21 février 1903 : Raymond Queneau

coquillage


J'écris contre ce qui m'enserre.




photographie Man Ray, vers 1937

Portrait de Raymond Queneau. Photographie de Man Ray, vers 1937.

Que savons-nous de Queneau ? Qu'il est l'auteur de Zazie dans le métro et celui d'Exercices de style, que tout collégien a, un jour ou l'autre, croisé dans un cours de français. C'est peu.
Queneau  est mort en 1976 et les 73 années de sa vie ont été particulièrement occupées. Fils unique de merciers du Havre, cet homme, qui traverse à peu près le XXe siècle, lui ressemble assez bien, car il n'a pas été que poète et romancier, il a aussi été peintre, cinéaste et dialoguiste de cinéma, auteur de chansons (à succès !), dramaturge, membre éminent du Collège de Pataphysique, créateur de l'OuLiPo (qui est une des commissions du Collège), avec François Le Lionnais, membre tout aussi éminent des éditions Gallimard commençant par le statut de lecteur, finissant par diriger l'Encyclopédie de la Pléiade. Dans le monde et à côté du monde, à regarder les traces de sa vie et son oeuvre, le lecteur éprouve le sentiment que cet homme a tout fait, tout connu ; qu'il a arpenté tous les chemins que le siècle lui proposait. Et ni la politique, ni la psychanalyse ne lui ont davantage échappé.

D'où vient Queneau ?

La question ne concerne ni sa famille, ni sa ville natale, mais plutôt les chemins que s'inventent un enfant, puis un adolescent, enfin un jeune adulte pour devenir "ce qu'il est", formule qui n'a de sens, comme d'habitude, que pour nous qui regardons rétrospectivement une vie et une oeuvre finies, un peu plus d'une génération après sa disparition. L'enfant est comme tous les enfants, il va à l'école et il joue, il se raconte des histoires, il les écrit (peut-être un peu plus inhabituel), il apprend à jouer du piano dès l'âge de sept ans, il adore le cinéma (ne tient-il pas des listes de films qu'il a vus ?), il lit tout aussi passionnément et une fois passé son bac (1919: 1re partie ; 1920 : 2e partie), décide d'aller étudier la philosophie à Paris. Inscrit à la Sorbonne, il sera licencié ès lettres en 1926. Entre temps, il aura fait beaucoup de mathématiques et rencontré les surréalistes.
Pendant ses études de philosophie, d'après ce que lui-même raconte, il s'intéresse particulièrement à René Guénon ; métaphysicien et orientaliste, ce philosophe est aussi un mystique. C'est un terrain sur lequel il peut s'entendre avec André Breton, car dans les années 1920, à Paris, le mouvement artistique qui a le vent en poupe est le surréalisme, nom que Breton, Soupault et Aragon, ses fondateurs, ont emprunté à Apollinaire et à son drame Les Mamelles de Tirésias. Grâce à l'un de ses condisciples à la Sorbonne, Pierre Naville, Queneau fait leur connaissance en 1924, mais dès 1921, il s'était abonné à Littérature , la revue qu'ils avaient fondée en 1919.


Il va alors participer à toutes les activités du groupe et à ses publications, dont La Révolution surréaliste, jusqu'à sa rupture avec Breton, pour raisons personnelles, dit-il, en 1929. Les raisons personnelles paraissent être les suivantes : Queneau a épousé Janine Kahn, en 1928. Janine est la soeur de Simone Kahn, première épouse de Breton. Lorsque celui-ci divorce, il jette l'anathème sur Simone, qui devient "infréquentable". Queneau refuse de se soumettre au diktat, rupture. Il est bien possible aussi que d'autres divergences, politiques entre autres, aient joué.
Mais la grande expérience de liberté, et sans doute aussi d'amitié, d'échanges et de travail en groupe, qu'est l'aventure surréaliste marque Queneau comme elle a marqué peu ou prou tous ceux qui l'ont vécue. Elle a secoué les habitudes, permis l'exploration des zones d'ombre de la psyché humaine, joué comme on ne l'avait plus fait depuis le Moyen-Age (les grands rhétoriqueurs) avec le langage.
Après avoir fait son service militaire en Afrique du nord (novembre 1925 - janvier 1927, ce qui lui vaut de découvrir avec la guerre du Rif ce qu'est le colonialisme), participé donc au mouvement surréaliste (en publiant poèmes et récits de rêves), il va se lancer dans une rechercche sur les fous littéraires dans le but, dira-t-il plus tard, "de découvrir un nombre important de «génies méconnus» ", ce qui ne sera pas le cas, mais alimentera un roman qu'il écrit quelques années après, Les Enfants du limon (1938). En 1932, il commence une psychanalyse, avec Madame Lowsky, qu'il poursuivra jusqu'en 1939, tout en suivant les cours d'Alexandre Kojève, (1902-1968, écouter sur Youtube) grand spécialiste de Hegel, ceux d'Alexandre Koyré et ceux d'Henri-Charles Puech, philosophe et historien des religions, à L'Ecole pratique des Hautes Etudes.
En 1933, Gallimard publie Le Chiendent. Même s'il reste bien des chemins à explorer avant que Queneau ne trouve vraiment Queneau, on peut considérer que l'oeuvre commence là, dans un roman foisonnant dont Claude Debon affirme qu'il contient en germe tout ce que l'oeuvre ensuite développera. Le roman reçoit le Prix des Deux magots, inventé pour le couronner, mais qui n'en poursuivra pas moins sa carrière de prix au fil du temps.
Pendant ces années-là, la vie quotidienne n'est pas très facile. Il faut gagner de l'argent et Queneau fait un peu de tout (il a même été placier en nappes de papier pour restaurants). Avec sa femme, ils traduisent de l'anglais. En 1934, un fils est né. En 1936, Queneau décroche une chronique journalière (du 23 novembre 1936 au 25 octobre 1938) à L'Intransigeant "Connaissez-vous Paris ?". Dans un article pour la revue Service, en 1955, l'écrivain fait le bilan de ce jeu qui consistait à poser trois questions sur Paris, jeu qui l'a conduit à une découverte progressive de la ville, à ce qu'il célébrait déjà dans un poème de 1923 intitulé "L'Amphion". Cet intérêt pour la ville est largement partagé dans l'entre-deux guerres par les poètes, en général (Léon-Paul Fargue, Follain) et par les surréalistes en particulier (Nadja, Breton ou Le Paysan de Paris, Aragon)



