Gaspard de la Nuit, Aloysius Bertrand, 1842

coquillage


Gaspard de la Nuit sous-titré Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot est l'oeuvre unique et posthume de Louis Bertrand, publiée un an après la mort du poète, à Angers, par les soins de Victor Pavie et David d'Angers, le sculpteur, avec une notice de Sainte-Beuve s'étendant sur la brève vie de l'auteur. Baudelaire dans la lettre dédicace à Arsène Houssaye (1862) devenant, plus tard, la préface aux Petits poèmes en prose, 1869, y cite le recueil en l'attribuant à Aloysius Bertrand ; Mallarmé fera de même. C'est au cours du XXe siècle que, progressivement, le prénom d'Aloysius se substituera à celui de Louis.





Aloysius Bertrand

Aloysius Bertrand sur son lit de mort. Dessin de David d’Angers (1788-1856), gravé sur bois par Jacques Beltrand. BnF.

Le poète

      Il est né, le 20 avril 1807, Jacques-Louis-Napoléon Bertrand à Ceva (Piémont). C'est le temps des guerres napoléoniennes et son père est lieutenant de gendarmerie. Il a épousé la fille du maire de la petite ville, Laure Davico. Louis est le premier né du couple qui aura encore trois enfants, Balthasar (1808), Elisabeth (1812) et Frédéric (1816). En 1815, le père est mis à la retraite et la famille s'installe à Dijon, sans doute parce qu'y résident quatre de ses soeurs et sa fille née d'un premier mariage, Denise. C'est donc à Dijon que va grandir le jeune Louis. Il entre en 1818 au Collège Royal de Dijon où il fait ses études. En novembre 1826, il est accueilli au sein de l'Académie locale : la Société d'Etudes de Dijon. Il y fera lecture de ses textes. C'est donc très tôt que le jeune homme se voue à la littérature sous les auspices du romantisme naissant. En mai 1828, paraît à Dijon, un nouveau journal, Le Provincial, dont il est directeur (même si pour peu de temps). La rédaction défend les positions romantiques et Louis entre en contact par ce biais avec la jeune garde parisienne.
A la fin de 1828, il "monte" à Paris comme le dit tout provincial. Il y porte le manuscrit de ses "bambochades", titre alors de ce qui deviendra Gaspard de la Nuit, et trouve un éditeur, ce que nous apprend une lettre à sa mère d'août 29 où il lui annonce que cet éditeur a fait faillite. Durant ce séjour à Paris, il est amicalement accueilli aussi bien par Hugo que par Nodier. Il confie son manuscrit à Sainte-Beuve. Toutefois, il rentre à Dijon, en avril 1830. Pendant deux ans, il est journaliste, d'abord au Spectateur, puis dans un nouveau journal, Le Patriote de la Côte d'or, défendant des idées républicaines qui sont les siennes. Il fait représenter un vaudeville sans aucun succès. Il fera d'autres tentatives, plus tard, à Paris, sans y réussir davantage.


En 1833, il retourne à Paris où sa mère et sa soeur le rejoindront (le père est mort en 1827, et en tant que fils aîné il est responsable des femmes de la famille). Ils y vivront avec difficulté, semble-t-il, sans que se sache rien de précis sur les moyens mis en oeuvre pour cela. Peut-être recommandé par Hugo, il propose son manuscrit à Renduel (1798-1874) qui accepte de le publier. Renduel est l'éditeur en titre de la jeunesse romantique, Hugo et Sainte-Beuve, en particulier. L'édition toutefois traîne (d'ailleurs le contrat n'est signé qu'en 1836)  et quoiqu'annoncée, en 1833, dans la liste des publications nouvelles à la fin de La Vie d'Hoffmann, lorsque Renduel se retire, en 1840, le livre n'a toujours pas été imprimé. Les atermoiements de l'éditeur vont sans doute de pair avec le perfectionnisme de l'auteur reprenant sans fin ses textes.
Louis Bertrand est, quant à lui, malade et va passer les quatre années qui lui restent à vivre d'hôpital en hôpital. Atteint de phtisie, il finit par s'éteindre le 29 avril 1841 à l'hôpital Necker. David d'Angers (son ami depuis 1836) accompagna cette difficile fin de vie et, avec Victor Pavie, publie enfin, en 1842, l'oeuvre de son ami.

