que qui.
Dans tous les cas, ces
glissements d'un ensemble à un autre, comme
l'inversion de la
chronologie de rédaction invitent à multiplier
les lectures et à
considérer le déplacement comme facteur de sens.
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5. Modeste
Mignon : Si
le roman est tardif, 1844, il est inséré dans les Scènes
de la vie privée
(édition Furne) dont il est le 5e texte. Pléiade, I, pp.
556-57.
La réitération du chiffre 7 signe aussi le caractère fantasmatique de
ces projets.
6. Charles
Grandet / Charles Mignon : On notera l'identité de
prénom entre
les deux personnages qui n'est certainement pas fortuite
étant donné le
souci onomastique de Balzac pour ses personnages.
7. Il est d'ailleurs amusant de constater que ceci contredit
ce que Balzac racontera dans ses articles de La Législature,
déjà cités, où son premier
intérêt pour la Chine s'adressait au grotesque, au
monstrueux, justement.
8. peinture/livre
: Cette comparaison a un intérêt tout particulier
en ce
qu'elle associe art chinois et enluminure, et donc Chine et livre. Ce
savoir des Chinois en matière d'imprimerie est
rapporté en détail au
début d'Illusions perdues.
On comprend qu'un pays pour
lequel l'écrit
est sacré ait toujours fasciné les
écrivains. Balzac n'est pas le
premier et ne sera pas non plus le dernier. Par ailleurs, ces
mêmes
rideaux se retrouveront chez Mme Rabourdin, dans Les
Employés, où ils
témoigneront à la fois de son origine et de sa
culture.
9. "Avant-propos
de La Comédie humaine",
Pléiade I, p.
19. Balzac y insiste sur le rôle de La
Peau de chagrin, comme
médiation entre les Etudes
de moeurs
et les Etudes
philosophiques, par le biais du mythe. |
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Le poids du passé
Scène
de la vie privée donc, L'Interdiction
se situe bien dans une problématique de l'origine. D'abord
en raison de
son thème : l'origine d'une fortune (celle de la maison
d'Espard),
ensuite et surtout, en raison de sa structure. Cette nouvelle, courte
(72 pages dans l'édition de
référence), souligne par sa
briéveté même,
l'importance accordée au passé. Plus d'un quart
du texte est consacré à
le rappeler à travers descriptions et narrations sans
compter que tous
les dialogues (et ils occupent la moitié du texte), ayant
pour but
d'établir la vérité, sont des
interrogatoires destinés à le faire
surgir. Le récit, de plus, est construit en sept "sections" (ou
séquences) chronologiques. Le temps de l'histoire, s'il
n'est pas absoluement rigoureux —la temporalité devient
floue
entre la 5e et la 6e
section — est malgré tout
souligné par le narrateur
qui fait tenir l'événement en une semaine, d'un
vendredi à un vendredi.
Ne serait-ce pas là signifier au lecteur qu'il pourrait y
lire une mise
en place du monde ? Un chaos dont il faut faire un ordre ou un ordre
qui dévoile son chaos originel ? N'y retrouverait-on pas la
question
des conditions d'existence du social ? D'un autre
côté, cette apparente
rigueur du cadre se dissout lorsqu'il s'agit d'aborder le
passé et
l'histoire des personnages. L'événement a lieu en
1828. Mais les
références faites au passé et
à l'âge des protagonistes sont
fluctuantes. La marquise a 33 ans sur les registres de l'Etat civil
(p. 451) mais elle a 22 ans en 1816, lorsque son mari la quitte et elle
en aurait eu 16 au moment de son mariage en 1812. Détail,
certes. Mais
ce même détail affecte le marquis qui a 26 ans au
moment de son mariage
et 50 ans au moment du récit.
Une date, cependant, fait pivot,
celle de 1816. C'est en 1816 que le juge Popinot découvre de
visu la
réalité de la misère. C'est en 1816
que le marquis prend la décision de
restituer la fortune "volée" par ses
ancêtres et se sépare de sa
femme. 1816 marquant pour le juge et pour le marquis la
découverte du "réel" et leur
similaire insoumission à son égard, le juge par
sa
charité active, le marquis par son intransigeance face
à la souillure.
L'Histoire, pour n'être pas
directement présente, n'en affecte pas
moins les personnages. 1816 est, par ailleurs, l'année
où, quittée par
son mari, la marquise se retire du monde pour surgir, à
nouveau, dans
le ciel parisien de 1820 et conquérir en un an sa
royauté de "femme à
la mode" dont elle joue savamment en fonction de
ses ambitions
politiques.
Dates et chiffres travaillent, en
apparence, du côté
de l'illusion référentielle, mais leur manque de
rigueur dit aussi à
quel point ceci est secondaire dans l'économie du
récit et sans doute
ne faut-il y voir que le pur signe de la chronologie: le
présent est
issu d'un passé irréversible. Banalité
? Voire...