Un homme occupé

Pendant quelques années, Queneau est un traducteur et un écrivain des éditions Gallimard, avant d'entrer, en 1938, dans le Comité de lecture de la maison comme lecteur d'Anglais, un emploi qui ne suffit pas à assurer vraiment la vie quotidienne, c'est pourquoi en 1939, il trouve un poste de professeur à l'Ecole nouvelle de Neuilly. Incorporé en juillet 39, il est démobilisé en septembre 1940 et reprend  son emploi de professeur. Il va devenir secrétaire général des Editions, en 1941, puis dirigera, à partir de 1954, L'Encyclopédie de la Pléiade, vaste entreprise qui correspondait sans nul doute à sa boulimie de lectures et de savoirs.
En 1944, il est nommé au Comité National des Ecrivains (CNE) chargé de "moraliser" en quelque sorte la littérature et d'écarter ceux qui ont collaboré avec l'occupant nazi, et devient sous-directeur des services littéraires de la radio où il s'agit de jouer à peu près le même rôle. L'engagement politique de Queneau n'a jamais été démonstratif, mais toujours situé dans ce qu'on peut appeler la gauche. Il signera, par exemple, la pétition en faveur des Rosenberg (1952) ; pendant l'occupation, il ne publie que dans des revues résistantes, même s'il occupe toujours son poste aux éditions Gallimard, et devient en 1943, au moment de sa création, membre du jury du prix Pléiade qui avait pour but de couronner un manuscrit inédit.
En 1948, il devient membre de la Société mathématique de France.
En 1950, il rejoint le Collège de Pataphysique, et en 1951 l'Académie Goncourt ; la même année, Boris Vian et lui fondent le Club des Savanturiers (mot valise incluant une perception de la science comme aventure puisqu'il s'agissait de faire découvrir la science fiction aux Français). Toutes ces actvités liées au monde littéraire vont de pair avec de nombreuses incursions dans le cinéma (scénarios, dialogues, chansons) et lui-même tournera un court métrage, Le Lendemain, présenté au festival d'Antibes, en 1950. En 1955, il devient membre du jury du CNC (Centre national de la Cinématographie). Sans oublier la peinture, il expose ses gouaches en 1949, à la galerie Artiste et Artisan. En même temps, Queneau participe à de nombreuses conférences, est membre d'autres groupes, d'autres jurys. Lire en détail sa biographie, c'est voir un homme se démultiplier, bondir, courir, se déplacer, prendre part à toutes les activités culturelles de son époque, et sa vie agitée ne semble se calmer un peu qu'à partir des années soixante, même si c'est en 1960 qu'il fonde l'OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) avec son ami, le mathématicien François Le Lionnais. Pourtant, malgré ces tâches aussi mutliples que variées, Queneau est d'abord et toujours un écrivain.




gouache, Raymond Queneau

Raymond Queneau, gouache, fin des années 1940. On y retrouve, me semble-t-il, l'univers romanesque de Queneau, une certaine solitude des personnages, la morosité d'un décor bien ordinaire, la barrière, à la fois séparation et ouverture.



