La Muse du département, Balzac, 1843

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A propos de Balzac, ce site contient
: 1. Une lecture de L'Interdiction - 2. Une présentation de La Comédie humaine - 3. La biographie de l'auteur -  4. Extraits de La Muse du département - 5. Une présentation de La Peau de Chagrin. - 6. Une présentation de La Maison du Chat-qui-pelote. - 7. Une présentation du Bal de Sceaux - 8. Une présentation de La Vendetta - 9. Une présentation de La Bourse - 10. Une présentation du Curé de village - 11. La Fille aux yeux d'or - 12. Illusions perdues -





Le récit paraît d'abord en feuilleton dans Le Messager, du 20 mars au 29 avril 1843, avec des interruptions (Balzac compose au fur et à mesure de la publication), sous le titre de Dinah Piédefer avant d'être repris en volume dans le tome IV de La Comédie humaine, volume II des "scènes de la vie de province", édité par Furne.
L'oeuvre utilise des éléments repris de textes précédents et d'ébauches dont on trouvera le détail sur une page signée Nicole Mozet.
Dans l'édition définitive, le roman est le septième des "Scènes de la vie de province", et forme avec L'Illustre Gaudissart, le 2e d'un ensemble surtitré "Les Parisiens en province"
L'oeuvre est dédiée à Ferdinand de Gramont (Grammont) en reconnaissance, dit Balzac, de l'aide fournie pour constituer les blasons et les devises des familles de La Comédie humaine.
Le texte est disponible sur Wikisource.

     La fiction débute vers 1836, s'achève en 1843, et a pour cadre géographique Sancerre et Paris. Le lien entre les deux villes est instauré dès le début par cette phrase : "Aussi la ville de Sancerre est-elle fière d'avoir vu naître une des gloires de la médecine moderne, Horace Bianchon, et un auteur de second ordre, Etienne Lousteau, l'un des feuilletonnistes les plus distingués." (le mot "feuilletonniste" désigne un journaliste qui a une rubrique régulière dans un journal). Il s'agit, pour Sancerre, de proposer aux élections une de ces deux notoriétés, raison pour laquelle ils sont invités par celle qui a organisé le projet : "la femme supérieure de l'arrondisssement".
     Le récit sera donc l'histoire de cette femme, Dinah Piédefer devenue, par son mariage, Mme de La Baudraye. Il se constitue d'une longue analepse contant le passé de Dinah (qui commence par préciser celui de son mari), suivie du récit des deux soirées au château d'Anzy où elle vit avec son mari, soirées qui transformeront sa vie puisqu'elle tombera amoureuse de Lousteau ;  le récit se poursuit par le séjour de Dinah à Paris, d'abord avec Lousteau, puis seule, après l'avoir quitté, dans l'hôtel de M. de La Baudraye devenu comte et pair de France.
     La première partie du récit dessine le personnage, dans son passé, ses rêves, ses déceptions, son terne présent expliquant l'intérêt porté à Lousteau, plutôt qu'à Bianchon, d'une "physionomie assez peu poétique" : "décoré de la légion d'honneur, gros et gras [...] un air patriarcal, de grands cheveux longs, un front bombé, la carrure du travailleur, et le calme du penseur." Par comparaison, Lousteau paraît léger et séduisant, d'autant qu'il a pour lui tous les prestiges de la littérature. Mais cette erreur de jugement, lorsque Dinah le rejoint à Paris au moment où elle découvre qu'elle est enceinte, deviendra de plus en plus claire.  Sa vie avec lui ira de déceptions en déceptions, occasion pour le narrateur de peindre le monde du journalisme dont il avait perçu l'importance en travaillant Illusions perdues, ainsi qu'il le précisait dans sa préface (1837) : " [...] il [l'auteur] a pensé soudain à la grande plaie de ce siècle, au journalisme qui dévore tant d'existences, tant de belles pensées, et qui produit d'épouvantables réactions dans les modestes religions de la vie de province."
Le roman met en opposition la faiblesse de Lousteau et la force, l'énergie de Dinah ; de même qu'il oppose le monde provincial,


Balzac, à l'époque où il écrit La Muse du département.
Daguerréotype de Louis-Auguste Bisson, 1842

Balzac, 1842
routinier, lent, où Dinah, malgré son énergie et sa volonté, s'ennuie et devient sa propre caricature pendant presque ses treize ans de mariage, au monde parisien, dans lequel elle surgit en janvier 1837 et qu'elle quittera au printemps 1843, après s'être séparée de Lousteau un an auparavant, en mai 1842, en ayant reconquis une forte personnalité dégagée de tous ses ridicules provinciaux. Ce déséquilibre temporel, dans le récit de la vie de Dinah, est accentué par le fait que les deux parties du roman sont à peu près équivalentes; il souligne le "vide" (relatif) de la vie de province et "l'activité" de la vie parisienne : 13 ans d'une vie à Sancerre = 7 ans d'une vie à Paris.