Les personnages
Qu'en est-il
donc de ce récit ? Il met aux prises trois protagonistes
essentiels :
la marquise d'Espard, le marquis et le juge Popinot. Deux personnages
secondaires y jouent cependant un rôle non
négligeable : Rastignac et
Bianchon. Le premier sert d' "embrayeur" à la
fable parce que son
ambition trouverait son compte dans une association avec la marquise
dont il reconnaît la force politique. Le second joue le
rôle
d'intermédiaire en mettant en relation la marquise et le
juge dont il
est le neveu. Mais il est aussi celui qui propagera l'histoire,
devenant l'instrument de son dénouement, grâce
au récit transmis, plus
tard, dans Splendeurs
et misères des courtisanes.
Bianchon, en effet, racontera l'anecdote à Lucien qui la
rapportera à
M. de Sérizy, grâce auquel les manoeuvres de la
marquise échoueront. Ce
rôle de Lucien sera évoqué trois fois
et il y aurait peut-être lieu de
s'arrêter sur cette "mise en abyme" dans un roman
où il est aussi
question d'une tentative de fortune, immorale, puisqu'elle est le
résultat de la volonté d'un bagnard par
l'exploitation de la
prostitution et où la marquise est la pire des ennemis de
Lucien.
Ainsi cette nouvelle se conclut-elle deux fois,
de manière contradictoire. Dans
L'Interdiction,
tous les indices plaident en faveur de la réussite de la
marquise, et
pas seulement parce que Popinot est dessaisi de l'affaire et
remplacé
par l'ambitieux Camusot, mais aussi parce que le narrateur souligne
l'importance des petits
événements sur les
grands : le juge, malade,
remet au lendemain la visite au marquis car
il est incapable de soupçonner la
gravité d'un
délai, situation comparée à celle de la Journée des Dupes10 (p.
470), enfin parce que,
comme nous le
verrons, toute la logique du récit conduit à ce
résultat. Ce que
confirme d'ailleurs un texte de la même année, La Vieille fille,
où le rhume du juge, entre autres exemples, sert de
référence pour
justifier comment des incidents, en apparence anodins, peuvent aboutir
à des résultats catastrophiques. De
même que Le
Contrat de mariage11 vient dire
ailleurs la victoire
féminine.
Mais dans Splendeurs...,
le résultat sera inverse grâce à une
coalition d'hommes mal aimés (Sérizy, Bauvan —
héros d'Honorine — et
Grandville) . Cette double conclusion a l'avantage de
tout sauver.
D'une part, le "réalisme" qui met
la justice au service du pouvoir
(le marquis sera interdit, c'est-à-dire enfermé
dans un asile
d'aliénés). D'autre part, la dimension symbolique
qui ne concerne pas
seulement l'origine des fortunes, mais encore l'imaginaire social (et
qui prêche en faveur de l'interdiction, elle-même
symbolique) et enfin
la "morale balzacienne" qui,
comme l'a bien démontré Lucienne
Frappier-Mazur12, ne peut laisser
atteindre le père, dans
un univers où
la filiation reste patrilinéaire (le marquis ne sera pas
interdit).
Cette double conclusion fait, par ailleurs, de L'Interdiction un
de ces textes fascinants dans lesquels la volonté de
l'écrivain est déjouée par la logique
de l'écriture.
La monomanie chinoise du marquis
La nouvelle relate donc l'enquête menée par le
juge Popinot dans le
cadre de la demande d'interdiction présentée par
l'avoué de la
marquise, Desroches. La lecture que fait
Popinot de cette requête en présence de
Bianchon, avec commentaires à l'appui, intervient
après que le
narrateur a décrit l'extrême misère
avec laquelle le juge se rencontre
chaque matin. Les faits allégués par la marquise
sont d'abord la
dissipation de la fortune du marquis au profit d'une dame Jeanrenaud et
de son fils (gens de peu qui vivaient dans la misère en
1814) après
avoir quitté sa femme en emmenant ses enfants, pour
s'installer rue de
la Montagne-Sainte-Geneviève, au début de 1816.
C'est la raison de la
demande d'interdiction.
Cette dissipation ne trouvant aucune
explication raisonnable (y compris dans celle que la morale
réprouve),
il faut qu'il y ait folie, laquelle sera prouvée par la
monomanie
chinoise. Cette monomanie chinoise, remarquons-le, ne serait notable
qu'après 1818, quoique le marquis précise, dans
son dialogue avec le
juge, qu'il savait déjà le chinois en 1811.
Enfin, la mise en évidence de cette folie est
attestée par le fait que le marquis déroge en
devenant commerçant (imprimeur) afin
d'éditer une Histoire
pittoresque de la Chine,
pour laquelle il se serait endetté. Le titre choisi n'est
pas sans
rappeler un titre auquel avait songé Balzac
lui-même, à peu près à
l'époque où il situe le récit, en
pensant écrire une Histoire
de France pittoresque13.