Un écrivain multi-récidiviste

L'oeuvre de Queneau est multiple, dispersée dans des genres différents tels que la poésie et le roman, les plus pratiqués, la poésie étant première mais le roman, selon l'écrivain, n'en étant qu'une autre forme. Il touche aussi au théâtre, au scénario (Un couple, Jean-Pierre Mocky, 1960) comme au dialogue de cinéma (La Mort en ce jardin, de Buňuel, 1955, ou le commentaire du Chant du styrène, Resnais, 1958, par exemple, étonnant poème didactique en alexandrins sur la fabrication du polystyrène), à la chanson ("Si tu t'imagines", mise en musique par Kosma et chantée par Juliette Gréco est un immense succès populaire), à l'essai. Ceci sans parler du journal intime auquel il s'adonna plus ou moins régulièrement toute sa vie.
La poésie
C'est par là que commence Queneau, et la création poétique est le fil rouge de toute son écriture, depuis le premier poème "La Tour d'ivoire" inséré dans La Révolution surréaliste, n° 9/10 (1927) jusqu'au dernier recueil, Morale élémentaire, publié en 1975.
Le plus étonnant, et peut-être le plus connu, est Cent mille milliards de poèmes (1961) qui se présente sous forme de bandes proposant chacune un vers. Le livre est composé de dix sonnets aux rimes semblables, si bien qu'en tournant une seule bande, on peut fabriquer un autre poème, et ainsi de suite. Queneau dit dans sa préface qu'il a inventé une "machine à faire des poèmes".
Parmi ces recueils, il faut faire aussi une place particulière à Chêne et chien (1937), "roman en vers", qui est à la fois une autobiographie et le récit d'une psychanalyse, et à la Petite Cosmogonie portative (1950) que Queneau lui-même rattache à l'entreprise de Lucrèce dans son De Natura rerum.
Le roman
Le premier des romans publiés est Le Chiendent (1933) et le dernier Le Vol d'Icare (1968). Entre les deux, une douzaine d'autres. Souvent Queneau reprend ses textes, les agence différemment, les réécrit, ainsi de Gueule de pierre (1934) et des Temps mêlés (1941) qui vont alimenter Saint-Glinglin (1948). Dans le volume des Enfants du limon (1938), Queneau présentait les "oeuvres du même auteur" dans un cadre bien particulier, comme si chacun des volumes romanesques (y compris le roman en vers Chêne et chien, 1937, rangé à "psychanalyse") était un élément d'un ensemble, encyclopédique, mise en roman de problématiques scientifiques, ainsi du Chiendent enregistré "Phénoménologie" ou Odile (1937) "Mathématiques" alors que Gueule de pierre se rangeait sous la rubrique "Cosmographie, botanique". Les critiques ont souvent remarqué aussi que ces premiers romans jusqu'à Un rude hiver (1939) inclus, ont des dimensions autobiographiques importantes.




Raymond Queneau, photo Cartier-Bresson

Photographie Cartier-Bresson, années soixante.


A partir de Pierrot mon ami (1942) se dessine un autre paysage romanesque où rejouent les mêmes thèmes sur un mode plus ludique, même si un fond de tristesse se retrouve toujours. Mais les personnages sont maintenant regardés avec plus de tendresse, gens très ordinaires et en même temps extra-ordinaires, marginaux plus aptes que n'importe qui à interroger la normalité, le lieu commun, le cliché. Comme il y a entre ce roman et Les Fleurs bleues (1965) un grand nombre d'échos, le lecteur a le sentiment que les romans qui s'inscrivent entre les deux rejouent les mêmes variations, les mêmes interrogations aussi sur le temps et l'histoire, l'identité (comment la définir au premier chef), le langage. On retrouve, en effet, les mêmes types de personnages et d'interrogations, dans Loin de Rueil (1944), Le Dimanche de la vie (1952) aussi bien que dans Zazie dans le métro (1959), dont le succès a largement dépassé celui des autres. Mais ce n'est guère différent dans les oeuvres de Sally Mara, bien que commande d'un éditeur (Jean d'Halluin pour Le Scorpion qui publie aussi les textes de Vian signés Vernon Sullivan) qui voulait un roman "coquin", le mot convient mieux aux jeux de Queneau que la qualification de "pornographique" ou même "érotique". D'abord On est toujours trop bon avec les femmes (1947), puis le Journal intime (1950) à quoi s'ajoutera Foutaises dans l'édition des Oeuvres complètes de Sally Mara en 1962.

Queneau trouvait que les interrogations sur les auteurs en tant que personnes étaient légitimes, il l'affirme dans son introduction aux Moustiques de Faulkner dont il était le traducteur. On pourrait lui répondre qu'en lisant un auteur, on apprend tout ce que l'on a besoin de savoir, et en particulier ce que cette oeuvre a de singulier, mais ne boudons pas notre plaisir, ni le sien en acceptant de le connaître aussi en tant qu'homme. Pourtant, n'en doutons pas non plus, l'oeuvre de Queneau est profondément singulière et se suffit à elle-même. Ce que j'aime le plus en elle, ce sont les romans de ce que j'appellerai la seconde période, ces romans où le lecteur éclate constamment de rire, et souvent comme dans l'incipit des Fleurs bleues pour de très mauvaises raisons, mais le rire est, comme l'essence de fenouil, ecphractique, il ouvre l'appétit et on entre, tout joyeux, dans la forêt des questions. Les écrivains qui nous offrent ces plaisirs-là sont assez rares pour qu'on ne se prive pas de lire et de relire Queneau.





A consulter
: une bibliographie complète des oeuvres de Queneau dans l'article de Wikipédia.
A découvrir : un extrait du Chant du styrène (Alain Resnais, 1958. Texte de Queneau)



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