Illusions
perdues, Honoré de Balzac, 1837-1843
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A propos de Balzac, ce site contient : 1. Une lecture de L'Interdiction - 2. Une présentation de La Comédie humaine - 3. Une présentation de La Muse du département - 4. Extraits de La Muse du département - 5. Une présentation de La Peau de Chagrin. 6. Une présentation de La Maison du Chat-qui-pelote - 7. Une présentation du Bal de Sceaux - 8. Une présentation de La Vendetta. - 9. Une présentation de La Bourse - 10. Une présentation du Curé de village - 11. La Fille aux yeux d'or - 12. Une biographie de l'auteur - |
Rédaction et publicationLe roman est composé de trois parties dont Balzac rappelle dans la préface à l'édition de la troisième partie (1843), intitulée alors "David Séchard", qu'il met en jeu l'opposition Province/Paris. La première ("Les deux poètes" d'abord intitulé "Illusions perdues") et la dernière ("Les Souffrances de l'inventeur", d'abord intitulé "Eve et David"), se déroulent à Angoulême, encadrant la deuxième ("Un grand homme de province à Paris") dont le titre dénote la localisation. Les trois parties publiées séparément en 1837, 1839 et 1843, ne sont rassemblées (avec certaines modifications visant à accroître la cohésion de l'ensemble) que dans le tome VIII de la Comédie humaine, en 1843, publié chez Furne, et forme le dernier volume des Scènes de la vie de province. Balzac y supprime les préfaces qui accompagnaient les premières éditions et les chapitrages comme leurs titres. Le livre complet est dédié à Victor Hugo, mais cette dédicace n'apparaît que dans cette seule édition.Il aura fallu à Balzac plus de six ans pour mener à bien le plus dense et et le plus long de ses romans si l'on excepte Splendeurs et Misères des courtisanes (1845) qui viendra poursuivre les aventures de son héros, dont il a déjà tracé les premières lignes dans La Torpille publié en 1838. Le titre, "Illusions perdues", apparaissait déjà, en 1833, dans l'annonce du tome IV des Scènes de la vie de province. Quoiqu'il ne faille pas confondre roman et autobiographie (confusion contre laquelle Balzac s'est maintes fois insurgé), les expériences d'un écrivain peuvent tout aussi bien que son imagination fournir du matériau à son oeuvre. Ainsi n'est-il pas inutile de savoir que Balzac connaît (même si c'est superficiellement) la ville d'Angoulème où habitaient ses amis Carraud auxquels il rendit visite au moins à trois reprises (en 1831, 1832 et 1833), qu'il a été imprimeur, entre 1826 et 1828 (rue des Marais, aujourd'hui rue Visconti, à Paris) et quoique son imprimerie ne ressemblât en rien à celle de David Séchard, elle lui a fourni une connaissance précise du métier. Par ailleurs, les malheurs pécuniaires de David et Eve, le poids des dettes dans la vie quotidienne est une situation que Balzac dut affronter à plusieurs reprises. Enfin, les démélés d'un jeune écrivain avec les libraires-éditeurs, comme avec les critiques, la nécessité d'en passer par le journalisme à la fois pour vivre et se faire connaître, ne sont pas étrangers à l'écrivain débutant qu'a aussi été Balzac, dans les années 1820. L'intrigue David Séchard et Lucien Chardon sont deux amis. Le premier est fils d'un imprimeur, le second d'un pharmacien. Le premier a perdu sa mère et le second son père. Le roman est celui de leur entrée dans la vie. Lucien, enfant gâté, se sent poète et, encouragé par tout son entourage, partira pour Paris, certain d'y faire reconnaître son talent. David, pour sa part, reste à Angoulême et cherche à découvrir le moyen de produire du papier de qualité à bas prix. Le poète et l'inventeur devront affronter le monde, lequel, chacun le sait, chez Balzac, ne fait pas de cadeaux. |
Balzac en 1836 (lithographie de Bernard Romain Julien, 1802-1871), |