Cette conclusion tire de Bianchon cette exclamation : "Cet homme est un
fou." Mais, comme le juge lui même qui rétorque:
"Tu crois cela,
toi...", le lecteur ne saurait se contenter de cette
réponse. Bianchon
sait lire les signes, il l'a longuement prouvé au
début de la nouvelle,
mais ceux du corps. Or, ici, il s'agit de signes écrits et
écrits sur
un palimpseste car sous les signes de l'avoué, il y a ceux
de la
marquise et sous ceux de la marquise ceux du marquis
lui-même, et sous
ces signes-là ceux de l'histoire et de la
société. Comme la maison du
juge ou celle du marquis portent les traces successives des temps qui
les ont façonnées.
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10. La comparaison avec cette journée du 11 novembre
1630, où les adversaires de Richelieu se
découvrirent "dupés"
puisqu'au lieu de le renvoyer le roi le confirmait dans son
pouvoir,
est loin d'être innocente en ce qu'elle situe la
problématique de cette
anecdote toute privée, en apparence, dans un contexte qui
est celui de
la politique et du pouvoir.
11. Le déplacement des textes qui
inscrit
un texte antérieur, celui du Contrat...,
après La
Messe... et L'Interdiction
nous semble souligner cette conclusion. Il serait d'ailleurs possible
d'y ajouter Le Colonel Chabert,
écrit en 1832 mais révisé en 1835,
mettant en scène une identique victoire féminine
et rangé, lui aussi, avant L'Interdiction,
dans Les Scènes
de la vie privée.
Si bien que notre texte se trouve encadré par deux
récits dans lesquels
des femmes se défont de maris encombrants de
manière injuste aux yeux
de la morale mais en usant pour ce faire de la
légalité. Manière
peut-être de souligner la logique du système que
contredit le
dénouement particulier de L'Interdiction.
12. In Littérature,
n° 29, février 1978, pp. 53-62,
« Fortune et filiation dans quatre nouvelles de
Balzac ».
13. Ce qui n'est pas
le seul point commun entre l'auteur et le
personnage. Le marquis est cru imprimeur en 1828, comme Balzac
l'était
alors, à cette différence près
-compensatrice ? - que l'entreprise du
marquis est une réussite financière alors que
celle de Balzac a été
l'échec que nous savons.
Notons par ailleurs que ce projet sur
lequel revient Balzac dans son introduction à Sur
Catherine de Médicis
est une méditation sur le pouvoir qui lui fait conclure
à la grandeur
du personnage et à sa justesse politique,
Saint-Barthélémy comprise. |
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Affirmer la monomanie chinoise ne suffit pas,
il faut la prouver. Ainsi, après avoir
déclaré que "tous les actes de
sa vie [...] sont empreints de folie" (p. 447), la requête
fournit-elle
des exemples.
Le marquis rapporte les événements contemporains
à
la Chine, il censure (malgré son amour personnel pour le
roi) le
gouvernement par comparaison avec celui de la Chine.
Il enseigne
l'histoire chinoise à ses enfants, en particulier "les faits
[...] qui
contredisent les doctrines de la religion catholique" et leur fait
apprendre les dialectes chinois. Il nomme "mandarins" les juges et
"lettrés" les professeurs (qui ne l'étant pas,
s'en offensent ;
l'ironie n'est jamais loin chez Balzac !). Bref, il s'imagine "être en
Chine".
La fausseté de ces
accusations sera démontrée doublement. D'abord,
par
un narrateur qui, dans la présentation du cadre et de
l'entourage du
marquis, démontera les rouages de la rumeur, ensuite par le
marquis
lui-même explicitant, pour le juge, son intérêt pour la
Chine.
Tout
d'abord, il s'agit d'une bonne action : il aide son ami
Nouvion14, revenu ruiné de
l'immigration. Ensuite, cet
intérêt découle de
son éducation même : il a eu pour
précepteur l'abbé Grosier15 et savait
le chinois à 25 ans.
Enfin, il loue ce pays, en une seule
phrase, cumulative, qui en souligne la grandeur : sa
capacité à
absorber ses conquérants16, les Annales,
c'est-à-dire l'existence d'une
histoire écrite extrêmement longue,
l'immuabilité des institutions
garantissant la conservation du territoire, les monuments gigantesques,
l'administration parfaite, l'impossibilité des
révolutions, le refus du
beau idéal (en tant que limite au déploiement de
l'art17), le luxe et
l'industrie supérieurs à tout ce que peut faire
l'occident.
Cette
accumulation fonctionne comme une démonstration dont les
trois premiers
éléments sont la base redondante, leur
sème commun étant la stabilité.
Stabilité qui est cause des effets lui succédant
dans l'ordre de la
phrase, dont le sème commun pourrait, cette fois, se dire
grandeur. A
commencer par les monuments. Dans bien d'autres oeuvres, d'autres
personnages, voire des narrateurs, réclameront de l'absence
de grandeur
architecturale dans la France de la Restauration, comme de celle de la
Monarchie de Juillet. Enfin, la conclusion sur la suprématie
du luxe et
de l'industrie est indiscutable puisque tous les salons parisiens en
témoignent, y compris celui de la marquise.