     Petit livre sans aucun succès, son éditeur prétend n'en avoir (vente et don) fait circuler que 20 exemplaires, il va, à partir des années 1860, prendre de plus en plus d'importance, témoin cette lettre de Chasles-Pavie citée dans la notice d'Etienne Port (édtion Bosse, 1905) : "Théodore de Banville appelait l'oeuvre de Louis Bertrand la mythologie des Lettres françaises. Champfleury le goûtait et le citait entre initiés. Coppée en faisait dans un de ses contes la suprème convoitise d'un bibliophile. Morréas n'en parlait qu'avec effusion et regrettait que Verlaine ne l'eût pas placé dans la galerie de ses poètes maudits.[...] Et j'entends encore Rodenbach interrompant un déjeuner, quelques semaines avant sa mort, pour chanter d'une voix religieuse et en façon de rosaire les versets de "Haarlem. Mallarmé adorait Bertrand. C'était, nous dit sa fille, sa suprème ressource, pour la distraire, quand elle ne savait plus quoi lire : «Prends Bretrand, lui disait son père, on y trouve tout !»" 
Baudelaire en fera l'inventeur du poème en prose et ses successeurs, et ils seront nombreux,  lui emboîteront le pas. Les surréalistes l'ont reconnu comme un de leur pair, témoin Paul Eluard, dans Littérature n° 16 (septembre-octobre 1920) :



LOUIS BERTRAND      Gaspard de la nuit
     Y-a-t-il encore des jeux sur l'herbe et des décorations sur l'air ? Non, il n'y en a plus.
     Y-a-t-il encore des manteaux de flammes et des façons de se plonger dans la mer ? Non, il n'y en a plus.
     Y-a-t-il encore des yeux de nuit, des yeux de jour, des aveugles, des ailes rondes comme la terre et des enfants à tuer ? Non, il n'y en a plus.
 

 
      Depuis, sa réputation n'a cessé de grandir, transformant le "petit romantique" en poète de premier plan, comme en témoigna son inscription à l'agrégation de lettres modernes en 2011 ; il succédait ainsi à Rimbaud (2010).





Gaspard de la nuit

Première de couverture de la première édition, 1842.