Charles Euphrasie Kuwasseg (1833-1904) Rue animée à Angoulême |
"Faire concurrence à l'Etat-Civil"La formule, devenue bien connue, de l'Avant-propos de 1842, est bel et bien mise en application ici, car ce qui frappe d'abord le lecteur d'Illusions perdues c'est la présence d'une foule de personnages. Il y a, certes, des personnages principaux, d'autres que l'on peut dire secondaires dans la mesure où leur présence ou leurs actions sont subordonnées à l'existence des premiers, mais encore un monde de figurants (dirait-on au cinéma) et d'utilités ajoutant leur profondeur aux situations ou aux milieux évoqués. Per exemple, au début de la troisième partie, lorsque Lucien revient à Angoulême, vont intervenir un meunier et sa femme, un médecin, un prêtre dont les rôles plus que limités n'empêchent pas le narrateur de les caractériser de si près qu'ils en deviennent visibles et nécessaires. Tous les personnages de Balzac, des plus importants aux plus épisodiques, sont à la fois des individus et des types humains construits à partir des divers savoirs du temps: physiologique, psychologique, idéologique, sociologique. Et dans le même temps, ils ont une valeur symbolique. Les portraits sont donc nombreux et tous construits différemment, soulignant ainsi l'individualité de chaque personnage comme le fait aussi son langage.Les personnages de premier plan Lucien Chardon : fils d'un pharmacien et de son épouse, née de Rubempré. Cette ascendance maternelle va jouer sa partition dans les vanités du jeune homme. Il a 21 ans lorsque commence le récit, en 1821. Il est beau, "son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique", avec quelque chose de "féminin" (selon les préjugés du temps) dans son apparence physique qui trahit une tendance psychologique, qui le pousse à croire que "le succès est la justification de tous les moyens", cherchant plus souvent à séduire qu'à s'imposer par le talent et l'intelligence, dont il n'est pas dépourvu cependant. Cette beauté fascine ceux qui l'approchent, hommes et femmes. Etre instable, il va toujours au plus facile, ne s'embarrassant guère des distinctions du bien et du mal quitte à se repentir pour recommencer les mêmes erreurs. Il tombe amoureux de Madame de Bargeton, image parfaite pour lui de la grande dame, puis d'une comédienne. David Séchard : personnage qui contraste avec Lucien par sa solidité, son absence totale de vanité, la conscience de sa lourdeur. Le lecteur fait sa connaissance en situation, face à un père digne d'une pièce de Molière, brutal, avare, puis le narrateur dessine son portrait en contraste avec celui de Lucien, il est "Silène lourdement appuyé sur lui-même" à côté d'un "bacchus" qualifié improprement d' "indien" pour en souligner la grâce et la gracilité. Comme le perçoit Eve, dont il tombe amoureux, il est la bonté incarnée et, comme tel, condamné à se faire gruger dans un monde gouverné par des appétits aussi féroces qu'égoïstes. Eve Chardon : belle, comme son frère (mais brune aux yeux bleus alors qu'il est blond), sensible et fine, elle finit par découvrir qui est réellement ce frère qu'elle a mis sur un piédestal. Elle est courageuse et travailleuse, dépourvue d'orgueil sinon de fierté. Ferme soutien de David qu'elle épouse, elle est douée par son créateur de toutes les qualités. |
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Illustration d'Adrien Moreau (1843-1906), gravure de Alfred Boulot (1814-1898) pour une édition étasunienne, Lost Illusions, (George Barrie & Son, Philadelphie, 1898). Episode essentiel, Lucien surpris aux genoux de Madame de Bargeton par M. de Chandour que M. de Bargeton provoquera en duel et blessera, d'où le départ pour Paris de son épouse. |
Marie-Louise Anaïs de
Bargeton née de Nègrepelisse : elle a 36 ans, a reçu une