Le marquis semble
donc proposer un modèle à la réflexion
politique, ce que ses principes
d'éducation à l'égard de ses fils
confirmeraient : solide instruction
(mathématiques plutôt que philosophie),
connaissance des langues
étrangères, connaissance directe du monde par les
voyages, de manière à
ce qu'ils tiennent leur rang (celui de l'utilité et non de
la parade)
dans les affaires de l'Etat. On pourrait aussi lire cet
intérêt pour la
Chine comme l'effet d'une réflexion politique à
long terme sur
l'évolution des données planétaires.
Et l'histoire donnerait raison au
marquis puisque dans les années 1840, la France tentera de
se "placer" en Chine à
la suite de la guerre de l'opium et des bénéfices
commerciaux obtenus par les Anglais.
Toutefois, il n'en est rien, et ce qui semble
ouverture sur l'avenir
n'est en fait que clôture sur le passé.
En effet, le panégyrique du marquis, comme le prouve
le
recours à
l'abbé Grosier, ne relève pas d'une
évaluation personnelle
contemporaine (depuis quelques années
déjà, 1816 exactement, avec
l'Ambassade Amherst et le refus anglais de se soumettre aux coutumes
chinoises, se prépare la dissolution de l'Empire chinois
sous les coups
du colonialisme). Il est imprégné des
idées propagées d'abord par les
jésuites, ensuite par un certain nombre de philosophes
sinophiles du
XVIIIe siècle et qui ont fini par
devenir des
idées reçues. Par
ailleurs, cette éducation donnée à ses
fils n'aura aucune conséquence
dans La
Comédie humaine, où
ces jeunes gens si doués et si bien
élevés ne réapparaîtront
qu'une
fois pour jouer les utilités en faisant fuir la marquise du
salon des
Grandlieu (elle n'aime pas être avec ses enfants, trop
révélateurs de
son âge).
Sinophilie et mélancolie
Le modèle politique étant inopérant,
la Chine ne
prouve ni la folie, ni la raison du marquis. Il faut donc
déplacer la
question et aller lire entre les lignes, au sens propre, puisqu'entre
deux évocations de la Chine, il est fait mention de la
mélancolie noire
qui affecte le marquis chaque fois que le nom de la dame Jeanrenaud est
prononcé ou que l'on parle du règne de Louis XIV.
Quel lien peut-il
unir ces quatre données : la mélancolie noire, la
dame Jeanrenaud, le
siècle de Louis XIV et l'idée de se croire en
Chine ? Il nous semble
qu'il faille le chercher dans les faits contraires à la
religion
évoqués tout d'abord. Le contenu de ces faits
renvoie, à l'évidence
parce que le texte le dit, à la
chronologie dont Voltaire18 s'est
abondamment servi pour lutter
contre "l'infâme" en
démontrant l'absurdité des calculs
dérivés de la Bible
et c'est bien
ce que dit aussi le marquis en affirmant que les Annales remontent
incontestablement à une époque
beaucoup plus reculée
que ne le sont les temps mythologiques ou bibliques (p. 487). Eclairage
qui nous éloigne quelque peu de Louis XIV mais qui a
l'avantage de
faire du marquis un homme appartenant par son éducation
à l'Ancien
régime, malgré les dates. La cinquantaine que le
récit lui impose en se
contredisant lui-même va dans le même
sens.
Mais il
est un autre
contenu à ces faits, directement lié, lui,
au grand siècle, celui de la Querelle des rites19
qui agite
tout le XVIIe siècle et une grande
partie du XVIIIe puisque
la bulle
papale qui tranchera définitivement la question ne date que de
1742. Leurs
adversaires, mais aussi certains d'entre eux, reprochaient aux
missionnaires jésuites un "enchinoisement" qu'ils
estimaient suspect.
Parmi ces reproches, la question du culte des ancêtres (mais
aussi
celui de Confucius, "patron"
des Lettrés) allait faire couler
beaucoup d'encre. Les Jésuites de Chine
défendaient le principe d'un
rituel purement civil, d'une coutume similaire, dans l'esprit, au culte
des morts français (visite de cimetière,
piété, chagrin) qui leur
permettait, sans choquer leurs hôtes, d'opérer des
rapprochements
propices au christianisme. Leurs adversaires
considéraient qu'il
s'agissait de superstition et que ces morts étaient
honorés comme des
dieux.