Le recueil

      Nous l'avons noté, dès 1828, Louis Bertrand était en possession d'un recueil qu'il intitulait "Bambochades romantiques" ainsi qu'il l'annonçait dans Le Provincial en septembre 1828. C'était déjà mettre ses textes sous une lumière picturale. En effet, le mot "bambochade" attesté en français depuis 1747 (Bloch et Warburg), est emprunté à l'italien bambocciata désignant depuis le XVIIe siècle des scènes rustiques ayant souvent un caractère caricatural, burlesque. Le mot est dérivé du surnom, Bamboccio, donné à un peintre flamand, Pieter van Laer, en raison de sa petite taille. Ce rapport étroit avec la peinture se retrouve dans le sous-titre "Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot" que commente le poète dans sa préface.
Dispositif éditorial :
     Le recueil est constitué d'une épigraphe extraite des Consolations de Sainte-Beuve (19e poème "A mon ami Boulanger"), qui n'apparaissait pas dans la première édition (1842), suivie d'un fragment de poème consacré à Dijon de l'auteur lui-même, d'un prologue intitulé "Gaspard de la nuit", d'une préface, d'une dédicace à Victor Hugo, de six livres, et d'un poème, envoi, adressé dans la première édition (1842), à Sainte-Beuve, mais qui, de fait, était adressé à Charles Nodier. Cela se présente donc comme un livre dans lequel le recueil poétique ne comprendrait que les six livres intitulés "Les Fantaisies de Gaspard de la Nuit" et ce qui les précède et les suit entrerait dans la catégorie que Genette appelle le "paratexte". Or, bien sûr, il n'en est rien, et le recueil doit bel et bien se lire comme un tout, même si ce n'est certainement pas ainsi que l'aurait conçu le poète s'il l'avait publié lui-même. Dans une de ses dernières lettres à David, il le jugeait trop long, aurait voulu l'amputer d'un tiers et supprimer tout à fait la première préface à laquelle, pourtant, fait écho la sixième partie.
Les deux épigraphes initiales entrent en résonance avec toutes les autres (tous les poèmes sont précédés d'une épigraphe, quelquefois même de deux). Elles font ainsi entrer le recueil dans l'univers du livre, s'une part en suivant une mode lancée par Nodier avec Jean Sbogar (1818), d'autre part en mettant les textes sous le signe de la parole transmise puisque en sus de noms connus (Chateaubriand, Byron, etc.), les épigraphes renvoient aussi à des écrivains plus confidentiels, par exemple, Charles Brugnot, Ferdinand Langlé, voire aux proverbes, aux chansons, aux chroniques, à une parole privée ainsi en IV, 8 des mots attribués à une "grand mère" s'adressant "à ses petits enfants". Prose, vers, théâtre, parole populaire, le poète les rassemble et en fait, par là même, un seul grand "corpus" littéraire où s'abolissent les hiérarchies, de même que le recueil proposant des proses poétiques s'ouvre, paradoxalement, sur deux épigraphes en vers. C'est, en somme, jouer du paradoxe : paraître respecter "la tradition" (quoi que ce mot veuille dire) en se mettant, comme le dit la dédicace à Hugo, sous la "protection" des maîtres, et dans le même mouvement la clamer nulle et non avenue pour inaugurer une parole poétique inattendue alors.





Félicien Rops

Frontispice de l'édition de 1869, préfacée par Charles Asselineau. Félicien Rops (1833-1898)

Le prologue(dans sa correspondance le poète l'appelle "première préface"), intitulé "Gaspard de la Nuit" se présente sous forme d'un dialogue entre "Je" qui se déclare "poète" puisqu'en quête de l'art, imprimeur-éditeur à la fin, qui signe Louis Bertrand,  et un pauvre hère, rencontré dans un jardin, que le premier identifiera comme "Gaspard de la Nuit" d'après le nom porté sur son manuscrit. L'enjeu de la conversation est une définition de "l'art", "chimère", "pierre philosophale" ; cette dernière "définition" permettant à la fois d'en saisir l'impossibilité (autrement dit sa dimension essentiellement idéale) tout en faisant du poète un "alchimiste", image dont Rimbaud se souviendra. En revanche, ce qui est mis en valeur c'est le parcours de la recherche, lequel met en place les thèmes du recueil : amour et mort, nature et histoire, le bien, le mal tout autant que la conformisme et la révolte, la révolte primant (Gaspard de la Nuit est assimilé au diable par l'informateur de "Je"), le corps et l'esprit, l'humour aussi.
La préface signée Gaspard de la Nuit, brève, se contente d'affirmer que l'art (comme Janus) a deux faces : celle, grave, de la méditation (Rembrandt) et celle extravertie du jeu et du plaisir (Callot). Notons que le Callot ainsi évoqué est davantage celui des scènes de la Commedia dell'Arte que le graveur des Misères et malheurs de la guerre.
Mais cet éclairage pictural ne se borne pas à ces deux noms, et d'autres peintres (onze noms sont cités) fournissent leur caution à ce qui se met ainsi sous le signe du visuel, comme si Aloysius Bertrand anticipait sur le projet d'Eluard : "donner à voir". Il se défend, par ailleurs, de proposer aucune théorie, ce qui souligne l'ambiguité du mot "art", incarnantion du Beau ou technique. Les deux sont inséparables, comme les exemples du montreur d'ombres, Séraphin, et de Guignol, le soulignent.
La dédicace "A M. VIctor Hugo" : Premier poème en 5 strophes qui tout en rendant hommage au chef de file des Romantiques, en présentant l'auteur comme un obscur et humble poète destiné à l'oubli,  parie sur la postérité dans les trois dernières strophes consacrées à sa redécouverte.
     Suivent les six livres qui s'ouvrent tous sur un "incipit" : "Ici commence le x livre des Fantaisies de Gaspard de la Nuit", et se ferment sur un explicit "Ici finit le x livre des Fantaisies de Gaspard de la Nuit". L'organisation typographqiue est à retenir puisque la formulation dessine un triangle inversé  : "Ici commence le premier / livre des Fantaisies / de Gaspard / de la / Nuit".
I. Ecole flamande : 7 pièces ("Harlem", "Le Maçon", "Le Capitaine Lazare" [dans l'édition de 1842 remplacé par sa première version "L'Ecolier de Leyde"], "La Barbe pointue", "Le Marchand de tulipes", "Les Cinq doigts de la main", "La Viole de Gamba", "L'Alchimiste", "Départ pour le sabbat")
II. Le vieux Paris : 10 pièces ("Les Deux Juifs", "Les Gueux de la nuit", "Le Falot", "La Tour de Nesle", "le raffiné", "L'office du soir", "La Sérénade", "Messire Jean", "La Messe de minuit", "Le Bibliophile")
III. La nuit et ses prestiges : 11 pièces ("La Chambre gothique", "Scarbo", "Le Fou", "Le Nain", "Le Clair de lune", "La Ronde sous la cloche", "Un Rêve", "Mon Bisaieul", "Ondine", "La Salamandre", "L'Heure du sabbat")
IV. Les chroniques : 8 pièces ("Maître Ogier (1407)", "La Poterne du Louvre", "Les Flamands", "La Chasse (1412)", "Les Reîtres", "Les Grandes Compagnies (1364)", "Les Lépreux", "A un Bibliophile")