éducation sérieuse (similaire à celle de Dinah Piedefer — La Muse du département,
1843 ou à celle de George Sand pour prendre un exemple dans la
réalité), elle est cultivée, s'ennuie beaucoup en Province, rêve
d'aller à Paris. Les circonstances vont lui permettre de le faire et
elle entraînera Lucien avec elle. Sa finesse, réelle, malgré les
ridicules où sa vie angoumoisine l'a enfermée, lui permettra de
s'intégrer très vite au grand monde parisien. Sixte du Châtelet : directeur des contributions indirectes, un "vieux beau, car il avait quarante-cinq ans", s'est imposé à la bonne société sous l'Empire, a été fait baron ; personnage tout entier dévoré par l'intrigue, à son profit, bien entendu. Il courtise Anaïs de Bargeton, "peut-être une veuve riche à épouser", et surtout la cousine de la marquise d'Espard qui pourrait faciliter ses menées. Pour chacune des parties les seconds plans sont occupés par des personnages qui représentent des groupes. Dans la première partie, la noblesse engoumoise, caractérisée (selon les préjugés du temps et de l'auteur) par la mesquinerie, souvent aussi par l'hypocrisie. Pour la plupart d'entre eux, il s'agit de couples, rassemblés dans le salon des Bargeton, traités de manière à être ridicules, à commencer par la manière dont ils s'adressent les uns aux autres en utilisant des diminutifs, tels que "Lolotte" ou "Fifine". Echappe à la caricature la famille Rastignac, la mère et les soeurs du jeune ambitieux qui réussira. La véritable noblesse s'imposant, par nature, par delà province et pauvreté, dans la vision balzacienne du monde. Dans la deuxième partie, c'est l'univers de la presse (les "petits journaux"), de l'édition, du pouvoir (le faubourg Saint-Germain) et du théâtre, surtout représenté par les actrices. A quoi, il faut ajouter le groupe du "Cénacle de la rue des Quatre-Vents". Le monde de la presse s'incarne dans Etienne Lousteau : provincial, originaire "d'une ville du Berry", "Sancerre", monté à Paris où il est depuis deux ans, en 1821. Jeune journaliste ambitieux et intrigant, d'une morale flexible. Il est l'amant d'une comédienne entretenue, ne répugne à aucune platitude pour s'assurer du pouvoir que peut s'octroyer la presse en passant, pour l'essentiel, par le chantage. Sert de guide, voire de modèle à Lucien. Qu'il s'agisse du monde de la presse (Finot, le directeur du journal ou Claude Vignon) ou de celui du pouvoir, les grandes figures de La Comédie humaine y jouent toutes leurs parties : la marquise d'Espard, cousine de Madame de Bargeton, Des Lupeaux, Du Marsay, Rastignac, Blondet, Vandenesse, Mannerville, etc. Ils sont tous là et donnent ainsi une grande profondeur à l'ensemble. Pour le monde du théâtre, ce sont surtout les comédiennes qui jouent un rôle important : Coralie qui tombe amoureuse de Lucien, et Florine, maîtresse de Lousteau, puis de l'écrivain Nathan. Autour d'elles gravitent des bourgeois en mal d'encanaillement, les auteurs, les directeurs de théâtre, la"claque" inévitable menée par Braulard. Face à ces univers où tout est corruption (corrupteurs et corrompus), le Cénacle de la rue des Quatre-vents oppose à la fois sa grandeur d'âme et ses vrais talents. Le groupe rassemblé autour de Daniel d'Arthez, voue une manière de culte à Louis Lambert ; appartiennent aussi au groupe Michel Chrétien, Horace Bianchon, futur grand médecin. Ils tentent, sans succès, d'aider Lucien à ne pas se perdre dans les méandres de la facilité. Enfin, dans la troisième partie, c'est l'univers capitaliste, entrepreneurs, banquiers, mais aussi personnel de justice (avoués, notaires, huissiers) qui assurent la richesse de ce monde de personnages acharnés à la perte de David Séchard, parmi lesquels se détachent les imprimeurs papetiers que sont les frères Cointet, Ceriset, d'abord employé des Séchard avant de se laisser acheter par les Cointet et Petit-Claud, jeune avoué ambitieux qui gagnera, à la faveur des douteuses entreprises des Cointet, une épouse et la place de procureur général. |
