"La Mort du loup", Les Destinées, Alfred de Vigny, 1863 |
Les Destinées est un recueil
posthume de poèmes d'Alfred de
Vigny, rédigés (et pour certains publiés
en revues) entre 1835 et
1849. Le recueil est publié par son exécuteur testamentaire, Louis
Ratisbonne, mais il avait été organisé par le poète lui-même
avant sa mort. "La Mort du loup" est le sixième poème d'un recueil qui en rassemble onze. Il a d'abord été publié dans la Revue des Deux Mondes, le 1er février 1843, mais deux notes du Journal de 1838 le datent de cette année-là : "30 octobre, mardi. Beau. La nuit, écrit : La Mort du loup, poème" et "31 octobre. Travaillé. La Mort du loup, poème" Le manuscrit complet se clot sur "Ecrit le 31 octobre 1838 au Maine-Giraud", autrement dit dans la propriété charentaise de Vigny. Il apparaît donc comme le plus ancien poème du recueil et le paysage dans lequel il place la poursuite des loups n'est pas sans évoquer les Pyrénées, où le capitaine Vigny a été en garnison à Oloron en 1824, depuis la montée "Nous marchions sans parler dans l'humide gazon, / Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes" jusqu'à l'évocation des "chênes d'en bas contre les rocs penchés". Le poème est écrit en alexandrins à rimes plates, distribué en trois parties inégales, la première et la plus longue décrit la traque et la mort du loup (60 vers), la deuxième (12 vers) entame la réflexion du chasseur, la dernière (16 vers) propose une morale de l'héroïsme en faisant du loup, à l'encontre du discours des fables, un modèle. C'est un poème narratif dans lequel un narrateur, "je" inclus dans un "nous", raconte la traque d'un loup qui s'achève la nuit, par la mort du mâle, la fuite de la femelle et des louveteaux, mais c'est dans le même mouvement un récit symbolique qui se met en place dès les premiers vers dans l'évocation d'un paysage faisant entrer les hommes dans le monde de la nature : la forêt ("en écartant les branches"), le silence, la solitude nocturne, le monde du loup, où l'homme se meut en prédateur envahissant et dangereux. |
I
Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon. Nous marchions sans parler, dans l'humide gazon, Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. — Ni le bois, ni la plaine Ne poussait un soupir dans les airs ; Seulement La girouette en deuil criait au firmament ; Car le vent élevé bien au dessus des terres, N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires, Et les chênes d'en-bas, contre les rocs penchés, |
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* loup-cervier : désigne ici réellement un loup de grande taille et non le lynx européen auquel est souvent aussi attribué ce nom. Vient du latin "lupus cervarius «loup-cervier» (proprement «loup qui attire les cerfs») TLF. ** rappel de la légendaire fondation de Rome. Les jumeaux, Romus et Romulus, étaient les fils de Mars (le dieu de la guerre) et de Rhea Silva, fille du roi d'Albe détroné ppar son frère. Les enfants sont abandonnés dans le Tibre, puis recueillis par une louve envoyée par Mars, avant d'être pris en charge par un berger. Ils rendront plus tard le trône à leur grand père avant de fonder Rome, par un fratricide, puisque Romulus tua Remus sur un coup de colère. |
Sur leurs coudes
semblaient endormis et couchés. Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête, Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête A regardé le sable en s'y couchant ; Bientôt, Lui que jamais ici on ne vit en défaut, A déclaré tout bas que ces marques récentes Annonçait la démarche et les griffes puissantes De deux grands loups-cerviers* et de deux louveteaux. Nous avons tous alors préparé nos couteaux, Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches, Nous allions pas à pas en écartant les branches. Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient, J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient, Et je vois au delà quatre formes légères Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères, Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse ; Mais les enfants du loup se jouaient en silence, Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait comme celle de marbre Qu'adorait les romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus**. Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ; Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge pantelante Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer, Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles, Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé, Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. |
Un loup romantiqueLe loup n'a pas bonne presse dans la littérature. Les fables lui donnent rarement le beau rôle, pas davantage les contes, et ce n'est pas Le Roman de Renart qui a arrangé cette perception de l'animal, pas plus que les locutions ou les proverbes. Mais les naturalistes, jusqu'au XXe siècle, n'étaient pas plus indulgents, témoin Buffon. Il est toujours inquiétant, dangereux, prêt à dévorer tout ce qui passe à sa portée.Vigny prend donc ici le contrepied des idées communes, de la doxa. Tout d'abord, son loup est accompagné d'une louve et de deux louveteaux, ce qui est conforme à ce que nous apprend la zoologie, mais contredit les certitudes populaires du loup animal solitaire. Tout aussi conforme à la zoologie est la remarque sur les "loups voyageurs" car les loups se déplacent, et sur de longues distances. Mais le contexte de cette mort est bien celui de l'extermination programmée ("traqués", "mis en quête", "le plus vieux des chasseurs", "chien le plus hardi": il s'agit bien d'une battue et non d'une chasse quelconque) en place depuis des temps fort reculés puisque c'est Charlemagne qui institue le corps de la Louveterie chargé de cette tâche. Le narrateur, chasseur parmi les autres ("nous avons tous alors préparé nos couteaux"), mais qui semble en être le chef puisqu'il arrête la poursuite ("Et n'ai pu me résoudre / A poursuivre sa louve et ses fils") change toutefois de sentiment dès qu'il voit les animaux, car s'il voit "deux yeux qui flamboyaient", il voit surtout la grâce des louveteaux qui jouent dans la clairière et qu'il compare immédiatemment aux animaux familiers que sont les chiens (lesquels d'ailleurs, "lévriers", sont ceux qui étaient utilisés dans les chasses au loup en raison de leur vélocité). A partir de là, il utilise un vocabulaire anthropomorphique (enfants / père / bouche / fils / veuve), associe l'animal à la légende romaine, ce qui fait glisser le loup dans le domaine des dieux et met en scène le massacre (15 vers) sur le registre à la fois épique (le loup seul contre tous, chasseurs et chiens) et pathétique, dans l'opposition des rimes "fer/ chair", "tenailles /entrailles" qui évoquent bien plus l'image de la torture que celle de la chasse. La réflexion du narrateur engendrée par la mort du loup fait de lui le "premier possesseur des bois et des rochers" et l'oppose aux "animaux serviles" ce qui revient à l'ériger en symbole de la liberté. La mort, pour le loup étant, comme pour l'homme, "la grande épreuve". |