V. Espagne et Italie : 7 pièces ("La Cellule", "Les Muletiers", "Le Marquis d'Aroca", "Henriquez", "L'Alerte", "Padre Pugnaccio", "La Chanson du masque")
VI. Silves (le terme "silves", qui a remplacé "fantaisies diverses" barré sur le manuscrit, est emprunté au latin. Il désignait un ensemble de pièces poétiques dont les sujets étaient variés et sans rapport entre eux, s'offrant comme des arbres différents constituant une forêt, silva, silvae, par exemple chez Stace): 6 pièces ("Ma Chaumière", "Jean des Tilles", "Octobre", "Sur les rochers de Chèvremorte", "Encore un printemps", "Le Deuxième homme")
      Le tout s'achève sur un envoi, dernier poème adressé à Nodier "A M. Charles Nodier". Il est composé de 6 strophes, plutôt brèves et portent sur le statut du ilivre : à la fois "livre du fou", destiné à l'obscurité peut-être, mais peut-être aussi à la renaissance puisque "refleurira toujours la giroflée, chaque printemps" et qu'un poème précédent avait identifié le poète à la giroflée (cf. "Sur les rochers de Chèvremorte", "le poète est comme la giroflée").
     A cet ensemble peuvent s'ajouter deux notes, l'une destinée "à M. le metteur en page", l'autre porte sur les illustrations. La première insiste tout d'abord sur "Blanchir comme si le texte était de la poésie", ce que la note réitère à plusieurs reprises. Le poète y parle "d'alinéa" ou "couplets" : "il [le metteur en page] jettera de larges blancs entre ces couplets, comme si c'étaient des strophes en vers" [c'est lui qui souligne]. Il s'agit donc de textes qui fusionnent trois dimensions de l'écrit, la prose (alinéa), la chanson (couplet) et la poésie (strophe) ; le lecteur, à son tour, pourrait penser au "verset" ("Division d'un texte poétique composée d'une phrase ou d'une suite de phrases formant une unité rythmique" TLF) tel que mis en oeuvre, plus tard, par Claudel, voire Aragon. On comprend que Baudelaire en ait fait des "poèmes en prose".
      Quant aux instructions pour l'illustration, elles permettent de voir que le livre III était considéré comme le plus important puisque l'illustration ne se contente pas d'une idée par poème mais en signale 19 (pour onze pièces) et se termine sur "etc., etc., etc."  comme si cette partie était particulièrement vouée à l'image, permettant d'inférer que le projet du recueil lui-même était bien de "donner à voir". Il y signale aussi que les livres IV, V, et VI sont "moins importants aux yeux de l'auteur".



