Texte 1 :
Après avoir
présenté son personnage, Dinah Piédefer, et son mariage
mal assorti avec un riche et avare gentilhomme de province, M. de La
Baudraye, qui a 26 ans de plus qu'elle, le narrateur interrompt son
récit pour analyser la situation des femmes de province :
[...]
Quelque grande, quelque belle, quelque forte que soit à son
début une jeune fille née dans un département
quelconque; si, comme Dinah Piédefer, elle se marie en province
et si elle y reste, elle devient bientôt femme de province.
Malgré ses projets arrêtés, les lieux communs, la
médiocrité des idées, l'insouciance de la
toilette, l'horticulture des vulgarités envahissent l'être
sublime caché dans cette âme neuve, et tout est dit, la
belle plante dépérit. Comment en serait-il autrement?
Dès leur bas âge, les jeunes filles de province ne voient
que des gens de province autour d'elles, elles n'inventent pas mieux,
elles n'ont à choisir qu'entre des médiocrités,
les pères de province ne marient leurs filles qu'à des
garçons de province; personne n'a l'idée de croiser les
races, l'esprit s'abâtardit nécessairement ; aussi, dans
beaucoup de villes, l'intelligence est-elle devenue aussi rare que le
sang y est laid. L'homme s'y rabougrit sous les deux espèces,
car la sinistre idée des convenances de fortune y domine toutes
les conventions matrimoniales. Les gens de talent, les artistes, les
hommes supérieurs, tout coq à plumes éclatantes
s'envole à Paris. Inférieure comme femme, une femme de
province est encore inférieure par son mari. Vivez donc heureuse
avec ces deux pensées écrasantes ? Mais
l'infériorité conjugale et l'infériorité
radicale de la femme de province sont aggravées d'une
troisième et terrible infériorité qui contribue
à rendre cette figure sèche et sombre, à la
rétrécir, à l'amoindrir, à la grimer
fatalement. L'une des plus agréables flatteries que les femmes
s'adressent à elles-mêmes n'est-elle pas la certitude
d'être pour quelque chose dans la vie d'un homme supérieur
choisi par elles en connaissance de cause, comme pour prendre leur
revanche du mariage où leurs goûts ont été
peu consultés ? Or, en province, s'il n'y a point de
supériorité chez les maris, il en existe encore moins
chez les célibataires. Aussi, quand la femme de province commet
sa petite faute, s'est-elle toujours éprise d'un prétendu
bel homme ou d'un dandy indigène, d'un garçon qui porte
des gants, qui passe pour savoir monter à cheval ; mais, au fond
de son coeur, elle sait que ses voeux poursuivent un lieu commun plus
ou moins bien vêtu.
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Texte 2 :
Dinah est
intelligente et consciente de cette situation qu'elle explique au
journaliste Lousteau, accompagné de Bianchon, en visite
à Sancerre :
[...]
Aussi l'étonnement du docteur Bianchon et du goguenard
feuilletoniste fut-il étrange, quoique réprimé,
quand ils aperçurent au perron d'Anzy la châtelaine
vêtue d'une robe en léger casimir noir, à guimpe,
semblable à une amazone sans queue; car ils reconnurent des
prétentions énormes dans cette excessive
simplicité. Dinah portait un béret de velours noir
à la Raphaël d'où ses cheveux s'échappaient
en grosses boucles. Ce vêtement mettait en relief une assez jolie
taille, de beaux yeux, de belles paupières presque
flétries par les ennuis de la vie qui vient d'être
esquissée. Dans le Berry, l'étrangeté de cette
mise artiste déguisait les romanesques affectations de la femme
supérieure. En voyant les minauderies de leur trop aimable
hôtesse, qui étaient en quelque sorte des minauderies
d'âme et de pensée, les deux amis
échangèrent un regard, et prirent une attitude
profondément sérieuse pour écouter madame de La
Baudraye qui leur fit une allocution étudiée en les
remerciant d'être venus rompre la monotonie de sa vie. Dinah
promena ses hôtes autour du boulingrin orné de corbeilles
de fleurs qui s'étalait devant la façade d'Anzy.
"Comment, demanda Lousteau le
mystificateur, une femme aussi belle que vous l'êtes et qui
paraît si supérieure, a-t-elle pu rester en province ?
Comment faites-vous pour résister à cette vie ?