Paris/ProvinceDans sa préface à la première édition de la première partie (1837) l'auteur spécifiait "il ne s'agissait d'abord que d'une comparaison entre les moeurs de la province et les moeurs de la vie parisienne" pour en faire ressortir les "illusions" des provinciaux sur eux-mêmes (faute de comparaison), puis le champ d'exploration s'est élargi d'abord à la question de l'attraction de Paris sur les provinciaux et les "illusions" qui l'alimentent, dont celle de "l'illusion" des familles quant au talent de leur progéniture.Le choix d'Angoulême pour incarner ici la province s'explique par le choix même des prétentions du personnage principal : poète espérant l'impression, il y a de la logique à le faire naître dans une ville aux traditions papetières bien enracinées puisque remontant au XVIe siècle. Angoulême c'est aussi une topographie symbolique opposant la ville haute et la ville basse étendue au bord de la Charente. La ville haute concentre les lieux et les acteurs du pouvoir : noblesse, clergé, armée. L'imprimerie de Séchard y est installée "depuis un temps immémorial", établie "à l 'endroit où la rue de Beaulieu débouche sur la place du Mûrier" et assure la communication des autorités "le seul journal d'annonces judiciaires [...] la pratique de la préfecture et de l'évêché". A l'opposé de la ville haute, il y a la ville basse, le faubourg de L'Houmeau, la "ville industrieuse et riche", mais regardée de haut, c'est le cas de le dire : "En haut la Noblesse et le Pouvoir, en bas le Commerce et l'Argent". |
Charles Euphrasie Kuwasseg
(1833-1904)
Vue de la ville d'Angoulême, 1885 |
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Si Madame de Bargeton habite la
ville haute, Lucien vient, lui, de la
ville basse. Passer d'un monde à l'autre ne se fait pas sans mal. La troisième partie va développer la lutte double du monde industriel : la concurrence des frères Cointet (papetiers) qui veulent s'assurer de l'inocuité de l'imprimerie Séchard pour leur propre imprimerie en la maintenant dans des limites fixées (elle survit pour empêcher l'existence d'un concurrent plus énergique) et s'emparer, à moindre frais (c'est un euphémisme) de l'invention de David. Si la noblesse, comme nous le disions à propos des personnages, est un monde d'hypocrisie et de mesquinerie, le monde des affaires ne vaut guère mieux qui y ajoute l'âpreté au gain, le manque total d'empathie. Paris serait-il plus heureux ? Il n'en est, bien sûr, rien. S'il y a bien, face à l'immobilisme provincial, une agitation parisienne constante, tout court, continuellement, celle-ci n'a guère plus de sens. Le haut et le bas n'y sont pas dessinés par la topographie mais par d'invisibles barrières qui rendent tout aussi compliqués les passages d'un groupe à un autre. Ainsi Lucien en fait-il la découverte à l'Opéra lorsque, dûment informés par Châtelet, les jeunes gens à la mode colportent ses origines sociales, lui fermant les portes du salon de la marquise d'Espard. Paris est le lieu des désillusions, Madame de Bargeton voit en Lucien tous ses ridicules, "un petit drôle", comme il voit en elle "une femme grande, sèche, couperosée, fanée, plus que rousse, anguleuse, guindée, précieuse, prétentieuse, provinciale dans son parler, mal arrangée surtout !" Car tout est là, Paris est le monde des apparences, Paris est un théâtre sur la scène duquel il s'agit de "faire croire" au personnage que l'on veut être. Les désillusions de Lucien vont être nombreuses, mais remplacées très vite par de nouvelles illusions. Il n'atteindra pas la gloire