Comme on le sait, en 1715, une
première bulle papale, Ex
illa die,
enjoignait aux religieux de renoncer à toute pratique
superstitieuse
(mais sans définir les dites pratiques, ce qui laissait
toute latitude
à l'interprétation). Celle de 1742, Ex
quo singulari,
ne fera pas de détail et
décrètera toutes les pratiques chinoises: "superstition". Mais la
Sorbonne avait déjà, pour sa part,
comdamné
le culte des ancêtres dès 1702. La sinophilie du
marquis pourrait donc
se lire comme un enchinoisement (n'oublions pas que l'Abbé
Grosier
avait été jésuite) dont
l'élément essentiel, bien que non dit, serait
le culte des ancêtres. Et de fait, c'est bien à ce
culte que semblent
se rapporter son comportement et l'éducation
donnée à ses enfants,
comme en témoigne ce qu'en souligne le narrateur,
dans leur
présentation: grâce, certes, mais aussi
dédain, dignité, fierté, noli me
tangere,
toutes expressions qui viennent appuyer la digression du narrateur sur
la croyance en l'appartenance "à une
race privilégiée" que
confirme
leur arrivée, pendant la conversation de leur
père et du juge, et la
froideur de leur salut à ce dernier (p. 488).
Car que fait le marquis, sinon pratiquer
le culte des ancêtres, en "rachetant" (au sens moral mais
aussi financier) les fautes commises par l'indélicatesse de
la maison
d'Espard ? Le marquis, en cela, est bien Chinois, qui voit dans la
lignée, dans le nom (inscrit sur les tablettes de l'autel en
Chine,
inscrit dans le blason en France) l'essentiel de ce dont il
hérite, et
l'essentiel de ce qu'il va transmettre à ses fils : "Je n'ai
pas voulu
que mes enfants pussent penser de moi ce que j'ai pensé de
mon père et
de mes aïeux ; j'ai voulu leur léguer leur
héritage et des écussons
sans souillure, je n'ai pas voulu que la noblesse fût un
mensonge en ma
personne" (p. 484). Plus Chinois encore par le fait qu'il se conduit
conformément à la
rétroactivité de l'anoblissement sur laquelle
insistera Balzac, dans ses articles de 1842. La bonne conduite des fils
rejaillit, en effet, sur les ascendants.
Il nous semble d'autant
plus justifié d'interpréter ainsi le comportement
du marquis que la
souillure qu'il a découverte à son nom est
elle-même le résultat d'une
autre querelle des rites, celle qui a opposé Catholiques et
Protestants, dont ses ancêtres ont profité,
étant du côté des plus
forts. La question chinoise se trouve ainsi rattachée aux
guerres de
religion et à la révocation de l'Edit de Nantes.
Comme la
querelle des Rites s'est terminée au détriment
des jésuites et de leur
défense du culte des ancêtres, par une
décision "politique", sinon
morale, les Protestants ont été
chassés et lésés par une
décision
politique, tout aussi peu morale. Mais peut-on vraiment poser ainsi la
question ? Ne faut-il pas plutôt constater le nouvel
état de faits qui
en a résulté et que le temps a
entériné ? Est-ce à dire que le
référence chinoise porte ici condamnation du
marquis ? Il nous semble
que oui. Pour justifier cette affirmation, il nous faut revenir sur la
structuration du texte.
La structuration du texte
Le récit fonctionne, en
effet, sur une double série de parallélismes,
d'une part entre le juge et le marquis, tous deux hommes d'un autre
temps ; d'autre part, entre la marquise et son époux. Ce
dernier est
souligné directement par le narrateur qui écrit
"M. d'Espard était
gentilhomme, comme sa femme était une grande dame : deux
types
magnifiques... "(p. 475) et mis en scène, dans le
récit, par un
ensemble d'identités et d'oppositions découlant
de cette formule. Deux
types magnifiques, certes, mais "deux", relevant de deux ordres
différents, commensurables, mais non identiques. Le mot "gentilhomme",
utilisé comme attribut sans déterminant, souligne
qu'il s'agit de l'essence même du marquis, alors
que le déterminant
indéfini qui précède "grande dame"
démocratise, en quelque sorte, la
qualification, sous-entendant le travail de construction et de
volonté
permettant l'accès à l'ensemble des grandes
dames. Ce que déploie le
reste du texte. La même couleur est choisie pour les deux
habitations :
le brun-rouge. L'opposition tenant à la clôture
nocturne du premier et
à l'ouverture matinale sur le jardin du second. Les
mêmes termes sont
employés pour qualifier les deux décors: "propreté exquise",
mais
avec cette nuance particulière au marquis : la
suavité. Dans le salon
de la marquise, comme dans la maison du marquis, la Chine occupe une
certaine place. Mais dans le cas de la marquise, elle relève
d'une
décoration socialement acceptable, elle témoigne
de la circulation de
l'argent et des dépenses, lesquelles dépenses
présentes (dettes)
s'expliquent, selon la marquise par l'avenir (des enfants, dit-elle ;
le sien, comprend le lecteur qui connaît ses ambitions). Elle
participe
donc à la fois d'un certain exhibitionnisme
(l'hôtel est fait pour être
vu) et d'un égoïsme profond, qui peut se
revéler pourtant socialement utile.