Le Titre

et ses ambiguités...
     Avant de quitter Dijon, en 1828, le poète avait annoncé la publication prochaine de ses "Bambochades romantiques" ; il situait donc ses écrits sous un double éclairage, celui de la peinture (anecdotique, pittoresque, vouée à la vie quotidienne sous un angle plus critique que laudateur) et du romantisme naissant, c'est-à-dire un mouvement artistique se constituant autour de Hugo (Cromwell et sa préface datent de 1827) qui voulait révolutionner les arts en les adaptant à leur époque, en rappelant, entre autres, que tragique et comique, sublime et grotesque, beau et laid, dans la vie réelle étaient rarement séparables.
     Quand il signe un contrat avec Renduel, en 1836, le livre a pris pour titre Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot. Comme la page de garde du manuscrit indique "par Louis Bertrand", ce qui précède semble bel et bien renvoyer à un titre, et c'est bien ainsi que le note le contrat avec Renduel. Toutefois, la première préface en contant la rencontre de "Louis Bertrand" qui l'endosse avec un inconnu lui confiant un manuscrit signé "Gaspard de la Nuit" tend à diviser le titre en deux : un nom propre, celui d'un auteur, et un titre "Fantaisies..." et ce d'autant plus que chaque partie en réitère l'affirmation "le livre des Fantaisies de Gaspard de la Nuit". Le poète ainsi ne lève nullement l'ambiguité mais l'entretient, la fiction du manuscrit confié à un éditeur est presque un cliché tant elle a été utilisée, mais en même temps, l'autuer semble s'en désintéresser et ne fait rien pour l'entretenir. C'est un peu comme s'il affirmait, sans le dire, ce que déclareront, pour leur part, Nerval et Rimbaud : "Je est un autre". D'autant, sans doute, que dans la première préface Gaspard de la Nuit est assimilé au diable et que, de fait, ses pièces poétiques font une large part au monde de l'inquiétude et de l'inquiétant.




la tour de Nesles Jacques callot

La tour de Nesle et le pont neuf, gravure de Jacques Callot vers 1629. BnF.



Reste ce qui peut apparaître comme un sous titre "Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot". Le mot "fantaisies" désignerait le type d'écrits, de textes proposés. Il connote à la fois l'imagination (versus la réalité), la liberté (la fantaisie en musique est un morceau qui n'obéit à aucune règle), l'instabilité aussi (fantaisie a souvent pour synonyme "caprice", engoûment de peu de durée). C'est indiquer des textes brefs (ce qu'ils sont), n'obéissant à aucune des règles de la rhétorique, issus d'une imagination particulière. Le fait est que les contemporains auront du mal à les définir, Sainte-Beuve, dans sa notice (édition de 1842), parle de "ballades en prose". Baudelaire en fera l'inventeur du "poème en prose" en quoi lui emboiteront le pas tous ses successeurs. Sans doute, ce sous-titre doit-il beaucoup à Hoffmann et à ses "Fantasiestücke in Callots Manier", (1814) dont parle Jean-Jacques Ampère dans un article de 1828, puis que Loeve-Veimars traduit par "Fantaisies à la manière de Callot" en 1829. La préface signée de Gaspard de la Nuit semble moins renvoyer à ces deux artistes qu'à leurs oeuvres, celle du philosophe de Rembrandt  et les Caprices comme les Fantaisies de Callot. "A la manière" indique moins une inspiration précise qu'une "méthode" en somme, telle que Hoffmann la définissait dans sa nouvelle "Jacques Callot" à l'orée de ses "fantaisies" : débusquer la profondeur dans la surface : "L’ironie qui met en conflit l’homme et la brute pour tourner en dérision les habitudes et les façons mesquines de l’homme est le symptôme d’un esprit profond ; et c’est ainsi que ces figures grotesques de Callot, à moitié humaines, à moitié bestiales, dévoilent à l’observateur judicieux et pénétrant, toute la secrète morale qui se cache sous le masque de la scurrilité." (traduction Henry Egmont, 1836)
Autant dire que le titre nous avise d'avoir à lire "cum grano salis". Rembrandt nous inviterait à la méditation sur la condition humaine telle que les marionnettes, métaphores ou non, (le théâtre d'ombre autant que Guignol ou Polichinellle) la joueraient sur le théâtre de "l'autre scène", comme aurait dit Octave Mannoni (1899-1989).