par ses oeuvres, aussi belles soient-elles, mais, par son brio et sa légèreté, se fera une place enviée dans le journalisme ; il perd madame de Bargeton mais gagne Coralie. Toutefois, il ne s'agit que d'agitation et, comme au théâtre, la pièce se joue vite et laisse place à l'obscurité, au vide. Dans cette opposition qui semble, à première vue, donner à Paris la première place, le roman ne manque pas d'ambiguités. Paris tient beaucoup du miroir aux alouettes, fascinant et meurtrier. Comme tous les espaces de pouvoir, il ne s'offre qu'aux grands prédateurs : De Marsay, Rastignac ou à ceux qui ne lui demandent rien, D'Arthez ou Bianchon. A ceux qui ne savent pas mesurer leurs forces, il est impitoyable comme en fait l'expérience Lucien. |
La place du Mûrier, Angoulême, 1832 (archives municipales). |
L'épopée du livreS'il y a bien dans le roman une vision des mondes économiques et la présence du monde du pouvoir qui s'agite, certes, dans les salons mais n'en fabrique pas moins le destin du pays, ce qui domine c'est la mise en mots du monde de la production intellectuelle.Ce monde, dans sa complexité et ses contradictions, est progressivement découvert par le personnage principal, Lucien. Il croit être poète puisqu'il a un recueil de sonnets, Les Marguerites, et écrivain puisqu'il a rédigé un roman historique, L'Archer de Charles IX. Mais écrire ne suffit pas, encore faut-il être publié. Il pourrait suivre l'exemple que lui donne D'Arthez dont il devient l'ami et travailler puisqu'il perçoit très vite, par comparaison en découvrant les oeuvres nouvelles, que son oeuvre n'est pas au point, mais il ira au plus facile. Le choix de D'Arthez est le bon, qui suit son chemin sans dévier et finit par publier l'oeuvre qui le placera au rang des grands écrivains de La Comédie humaine aux côtés de Canalis, Camille de Maupin ou Nathan. Lucien se fourvoiera de librairie en journalisme. Ses vers ne seront jamais publiés et son roman ne le sera que sous un autre titre. Les créateurs sont à la merci à la fois des éditeurs, ainsi de Doguereau, spéculant sur la misère de Lucien et baissant le prix qu'il était prêt à payer son roman au fur et à mesure qu'il se convainc de la pauvreté de son auteur, et des journalistes, et Lucien attaquera l'oeuvre de Nathan pour nuire à l'éditeur Dauriat comme il attaquera le roman de D'Arthez pour protéger sa maîtresse. |
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A l'origine du livre, il y a le créateur, mais il y a aussi
l'industrie. Le livre est enfant de l'imprimerie, et le
roman commence là, dans la vieille imprimerie que le père Séchard a
vendu à son fils David. D'autres imprimeries sont évoquées, celle des
Didot à Paris, celle, modernisée des frères Cointet. Pour faire tourner
une imprimerie, il faut du papier d'où la préoccupation de David :
produire en grande quantité et à bas prix le papier dont presse et
édition ont de plus en plus besoin. Lorsque Balzac rédige son roman une
partie des problèmes qu'affronte David sont déjà résolus, mais d'autres
(celui de la matière première, en particulier) ne seront résolus
vraiment que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce qui préoccupe David, l'inventeur, le chercheur, est aussi ce qui préoccupe les industriels, voilà pourquoi les Cointet sont à l'affût. Par ailleurs, les premières années de la Restauration voient se mettre en place progressivement ce qui éclatera dans la décennie 1830, l'importance des journaux et le poids de l'opinion publique qu'ils contribuent à fabriquer mais aussi la transformation de la librairie dans le sens de ce que Sainte-Beuve, plus tard, nommera "la littérature industrielle" (1839). Le narrateur, Lousteau (pour le "petit journal" de Finot) et Blondet (pour la grande presse puisqu'il travaille au