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Le poème en prose
Le poème en prose est un joli casse-tête théorique car l'association de
ces deux mots, longtemps antithétiques ("tout ce qui n'est point prose
est vers ; et tout ce qui n'est point vers est prose" affirmait
sentencieusement le maître de philosophie à M. Jourdain ébahi dans Le Bourgeois gentilhomme de
Molière, 1670, acte II, scène 4), ne va pas sans interrogations. La
première portant sur l'identification: comment distinguer un poème en
prose de la prose tout court ? Il n'est justement pas de réponse
univoque à cette question, chaque poète construisant ses propres règles
que le lecteur doit retrouver dans sa lecture, ou à tout le moins dont il doit
ressentir l'efficacité. Toutefois, en reprenant le parcours suivi par
cet étrange objet littéraire avant de s'imposer (depuis la fin du XIXe
siècle, il est peu de poètes qui ne s'y soient essayé), il reste possible d'identifier quelques constantes.
D'où vient le poème en prose ?
Il apparaît en tant que tel avec la publication de Gaspard de la nuit
en 1842. Mais ce
travail de Louis Bertrand dit Aloysius-Bertrand auquel il a
consacré
toute sa vie, très courte (1807-1841) est lui-même l'aboutissement
d'une interrogation qui irrigue le romantisme et qui remonte au moins à la seconde moitié du XVIIe siècle où Boileau définissait déjà le roman comme un "poème en prose". Télémaque
de Fénélon (1699) lui donnait raison dans sa prose rythmée. Le siècle
des Lumières commence par le débat réactivé des Anciens et des Modernes
à propos des traductions d'Homère : prose ou vers ? mais la querelle
fait long feu et, de plus en plus souvent, les traducteurs
choisissent la prose pour faire connaître les poètes étrangers et, par
exemple, Les Nuits
d'Edward Young (1743-1745), traduites par Pierre Prime
Félicien Le Tourneur (1764) connaissent un succès si considérable
qu'elles influenceront encore Alfred de Musset dans les années trente
du XIXe siècle, même si Musset choisit le vers pour écrire
ses propres Nuits.
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Night First
Tired Nature's sweet restorer, balmy Sleep !
He, like the world, his ready visit pays
Where Fortune smiles : the wretched he forsakes:
Swift on his downy pinion flies from woe,
And lights on lids unsullied with tears.
[...]
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Première nuit
Doux sommeil toi dont le baume répare la nature épuisée...
Hélas, il m'abandonne, semblable au monde corrompu, il fuit les
malheureux. Exact à se rendre aux lieux où sourit la fortune, il évite
d'une aile rapide la demeure où il entend gémir et va se reposer sur
des yeux qui ne sont point trempés de larmes.
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Ces
traductions conduisent à s'interroger sur ce qu'est la poésie
puisque même en l'absence du vers et de la rime le lecteur l'identifie.
Parallèlement, certains écrits, ceux de Rousseau, de Chateaubriand un
peu plus tard, déploient un lyrisme
qui a longtemps été considéré comme l'apanage du vers.
Par ailleurs, dans ces mêmes années 1760 paraissent en Angleterre des
poèmes en prose que présente James MacPherson (1736-1796) comme
traduits de l'ancien écossais et attribués à un certain Ossian. Le
succès est immédiat et le livre aussitôt traduit en français par divers
écrivains dont Diderot, voire des hommes politiques comme Turgot qui en publie des extraits en 1760.
Sans doute est-ce sous cette influence que les écrivains
eux-mêmes imaginent de fausses traductions de poèmes transcrits en
prose, ainsi des chansons
indiennes que Chateaubriand insère dans Atala (1802), comme le chant du
guerrier s'adressant à sa bien aimée:
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Je devancerai les pas du
jour sur le sommet des montagnes, pour chercher ma colombe solitaire
parmi les chênes de la forêt.
[...]
Mila a les yeux d'une hermine et la chevelure légère d'un champ de riz
; sa bouche est un coquillage rose, garni de perles ; ses deux seins
sont comme deux petits chevreaux sans tache, nés au même jour d'une
seule mère.
[...]
Ah! laissez-moi devancer les pas du jour sur le sommet des montagnes,
pour chercher ma colombe solitaire parmi les chênes de la forêt!
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Le poème en prose après les Romantiques
Ce jeu de la pseudo-traduction se retrouve chez Mérimée (La Guzla, ou choix de poésies illyriques,
1827), chez Nodier, Smarra, ou chez un poète bien oublié aujourd'hui, Parny, dans des Chansons Madécasses, qu'il affirme issues des traditions malgaches. Au XXe
siècle, Victor Segalen jouera encore de cette possibilité, dont les Stèles
et autres Peintures sont
"traduites en français d'un chinois qui ne fut pas". Cette tendance est dans l'air, comme on peut le voir puisqu'outre la France et l'Angleterre, en Allemagne aussi, Novalis rédige ses Hymnes à la nuit (publiés en
allemand en 1800) en mêlant vers et prose.