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Les couteaux lui
restaient au flanc jusqu'à la garde, Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ; Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche, Et, sans daigner savoir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri. II
J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre, Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois, Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois, Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, A ne jamais entrer dans le pacte des villes Que l'homme a fait avec les animaux serviles |
Le
loup devient ainsi un "maître de vie", celui enseigne la "stoïque
fierté": "sublimes animaux", "sauvage voyageur". Se rappeler que le
voyage est une des métaphores essentielles définissant la vie comme
passage, entre deux néants pour ceux qui ne croient pas en une
divinité, comme une voie vers la vraie vie pour les croyants d'une
religion. L'adjectif "stoïque" est à entendre en son sens le plus familier, la fermeté face au malheur ou à la souffrance, c'est davantage une attitude cornélienne (" Je suis maître de moi comme de l'univers, / Je le suis, je veux l'être" disait Auguste dans Cinna) que celle des stoïciens, philosophes de l'antiquité, disciples de Zénon de Cition. Et pour Vigny, il s'associe automatiquement, dirions-nous, avec la "fierté" qui est aussi une qualité cornélienne, lequel Corneille affirmait dans un de ses poèmes "Je sais ce que je vaux et croit ce qu'on m'en dit", tout comme le Cid disait "Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées / La valeur n'attend point le nombre des années." Qualité, la "fierté" c'est l'orgueil bien placé, et non défaut, dans une vision nobiliaire qui était aussi celle du comte Alfred de Vigny. Le loup retrouve ici son image de "grand seigneur" gaussée, par exemple, dans Le Roman de Renart, que lui donne la majuscule "Loup" lorsqu'il fait face aux hommes et regarde ses assassins. |
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* : qui manque de force à la fois physique et morale (<latin, debilis = faible) ** : à entendre comme "tout de suite atteint" sans avoir eu besoin d'apprendre. |
Qui chassent devant
lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher III
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles* que nous sommes ! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux, C'est vous qui le savez, sublimes animaux ! A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. — Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur, Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur ! Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive, A force de rester studieuse et pensive, Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté**. Gémir, pleurer, prier est également lâche. Fais énergiquement ta longue et lourde tâche Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler, Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. " |
EchosVerlaine, dans Sagesse (1881) consacre le IXe poème de sa troisième partie à l'évocation d'un mélancolique paysage crépusculaire qui résonne avec deux poèmes de Vigny, celui-ci "La Mort du loup" mais aussi avec "Le Cor". Paysage-émotion dans lequel la nuit (crépuscule et coucher du soleil), associée à l'hiver (la bise, la neige), les bois, reprend aussi le faisceau d'associations dans lequel se trame notre rapport au loup depuis des siècles, peut-être même des millénaires. Le poète en joue ici sur le mode mineur, car ce n'est pas la peur qu'il entend susciter mais un sentiment de solitude teinté d'une certaine douceur "Et qui ravit et qui navre à la fois", bien différent en cela des "Loups" de 1867, repris en 1884 dans Jadis et et Naguère, où domine la violence.Si Queneau, presque un siècle plus tard, joue lui aussi avec le poème de Vigny, c'est évidemment, dans une tout autre tonalité. "La vie du loup" est le 148e poème de Battre la campagne, 1968, qui en contient 155. Il renverse l'héroïsation en donnant à son loup des rêves de tranquillité bourgeoise en famille. |
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Le son du cor s'afflige vers les bois D'une douleur on veut croire orpheline Qui vient mourir au bas de la colline Parmi la bise errant en courts abois. L'âme du loup pleure dans cette voix Qui monte avec le soleil qui décline D'une agonie on veut croire câline Et qui ravit et qui navre à la fois. Pour faire mieux cette plaine assoupie La neige tombe à longs traits de charpie A travers le couchant sanguinolent, Et l'air a l'air d'être un soupir d'automne, Tant il fait doux par ce soir monotone Où se dorlote un paysage lent. |
La vie du loup
Frissonnant sous la courbure des
neiges vides
le loup court à travers champs il cherche tout un passé d’alexandrins solides qui le tuaient avec noblesse certes mais qui le faisaient cependant mourir il voudrait s’en nourrir afin que disparaissent ces massacres accumulés tout au long de ces hivers que n’amollissait point la fée électricité alors on ne parlerait plus de lui lorsque viendrait le printemps oiseau rare et sublime il irait passer les deux saisons bleues dans les réserves de l’Etat et revenue la neige il fumerait son cigare en regardant ses petits façonner des boules et madame enfin tranquille chanter les différentes formes acquises par le satellite effectuant sa rotation quelles que soient les saisons* * Queneau évoque ici les légendes associant le loup à la lune |
A écouter : le poème dit par Gérard Philipe. |