Le personnage de Dinah

Il est placé sous le signe de George Sand, perçu comme un modèle par un certain nombre de femmes, "provinciales" dit le narrateur.
Originaire d'une famille bourgeoise et protestante à la fortune compromise. Orpheline de père, élevée par une mère catholique, Dinah décide de se convertir pour s'assurer des protections, ce qui réussit, puisque le cardinal-archevêque de Bourges la marie, en 1823, alors qu'elle a 17 ans, à M. de La Baudraye, 43 ans, dont la fortune familiale (aussi bien que le nom) provient de la spoliation d'une famille de Protestants, au XVIIe siècle. On retrouve là des traces de L'Interdiction.
Séduisante ("une prestance de princesse"), intelligente et cultivée (elle est romantique, comme il se doit, et collectionne avec goût les objets médiévaux), elle écrira sous le pseudonyme de Jan Diaz, quelques poèmes. En particulier, Paquita la Sévillane, poème narratif lamentant le sort d'une jeune femme exilée à Rouen s'abîmant "ce qui est peut-être atrocement naturel, dans la voie du Vice, mais sans aucune grandeur, faute d'éléments, car il est difficile de trouver à Rouen des gens assez passionnés [...]" commente le narrateur. Dinah n'aura pas le destin de Paquita, mais progressivement, elle s'étiole, physiquement et intellectuellement, devenant ce que le narrateur nomme "une femme de province", auprès d'un mari qui n'a qu'une passion : "la passion de la terre, passion dévorante, passion exclusive, espèce d'avarice étalée au soleil [...].
Orgueilleuse et courageuse, elle est capable d'aller jusqu'au bout de ses désirs (partir vivre avec Lousteau à Paris) mais aussi de les vaincre lorsque ces désirs ne rencontrent plus d'échos.






La Muse du département

Première de couverture de l'édition folio-classique
(détail d'une peinture de Friedriech Von Armeling (1803-1887), Jeune fille au chapeau de paille)

D'un personnage féminin à un autre dans la littérature du XIXe

     Ce roman n'est sans doute pas le plus connu de Balzac. Pourtant, il présente un très beau portrait de femme, complexe et fascinante, qui apparaît comme un jalon entre Elléonore, l'héroïne du roman de Benjamin Constant, Adolphe, 1816, et celle de Flaubert dans Madame Bovary, 1857.  Balzac, d'ailleurs, en fait faire la comparaison directement par ses personnages. Dinah vit dans un monde "matériel" où on compte, où on négocie, où les amants ne sont nullement isolés dans la bulle, bonne ou mauvaise, de leur amour. Elle ne meurt pas d'amour, comme Elléonore, elle se dégage avec panache d'une situation sans issue. Mais elle n'est pas encore comme Emma ;  d'abord par son origine sociale, par son mariage avec le tenace M. de La Baudraye, par ses fréquentations. Elle appartient à l'élite du pouvoir (qui est aussi celle de l'argent). Ce n'est pas un type, mais un personnage, comme Balzac les chérit, débordant d'énergie. Flaubert, en situant Emma dans un autre contexte social lui enlèvera les possibilités que rencontre Dinah, il en fera une femme "ordinaire" et seule, écrasée par un monde qui l'ignore et contre lequel elle n'a, elle, qu'une volonté devenant velléitaire faute d'aliment. Un peu comme si Flaubert avait pris à la lettre la description de la "provinciale" telle qu'elle doit être si elle n'est pas armée de la force de Dinah. D'Elléonore à Emma, le personnage féminin s'est, d'une certaine manière, incarné : son existence s'inscrit dans le temps, dans l'espace, dans un corps, qui lui donnent des limites autant que des pouvoirs, des faiblesses autant que des grandeurs. L'amour, s'il reste une grande affaire, est cerné de toutes parts par le social.

     
Par ailleurs, les autres personnages, sont aussi source de plaisir. Et M. de la Baudraye, "insecte" ou "hanneton", ne manque pas d'intérêt dans ses projets et l'obstination avec laquelle il les réalise.
C'est aussi l'un des romans de Balzac où il est loisible de voir les dimensions romantiques de l'écrivain mêlées à celle du réalisme qui lui est prêté. Réaliste dans la description de Sancerre, des intérêts financiers de M. de  La Baudraye, dans ses manoeuvres, dans l'importance accordée à l'argent et à la peinture d'un monde dont il est le moteur essentiel. Réaliste dans la trajectoire de Dinah avec son faux-pas et son rétablissement qui n'est pas sans rappeler, d'ailleurs,  celui d'Anaïs de Bargeton dans Illusions perdues, mais romantique dans le personnage lui-même, avec sa force, son énergie, ses particularités qui en font une "héroïne", à tous les sens du terme, comme dans celui de son éternel amoureux, M. de Blagny, chevalier servant ne pensant qu'à elle, veillant dans l'ombre de sa "dame" et ne demandant rien en retour. Zola, dans les années 1880, lecteur attentif de Balzac signale " [...] le grossissement des héros ; il [Balzac] ne croit jamais faire assez gigantesque ; ses poings puissants de créateur ne savent forger que des géants."
     Un autre des aspects intéressants du roman est le dialogue qu'il entretient avec les oeuvres du passé (Benjamin Constant, Mme de Staël) et les oeuvres contemporaines (Stendhal, Sand), qui souligne une des manières de travailler de Balzac n'oubliant jamais qu'écrire est toujours écrire "avec", sans compter que ce dialogue est aussi une réflexion sur les pouvoirs, et les jeux, de la littérature.
Enfin, comme toutes les oeuvres de Balzac, celle-ci relève souvent de l'humour, lequel va  de pair avec une vision cruelle du monde décrit et des personnages qui s'y meuvent.


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