En revanche, chez le marquis, la Chine
ne participe d'aucune
ostentation. Elle est le fruit d'un savoir socialement inacceptable
parce qu'il semble reposer sur un excès, participer de
l'incompréhensible (folie)20 et sur ce
plan-là,
lorsqu'Anne-Marie Baron
émet l'hypothèse que le marquis parle un langage
que nul ne peut
comprendre, hormis le juge, ajouterions-nous, elle a parfaitement
raison21. La circulation monétaire est
déviée. Les dépenses sont celles
de la famille Jeanrenaud, alors que le marquis vit comme un homme
ruiné. De plus, elles sont liées au
passé (celui de la dette, celui de
Nouvion) plutôt qu'au présent, même si
le marquis, lui aussi, leur
donne une justification future (mais exprimée par
un passé "j'ai
voulu", alors que les passés de la
marquise aboutissent à un futur : "ils trouveront").Enfin, le
monde du marquis est un monde du secret (l'appartement où
personne n'entre). Si bien que des deux personnages, entre lesquels
court souterrainement l'opposition rousseauiste social / naturel, si le
narrateur, comme le juge, font pencher, sentimentalement, le lecteur
pour le marquis, le texte, lui, dans sa logique, impose le bon sens de
la marquise.
Le marquis, en effet, et le juge
l'affirme, lucide
malgré sa sympathie pour lui, met en péril la
société elle-même par son
intransigeance. "Sublime",
certes, est son comportement, mais
dangereux pour la stabilité même ("il se
trouverait peu de propriétes
légitimes", p. 490) et pour tout dire inutile. Sa conception
de la
noblesse n'a plus cours, ne peut plus avoir cours. Et c'est bien la
sanction de l'oeuvre. Nous avons signalé que ces enfants si
soigneusement éduqués n'auront pas de place dans
un monde où les hommes
politiques se nomment Rastignac et de Marsay. Le marquis
lui-même
n'existe qu'à travers cette histoire, il est vrai qu'elle
est rapportée
dans six romans à titre d'exemple, de
référence, voire de menace (dans Le
Cousin Pons)
mais la marquise, elle, est présente, le plus souvent de
manière active, dans vingt et un textes.
L'Interdiction
et la Chine permettent donc de dire l'origine immorale des fortunes,
d'en porter condamnation tout en affirmant l'inutilité,
voire le
danger, de la réparation qui ne peut relever que de
la "sainteté",
comme le serrement de mains final le prouve, "comme si deux
lumières
pures se fussent confondues", écrit le narrateur, p. 491 :
le passé est
le passé et les ancêtres doivent retourner
à leur domaine, la
superstition. C'est, malheureusement (et heureusement), Madame d'Espard
qui a raison : "Elle eût approuvé sans scrupule la
conduite de mon
grand-père, et se serait moquée des Huguenots",
dit le marquis. Et
certes, la marquise est fort mal jugée, dans la plupart des
oeuvres où
elle apparaît, elle n'en reste pas moins un personnage fort
et puissant,
semblable à son amie Diane de Maufrigneuse qui, elle aussi,
a fait une
analyse exacte de son époque et explique vertement
aux d'Esgrignon : "Vous
êtes fous ici ? Mes chers enfants il n'y a
plus de
noblesse, il n'y a plus que de l'aristocratie." (Le Cabinet des
antiques, Pléiade IV, p. 1092)22 Et pour Diane,
justement, ce qui
définit cette aristocratie est sa capacité
à "laver", dirait-on
aujourd'hui, un argent "sale"
(parce que résultant d'une accumulation
rapide de capital, généralement lié
à la spéculation financière), car,
ajoute-t-elle: "Epousez qui vous voudrez [sous-entendu une fortune],
Victurnien, vous anoblirez votre femme, voilà le plus solide
des
privilèges qui reste à la noblesse
française."
C'est aussi ce que
reconnaît le jeune de Portuendère en sortant de
prison après que le
docteur Minoret lui a demandé s'il avait
dépouillé la peau de la
vieille noblesse qui n'est plus de mise aujourd'hui... la
réponse fuse
: "il n'y a plus de noblesse aujourd'hui, il n'y a plus qu'une
aristocratie." (Ursule
Mirouët, Pléiade III, p. 877)
Ces deux
personnages disent une vérité, la suite le prouve
puisque l'un et
l'autre auront droit à d'heureuses amours (cas assez rare
dans
l'oeuvre) et que Diane sera aimée et aimera d'Arthez,
modèle même
du grand homme dans La
Comédie...