Les poèmes

     Sous ce titre s'organisent donc six parties. Les textes se construisent, le plus souvent, en six strophes mais quelquefois débordent cette norme, souvent parce que des dialogues y ont large part comme dans "Les grandes compagnies" (IV, 6). Ces strophes, à leur tour, peuvent être plus ou moins développées, par exemple, "Harlem" où chaque verset est constitué d'une seule phrase retenant deux ou trois éléments, ou "Le Deuxième homme" qui les démultiplie dans les accumulations et les répétitions.
Deux thématiques dominent : la nuit et le Moyen-Age. Si le livre III, "la nuit et ses prestiges" met bien l'atmosphère nocturne au centre du recueil, il n'en reste pas moins que la majorité des poèmes, dans tous les livres, ont pour cadre la nuit. La nuit est propice à l'imaginaire puisque l'être humain est une créature diurne; lorsqu'il est privé de son sens dominant, tout devient possible, une goutte d'eau se déployer ondine, les rêves et les cauchemars s'imposer comme des réalités, toutes les superstitions se développer engendrant fascination ou terreur, voire les deux à la fois.



dessin Louis Bertrand

Pierrot pendu devant la lune, dessin de Louis Bertrand, Bibliothèque municipale d'Angers.


Le cadre à la fois spatial et temporel du Moyen Age se prête sans doute mieux qu'un autre à l'évocaton d'émotions s'incarnant dans des personnages parfois ridicules (La sérénade), parfois dangereux (La chasse), parfois pathétiques (Les lépreux). C'est, en effet, au temps où écrit Bertrand, un univers encore très mal connu, se résumant à une série de clichés (mais un  cliché, plus qu'une vérité, est porteur d'imaginaire). Le Moyen Age d'Aloysius Bertrand est surtout une question de vocabulaire : force châteaux, tourelles, clochers gothiques, monastères, gnomes et fées, démons, alchimistes, brigands, vagabonds, sabbats, gibets, etc., mais aussi force archaïsmes : "escarcelle", "tirelaine", "cagou", "arquebusade", "lansquenet", "turlupin", "moustier", "pertuisaniers", etc. Ce Moyen Age est en fait celui qu'a dessiné la Renaissance (temps obscurantistes), et correspond, plus ou moins aux XIVe et XVe siècles, comme les chroniques (livre IV) le signalent dans les dates qu'elles asssocient aux titres des poèmes. C'est un temps perçu comme pittoresque parce que ressenti comme un univers de contrastes, misère et richesse, violence et souffrance, luxure et ascèse, obscurité et feu (les brasiers sont nombreux qui font ressortir ces contrastes). C'est aussi, comme le précisait Nodier dans son introduction aux Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France (1820), qu'il est cette période imaginée comme moins porteuse d'histoire (qui serait la science du passé) que comme récit contaminé de toutes les croyances. Nodier disait de son entreprise "ce voyage n'est donc pas un voyage de découvertes ; c'est un voyage d'impressions", Gaspard de la Nuit offre aussi un monde d'impressions à partir de ce Moyen Age à la fois convenu (sorcières, alchimistes, routiers) et en décalage, glissant parfois vers l'anachronisme. Point de chevaliers ni de gentes dames, point de courtoisie ("La sérénade" se termine brutalement "Et la perruque de monsieur le conseiller se mouilla d'une rosée que ne distillait pas les étoiles"), mais des gueux, des soudards, des lépreux, pour l'essentiel des marginaux (dont les Juifs en butte à l'antisémitisme), des pauvres quie la nuit réunit, souvent autour d'un feu, et qui peuvent, l'espace d'un moment, coexister avec les puissants (cf. La Tour de Nesle). Le Moyen Age d'Aloysius Bertrand est une "saison mentale",  similaire à l'automne de Guillaume Apollinaire dont ce dernier disait qu'il était sa "saison mentale" ("Signe", Alcools, 1913).
Une autre des caractéristiques des poèmes (dont Baudelaire s'emparera) est que les évocations sont, pour l'essentiel, urbaines. Ce sont les villes, Dijon, dans la première préface comme dans le sixième livre, celles de Hollande dans le premier livre ou Paris dans le deuxième, qui offrent ces instantanés que sont chauqe poème. La nature est fort peu présente et ne l'est que sur le mode convenu de la forêt inquiétante ("Un rêve"), de la montagne propice aux guets-apens (Les Muletiers") ou, sur le mode de la rêverie, la "chaumière" à l'écart du monde. La ville, en revanche, offre à la fois les méandres de ses rues, la présence de ses monuments, mais surtout la présence de sa population, les rencontres, les échanges rapportés sous forme de dialogues elliptiques, le plus souvent, comme saisis sur le vif, par exemple dans "Les reîtres ou "La tour de Nesles".