Le vers, le vocabulaire dit "poétique", commencent à être perçus comme
des obligations rhétoriques détruisant la spontanéité et l'originalité
qu'exaltent les romantiques. La plupart des poètes français du
début du XIXe siècle vont, comme le rappellera Hugo dans Les Contemplations (1856),
désarticuler le vers pour l'assouplir et faire leur bien de tous les
langages : "J'ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire"
affirme-t-il alors dans "Réponse à un acte d'accusation". Mais seul
Aloysius-Bertrand ira jusqu'à la transformation
radicale du poème, en créant un bref écrit, très dense, où dominent
les images, le rythme, une forte musicalité. Aloysius-Bertrand avait
mis
ses poèmes, qu'il nommait "fantaisies" sous le double signe de Rembrandt
et de Callot,
expliquant dans sa préface qu'il voyait dans
ces deux peintres les deux faces de l'art: la méditation, la profondeur
d'un côté et de l'autre la superficialité, le goût du jeu et du
plaisir. D'une certaine
manière, il liait déifinitivement le poème en prose et la peinture (et
il y a toujours du tableau dans le poème en prose, y compris chez
Jacques Réda), la quête d'un sens dans et à travers les apparences, et
faisait de la ville un des domaines privilégiés de cette exploration
(et/ou invention) du
sens.
Comme la prose, le poème en prose est constitué de paragraphes dont la
structuration et la longueur sont variables chez les poètes postérieurs
à Aloysius-Bertrand.
Un poème en prose se distingue d'un extrait de prose poétique, en ce
qu'il
assume une unité de thème et de sens. Chez Baudelaire, ou Rimbaud, ou d'autres
comme Follain, le titre synthétise souvent cette unité, mais ce n'est
pas toujours le cas.
Il répond cependant toujours aux exigences que fixait Rimbaud à la
poésie, c'est-à-dire l'invention d'un usage de la langue lui conférant
une densité et un éclat qui l'exhaussent bien au-dessus de son emploi
ordinaire :
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Donc le poète est vraiment
voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il
devra faire
sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas
a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe.
Trouver une langue ; [...]
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons,
couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.
Lettre à Paul Demeny, 15
mai 1871
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Avant Rimbaud, Baudelaire en avait fait la théorie dans sa lettre
dédicace à Arsène Houssaye servant de préface aux Petits poèmes en prose, publiés en feuilleton dans Le Figaro en 1862. Il y insiste sur sa dette à l'égard d'Aloysius-Bertrand et
définit le poème en prose comme la réponse à une volonté de souplesse
dans l'expression de la vie spirituelle, laquelle est multiple (âme,
rêverie, conscience) et agitée (mouvements, ondulations, soubresauts).
Par la même occasion, Baudelaire donne au poème en prose tout le
domaine de la "modernité" (autant dire une attention extrême au
présent, c'est-à-dire au fugace par définition) dont les villes sont le
terrain privilégié.
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A Arsène Houssaye
Mon cher ami, je vous
envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans
injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y
est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement.
Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette
combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous
pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le
lecteur sa lecture ; car je ne
suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une
intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de
cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en
nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans
l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour
vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier le serpent tout entier.
J'ai une petite confession à vous
faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux
Gaspard de la Nuit, d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de
quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé
fameux?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et
d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie
moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la
peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
Quel est celui
de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une
prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et
assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux
ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience?
C'est surtout
de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs
innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher
ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident
du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes
suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus
hautes brumes de la rue?
Mais, pour dire le vrai, je
crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j'eus
commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien
loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais
quelque chose (si cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement
différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans
doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde
comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a
projeté de faire.
Votre bien affectionné,
C. B.
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Aloysius-Bertrand, Baudelaire, Rimbaud ont donc concouru à l'invention
d'un nouveau genre littéraire dont le héros de Huysmans, des Esseintes,
dans son roman A rebours (1883)
explique qu'il est l'essence même de la
littérature.
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Des Esseintes reposa sur la table L’Après-midi
d'un faune,
et il feuilleta une autre plaquette qu’il avait fait imprimer, à son
usage, une anthologie du poème en prose, une petite chapelle, placée
sous l’invocation de Baudelaire, et ouverte sur le parvis de ses poèmes.