Qu'il y ait lieu de regretter cet
état de fait sur le plan humain (de
l'individu), c'est ce que dit L'Interdiction,
mais qu'il faille
l'accepter sur le plan social comme une donnée, c'est aussi
ce que dit
le texte : il est interdit de regarder en arrière. Tout au
plus peut-on
faire ce que fait le juge : panser les plaies les plus criardes au jour
le jour,
savoir que toute richesse repose sur un substrat
d'iniquités mais dont
le remède serait pire que le mal car dans tous les pauvres
repose en
germe une semence de révolution, ce que voit Bianchon dans
le cabinet
du juge : "Réunion horrible, dont l'aspect inspirait le
dégoût, mais qui
bientôt causait une sorte de terreur au moment
où l'on s'apercevait
que, purement fortuite, la résignation de ces
âmes, aux prises avec
tous les besoins de la vie, était une spéculation
fondée sur la
bienfaisance." (p. 438)
Le mythe qui informe L'Interdiction est
peut-être bien celui de Sodome
et Gomorrhe : regarder en arrière transforme en statue de
sel et
empêche d'avancer. D'ailleurs, le mari défunt de la dame Jeanrenaud
n'était-il pas conducteur de bateaux de sel... Mais
l'insistance sur la
date de 1816 le disait aussi, plus implicitement: les restaurations
n'ont pas de sens. L'histoire ne se fait qu'au futur si elle ne se
rédige qu'au passé. La Chine en est
elle-même témoin dont la stabilité,
le refus des changements, la mettent en situation
d'infériorité, et
d'abord militaire, face à l'Occident. Les récits
de l'Ambassade Mac
Carthney (1793) et de l'Ambassade Amherst (1816), comme les
premières
escarmouches de la guerre de l'opium (1834) le disaient assez.
Même si
Balzac se refusait, consciemment, à l'admettre, puisque dans
les
articles de 1842, il rapporte en même temps la
réalité : les mandarins
chinois "trompent" l'Empereur
sur les rapports de force entre Chine
et étranger, et son propre désir de voir la Chine
vaincre l'Angleterre.
Ainsi, ce bref récit
à la gloire de la justice, mieux que la justice,
l'équité, écrit-il la profonde
injustice dont vivent les sociétés.
Toute fortune repose sur une exaction, non pas épisodique
(celle d'une
famille, d'une époque, qu'il s'agisse de Louis XIV, ou de la
révolution
française ou de l'Empire) mais constitutive et sans
remède. Pour une Mme Jeanrenaud tirée de la
misère, combien d'autres y plongent-ils
chaque jour pour que, globalement, prospèrent les Etats ?
Cette vision
sociale peut être cynique lorsqu'elle est prise en charge par
un
Vautrin, mais elle est à peine moins brutale dans le cas de
Mme
d'Espard, et des personnages, comme Mme de Bauséant ou
la "tendre"
Henriette Mortsauf, ne donnent pas une leçon
différente aux jeunes gens
qui les sollicitent. Elle peut être douloureuse quand elle
est celle
d'un juge Popinot, même s'il refuse de penser une autre
solution que
celle de la charité chrétienne, dans tous les
cas, elle se lit dans
l'ensemble de l'oeuvre, en même temps que celle-ci fournit la
seule
réparation possible : celle de la littérature (Madame Firmiani,
par
exemple, qui est aussi une histoire de restitution, mais heureuse) ce
qu'entérine Mme Jeanrenaud en disant au juge: "Vous parlez
comme un
livre."
Pères et fils : gérer les
héritages
Cette question de
l'immoralité foncière des fortunes
particulières se rattache aussi, grâce
à la Chine, à celle, plus intime
mais tout aussi sociale, du rapport des fils aux pères.
L'introduction
de la Chine dans ce récit pourrait fonctionner comme la mise
en
place d'un inconscient en ce qu'elle autorise la coexistence des
contradictions, affirmant à la fois la
nécessité de la piété
filiale et son
impossiblité, sur le plan de l'individu, et
l'amoralité foncière de la
vie sociale, pur rapport de forces, sur le plan collectif.
Après ce
texte, le rêve heureux d'une justice finale ne sera plus
permis. Si
dans Madame Firmiani (1832)
le héros pouvait se décharger de sa
culpabilité en restituant la fortune volée par
son père, après L'Interdiction,
il n'en sera plus question. Il restera les fortunes
acquises sur la souffrance et le sang... des autres. Le prix
du
changement est donc élevé et porteur de
culpabilité, mais cette
culpabilité si elle doit être
dévoilée, doit aussi être "oubliée". Il
est donc tout aussi interdit de ne pas la connaître que de la
connaître,
et les personnages (aussi bien que le lecteur) doivent vivre
dans
cette aporie : les fils doivent et ne peuvent se tenir pour
responsables des actes de leurs pères. J'ignore si Freud a
été un
lecteur de Balzac, mais s'il l'a été, il a
dû apprécier23.
La
Chine est bien liée, outre cette question de l'origine des
fortunes, a
une problématique de la filiation que reprendra le
début des articles
de 1842 dans lesquels Balzac commencera par expliciter le lien qui
unit la Chine, lui-même et son père. La
Chine ayant été un domaine
conflictuel entre fils et père : "Je mettais toujours en
fureur cette
personne à laquelle je devais, d'après les lois
chinoises, un si grand
respect qu'elle est presque sacrée, quasi divine, en lui
soutenant..."