Benassit

Illustration de Louis Emile Benassit, "Départ pour le sabbat" pour un exemplaire de gaspard de la Nuit ayant appartenu au chocolatier Henri Breuil (1888-1971). Bibliothèque patrimoniale et d'étude de Dijon.


Aloysius Bertand l'alchimiste
Dans l'article que lui consacre Pierre Larousse dans son Grand Dictionnaire universel (1867, Tome 2, B), tout en regrettant le peu d'intérêt que suscite encore ce grand poète mal connu et en proposant deux de ses poèmes, "La barbe pointue" (Gaspard de la Nuit, I, 4) et "Madame de Monbazon" (écarté du recueil), il est rappelé les qualités du poète "sa prose nombreuse, cadencée, rhythmique, d'une élégance et d'une pureté irréprochables, nette et précise dans l'expression et avec cela d'un pittoresque achevé, constitue une poésie véritable, et le poète ne se débarassait des entraves de la rime que pour s'en créer d'autres plus difficiles à vaincre."
De fait, chaque pièce du recueil est un petit bijou, extrait, distillé, dirait-on, d'un subtil mélange d'ingrédients, à première vue fort ordinaires parce qu'ultilisés au même moment par nombre de ses contemporains, mais dont il obtient un résultat unique.





Cinq éditions sont disponibles sur Gallica : l'édition originale de 1842 avec la notice de Sainte-Beuve ; l'édition Asselineau (1868) avec un frontispice de Félicien Rops ; une édition de 1903 (le livre et l'estampe) illustrée par Jules Fontanez ; une édition de 1904 (Ambroise Vollard) illustrée par Armand Seguin ; une édition de 1920 (Ch. Bosse libraire) avec des dessins du poète à la fin du volume.

A écouter
: "Gaspard de la nuit : relecture d'un chef-d'oeuvre" sur France Culture, émission "Relecture", par Hubert Juin, diffusée le 26 juin 1981
Une vie , une oeuvre, "Les enchantements de Gaspard de la nuit", France culture, 9 avril 1992.
A consulter : un article de  Nathalie Ravonneaux sur Gallica.
Le lexique des noms communs dans le recueil établie par Nathalie Ravonnaux
A découvrir : Charles Aselineau.
A lire : la biographie de Cargill Sprietsma, Louis Bertrand dit Aloysius Bertrand, Une vie romantique : étude biographique d'après des documents inédits (1927), que présente Jacques Bony (2005)



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