Cette anthologie comprenait un selectae
du Gaspard de la Nuit
de ce fantasque Aloysius Bertrand qui a transféré les procédés du
Léonard* dans la prose et peint, avec ses oxydes métalliques, de petits
tableaux dont les vives couleurs chatoient, ainsi que celles des émaux
lucides. Des Esseintes y avait joint Le
Vox populi,
de Villiers, une pièce superbement frappée dans un style d’or, à
l’effigie de Leconte de Lisle et de Flaubert, et quelques extraits de
ce délicat Livre de Jade**
dont
l’exotique parfum de ginseng et de thé se mêle à l’odorante fraîcheur
de l’eau qui babille sous un clair de lune, tout le long du livre.
Mais, dans ce recueil, avaient été colligés certains poèmes sauvés de
revues mortes: Le Démon de
l’analogie, La Pipe, Le Pauvre enfant pâle, Le Spectacle interrompu, Le Phénomène futur, et surtout Plaintes d’automne et Frisson d’hiver***,
qui étaient les chefs-d’œuvre de Mallarmé et comptaient également parmi
les chefs-d’œuvre du poème en prose, car ils unissaient une langue si
magnifiquement ordonnée qu’elle berçait, par elle-même, ainsi qu’une
mélancolique incantation, qu’une enivrante mélodie, à des pensées d’une
suggestion irrésistible, à des pulsations d’âme de sensitif dont les
nerfs en émoi vibrent avec une acuité qui vous pénètre jusqu’au
ravissement, jusqu’à la douleur.
De
toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la
forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie,
elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l’état
d’of meat, la puissance du roman dont elle supprimait les longueurs
analytiques et les superfétations descriptives. Bien souvent, des
Esseintes avait médité sur cet inquiétant problème, écrire un roman
concentré en quelques phrases qui contiendraient le suc cohobé des
centaines de pages toujours employées à établir le milieu, à dessiner
les caractères, à entasser à l’appui les observations et les menus
faits. Alors les mots choisis seraient tellement impermutables qu’ils
suppléeraient à tous les autres ; l’adjectif posé d’une si ingénieuse et
d’une si définitive façon qu’il ne pourrait être légalement dépossédé
de sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur pourrait
rêver, pendant des semaines entières, sur son sens, tout à la fois
précis et multiple, constaterait le présent, reconstruirait le passé,
devinerait l’avenir d’âmes des personnages, révélés par les lueurs de
cette épithète unique.
Le
roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page ou deux, deviendrait une
communion de pensée entre un magique écrivain et un idéal lecteur, une
collaboration spirituelle consentie entre dix personnes supérieures
éparses dans l’univers, une délectation offerte aux délicats,
accessible à eux seuls.
En
un mot, le poème en prose représentait, pour des Esseintes, le suc
concret, l’osmazome de la littérature, l’huile essentielle de l’art.
Cette succulence développée et réduite en une goutte, elle existait
déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces poèmes de Mallarmé qu’il humait
avec une si profonde joie.
Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se dit que sa
bibliothèque arrêtée sur ce dernier livre, ne s’augmenterait
probablement jamais plus.
Karl-Joris Huysmans, A Rebours, chapitre XIV
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De fait, depuis la fin du XIXe siècle, il est peu de poètes
qui n'aient
pratiqué le poème en prose, même s'ils n'en font pas nécessairement
leur mode d'expression privilégié. La distinction entre vers et prose
s'est faite ténue au fil du XXe siècle et Cendrars, déjà, en
1913,
intitulait l'un de ses poèmes (poème au sens où il relève du vers libre
et non stricto sensu de la prose) La Prose
du transsibérien et de la petite Jehanne de France. A ce
propos, il disait d'ailleurs : "Quant au mot Prosa: je l'ai utilisé dans le
transsibérien au sens de prose,
dictu du latin vulgaire. Poème paraît très prétentieux, trop
fermé. Prose est plus ouvert, plus populaire." (lettre à Victor
Smirnoff)
(-dictum -us : parole, dit, précepte,
sentence. Ce qui est dit, ce qui est dicté, voire souvent répété.)
Et Francis Ponge ressucite le mot "proême" (dont le sens, emprunté au
latin, était celui de "prélude", "exorde" d'un discours), où la prose
épouse si
étroitement le poème qu'elle le commence et qu'il la finit, en même
temps qu'il fait droit au fait, sans doute, que le poème est toujours
prélude à la poésie, pour nommer
ses textes : ceux de Le Parti pris des choses (1942) et les autres.
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Pour analyser un poème en prose :
1. Rechercher les éléments qui montrent l'unité du texte
2. Mettre en évidence les procédés qui lui donnent un rythme (tous
types de répétitions : répétitions, anaphores, redondances; rythmes au
sens strict : nombre de syllabes dans les propositions ou les phrases,
accentuations ; allitérations, assonances, voire rimes internes)
3. Vérifiez la syntaxe : repérez les figures de constructions
(inversions dans l'ordre habituel des mots ou déplacements ; forme
emphatique)
4. Relevez les figures de style et particulièrement les images (comparaisons, métaphores, périphrases, etc.)
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