Journal des Débats) se chargent de nous guider et de guider Lucien dans un univers compliqué d'intérêts divers (financiers surtout) et de passions, où dominent la jalousie et l'envie. Le monde littéraire, comme le monde tout court, est bien ce que Vautrin disait à Rastignac dans Le Père Goriot (1835), une perpétuelle lutte : "Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption." Le monde de la librairie, ce sont d'abord des espaces physiques, les quais de la Seine (le quai des Augustins où Lucien découvre que les "livres étaient comme des bonnets de coton pour des bonnetiers, une marchandise à vendre cher, à acheter bon marché" ; il découvre ensuite les Galeries de Bois du "Palais Royal" que domine le personnage de Dauriat lequel affirme tout net "je ne suis pas ici pour être le marcheped des gloires à venir, mais pour gagner de l'argent..." Si les quais poussaient à la comparaison avec le commerce, les galeries du Palais Royal renvoient à la prostitution. Ce que le roman montre le plus clairement, dans la collusion entre libraires éditeurs ou non, journalistes et écrivains, c'est la réalité du livre, une marchandise, que ce livre soit un recueil de vers, un roman ou une pièce de théâtre. Il y a bien aussi des tendances dans la création et Lousteau précise qu'il faut choisir son camp, classique ou romantique, étant entendu qu'en littérature, comme en politique, il vaut mieux choisir le côté du pouvoir. Lucien s'y essaiera sans grand succès. Mais si le roman ne proposait qu'une approche socio-économique de ce que Bourdieu appellera "le champ littéraire", il ne serait sans doute pas aussi passionnant. Il met en jeu la littérature elle-même à travers les discours des personnages comme à travers leurs écrits. Les discours décodent pour le lecteur (comme pour Lucien) les "coulisses" de la production, la "cuisine" qui fait d'une oeuvre un succès ou un échec, et les écrits (poèmes, articles de journaux, voire correspondance) fournissent les exemples de ce qui est en jeu, comme le font aussi les diverses critiques, privées ou publiques, d'une oeuvre, par exemple, le point de vue du libraire Doguereau puis celui de D'Arthez sur le roman de Lucien, L'Archer de Charles IX. Comme les éditeurs, les libraires, les journalistes, les lecteurs sont présents dans le récit. Lecteurs passionnés comme Lucien et David lisant Chénier, lecteurs (auditeurs) inattentifs comme les hôtes du salon des Bargeton ; lecteurs en quête de savoirs comme D'Arthez ou Lucien à la Bibliothèque Sainte Geneviève ; lecteurs assidus des cabinets de lecture dévorant journaux et nouveautés, Lucien fréquente le plus célèbre du quartier latin, le "cabinet littéraire de Blosse" ; lecteurs intéressés au sens où les écrits peuvent bouleverser leur vie, ce sont surtout ceux des journaux, qu'ils soient gens de pouvoir (contre lesquels se concocte toujours un petit scandale), gens du spectacle (actrices en particulier, qu'une bonne critique hausse au pinacle et qu'une mauvaise peut détruire) ou simple commerçants comme la marchande de mode que Lucien rencontre dans le journal de Finot. C'est donc l'ensemble d'un système que met à jour le romancier avec toutes ses contradictions, les perspectives bougeant autant que les personnages. Rien n'est absolument bon, ou mauvais, et de toutes façons, créateurs, journalistes, libraires finissent par être tous complices d'un fonctionnement qui est aussi dysfonctionnement. |
A consulter : une documentation sur Angoulême au XIXe siècle. La notice de Joëlle Gleize pour connaître le détail
de la rédaction et
les romans dans lesquels nombre de personnages présents dans Illusions perdues se retrouvent.
A lire : un article de
Patrick Berthier, "La critique littéraire dans « Illusions perdues »",
(L'Année balzacienne, 2008/1, n° 9) |