La question est bien celle de l'interprétation de
l'héritage : le jeune
Balzac, par esprit de contradiction, soutenant que les magots
étaient
des représentations réalistes des Chinois
eux-mêmes. Autrement dit, la
Chine était pour lui le domaine du grotesque et du plaisant,
du jeu,
alors que son père (comme le marquis) , [qui] adorait ce
peuple
étrange, ne voulait retenir que la grandeur d'un
pays dont les
institutions avaient tant fasciné les philosophes du XVIIIe
siècle que
certaines ont été prises pour modèle,
par exemple les concours pour le
recrutement des serviteurs de l'Etat.
Peut-être pourrait-on
conclure en affirmant que la piété filiale ne
cesse d'informer la
vision chinoise de l'auteur, mais que le récit, lui, sait
très bien ce
qu'il fait en associant Chine et folie. Il dit ce qui est probablement
indicible pour l'auteur lui-même (parce qu'allant beaucoup
plus loin
qu'il ne peut l'accepter en ayant choisi de s'engager dans les rangs
légitimistes), et difficilement pensable encore, pour ses
lecteurs, en
1835 (malgré 1830) que le fonctionnement social peut bien
être amoral,
voire immoral, mais que la Révolution marque
définitivement, et sans
retour (ni possible, ni même désirable) la
société. Nos sentiments,
notre éthique peuvent bien considérer le marquis
comme respectable, il
n'en est pas moins condamné par l'histoire, l'avenir sera
construit par
les Rastignac et les marquises d'Espard.
Pis
encore, c'est tant mieux
!
Pourquoi enfin, le marquis doit
être interdit et pourquoi
sa
passion chinoise est réellement une folie.
Bernard Guyon a
écrit, nous semble-t-il, dans La
Pensée politique
et sociale de Balzac,
Armand Colin, 1967, l'analyse la plus fascinante et la plus pertinente
de ces contradictions dans lesquelles évoluent,
dès le
début, les textes de Balzac et qu'il conclut par cette
phrase
que nous reprendrions volontiers à notre compte :
« Cette hésitation fondamentale [entre
les impulsions
de son coeur et les exigences de sa raison] donne à son
oeuvre
une signification souvent équivoque; mais elle lui
confère aussi un caractère intensément
pathétique qui est une de ses plus sûres
grandeurs. »
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14. aide
à Nouvion : action charitable. Et il n'est pas sans
intérêt de
noter que si la maison de Popinot atteste l'histoire des hommes de
robe, la maison du marquis est toute empreinte des marques de la
religion:" [...] tout respirait cette grandeur que le Sacerdoce a
imprimée aux choses entreprises ou
créées par lui [...]", p. 472.
15. L'Abbé
Grosier : Personnage réel, 1743-1823,
bibliothécaire de l'Arsenal en
1818. Ancien jésuite (la Compagnie a
été dissoute en 1773), il est
l'auteur d'un ouvrage en 7 volumes publié en 1787 : De la Chine ou description de
cet empire d'après les mémoires de la mission de
Pékin.
16. La Chine absorbant
ses conquérants. La même
idée se retrouve dans La
Fausse maîtresse quand
il est question de la Pologne qui aurait dû, en cela, imiter
les
Chinois "qui ont fini par chinoiser les Tartares et qui chinoiseront
les
Anglais, il faut l'espérer" (p. 197). On est alors en pleine
guerre de
l'opium.
17. La liberté artistique
chinoise : Dans ses articles sur La
Chine et les Chinois,
en particulier, celui du 17 octobre, Balzac revient sur cette
idée et
rattache cette conviction à l'esthétique du
grotesque chère aux
Romantiques.
18. Voltaire, Questions sur
L'Encyclopédie, article
« Histoire », entre autres.
19. La
querelle des rites : Au sens strict du terme. Etiemble, dans L'Europe chinoise,
Gallimard 1988, tome 1, pp. 280-307, en rapporte les
éléments
essentiels et fournit une impressionnante bibliographie. Il n'est
jusqu'à Pascal qui n'y ait pris part dans Les Provinciales (5e
lettre) où il accuse tout uniment les Jésuites de
protéger la superstition.
20. Dans Beatrix,
par exemple, lorsque Camille Maupin décrit le personnage
éponyme, elle souligne son affectation en la justifiant par
le fait qu'elle a toujours l'air de savoir des choses difficiles, le
chinois ou l'hébreu, Pléiade II, p. 714.
21. Anne-Marie Baron, "Le
Colonel Chabert et L'Interdiction
ou les fantasmes d'un romancier" in
L'Ecole des Lettres,
n° 3, 1er novembre 1994, pp. 63-73.
22. Les
enfants cités étant la tante du jeune
d'Esgrignon, une célibataire de 47 ans, et le notaire de la
famille, qui a 69 ans. Mais "enfants" pour ne pas avoir
encore compris les nouvelles règles du jeu social.
23.
note de 2011 : Freud a lu Balzac, puisque le dernier livre qu'il ait
lu, avant sa mort, était Le Père
Goriot, qui est aussi le récit d'une ingratitude filiale qui
forme le jeune Rastignac et lui ouvre la voie de ses ambitions. |
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