— Ah! voilà, dit la châtelaine. On n'y
résiste pas. Un profond désespoir ou une stupide
résignation, ou l'un ou l'autre, il n'y a pas de choix, tel est
le tuf sur lequel repose notre existence et où s'arrêtent
mille pensées stagnantes qui, sans féconder le terrain, y
nourrissent les fleurs étiolées de nos âmes
désertes. Ne croyez pas à l'insouciance ! L'insouciance
tient au désespoir ou à la résignation. Chaque
femme s'adonne alors à ce qui, selon son caractère, lui
paraît un plaisir. Quelques-unes se jettent dans les confitures
et dans les lessives, dans l'économie domestique, dans les
plaisirs ruraux de la vendange ou de la moisson, dans la conservation
des fruits, dans la broderie des fichus, dans les soins de la
maternité, dans les intrigues de petite ville. D'autres
tracassent un piano inamovible qui sonne comme un chaudron au bout de
la septième année, et qui finit ses jours, asthmatique,
au château d'Anzy. Quelques dévotes s'entretiennent des
différents crus de la parole de Dieu: l'on compare l'abbé
Fritaud à l'abbé Guinard. On joue aux cartes le soir, on
danse pendant douze années avec les mêmes personnes, dans
les mêmes salons, aux mêmes époques. Cette belle vie
est entremêlée de promenades solennelles sur le Mail, de
visites d'étiquette entre femmes qui vous demandent où
vous achetez vos étoffes. La conversation est bornée au
sud de l'intelligence par les observations sur les intrigues
cachées au fond de l'eau dormante de la vie de province, au nord
par les mariages sur le tapis, à l'ouest par les jalousies,
à l'est par les petits mots piquants. Aussi le voyez-vous ?
dit-elle en se posant, une femme a des rides à vingt-neuf ans,
dix ans avant le temps fixé par les ordonnances du docteur
Bianchon, elle se couperose aussi très promptement, et jaunit
comme un coing quand elle doit jaunir; nous en connaissons qui
verdissent. Quand nous en arrivons là, nous voulons justifier
notre état normal. Nous attaquons alors de nos dents
acérées comme des dents de mulot, les terribles passions
de Paris. Nous avons ici des puritaines à contrecoeur qui
déchirent les dentelles de la coquetterie et rongent la
poésie de vos beautés parisiennes, qui entament le
bonheur d'autrui en vantant leurs noix et leur lard rances, en exaltant
leur trou de souris économe, les couleurs grises et les parfums
monastiques de notre belle vie sancerroise.
— J'aime ce courage, madame, dit Bianchon. Quand on
éprouve de tels malheurs, il faut avoir l'esprit d'en faire des
vertus.
Stupéfait de la brillante manoeuvre par
laquelle Dinah livrait la province à ses hôtes dont les
sarcasmes étaient ainsi prévenus, Gatien Boirouge poussa
le coude à Lousteau en lui lançant un regard et un
sourire qui disaient: "Hein? vous ai-je trompés ?"
— Mais, madame, dit Lousteau, vous nous prouvez que
nous sommes encore à Paris, je vous volerai cette tartine, elle
me vaudra dix francs dans mon feuilleton...
— Oh! monsieur, répliqua-t-elle, défiez-vous des femmes de province.
— Et pourquoi? dit Lousteau.
Madame de La Baudraye eut la rouerie, assez
innocente d'ailleurs, de signaler à ces deux Parisiens entre
lesquels elle voulait choisir un vainqueur, le piège où
il se prendrait, en pensant qu'au moment où il ne le verrait
plus, elle serait la plus forte.
— On se moque d'elles en arrivant, puis quand on a
perdu le souvenir de l'éclat parisien, en voyant la femme de
province dans sa sphère, on lui fait la cour, ne fût-ce
que par passe-temps. Vous que vos passions ont rendu
célèbre, vous serez l'objet d'une attention qui vous
flattera... Prenez garde ! s'écria Dinah en faisant un geste
coquet et s'élevant par ces réflexions sarcastiques
au-dessus des ridicules de la province et de Lousteau. Quand une pauvre
petite provinciale conçoit une passion excentrique pour une
supériorité, pour un Parisien égaré en
province, elle en fait quelque chose de plus qu'un sentiment, elle y
trouve une occupation et l'étend sur toute sa vie. Il n'y a rien
de plus dangereux que l'attachement d'une femme de province : elle
compare, elle étudie, elle réfléchit, elle
rêve, elle n'abandonne point son rêve, elle pense à
celui qu'elle aime quand celui qu'elle aime ne pense plus à
elle. Or une des fatalités qui pèsent sur la femme de
province est ce dénouement brusqué de ses passions, qui
se remarque souvent en Angleterre. En province, la vie à
l'état d'observation indienne force une femme à marcher
droit dans son rail ou à en sortir vivement comme une machine
à vapeur qui rencontre un obstacle. Les combats
stratégiques de la passion, les coquetteries, qui sont la
moitié de la Parisienne, rien de tout cela n'existe ici.
[...]
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