Illuminations, Arthur Rimbaud, 1886

coquillage


Conditions de publication

        Les 42 poèmes (ou 43 selon le statut  donné à "Villes" parfois traité comme un poème unique en deux parties, parfois comme deux poèmes séparés) actuellement regroupés sous ce titre, dans les éditions contemporaines, ne sont pas un recueil organisé par Rimbaud. Pour l'essentiel, il s'agit de poèmes en prose, genre alors tout nouveau dans lequel peu de poètes s'étaient encore risqués.
       Un ensemble de poèmes paraît sous ce titre, en 1886,  dans la revue La Vogue, que dirige Gustave Kahn, en 4 livraisons du 13 mai au 21 juin dans les n° 5, 6, 8 et 9. La revue accueille les poètes symbolistes. Dans cet ensemble sont inclus des poèmes versifiés que les éditions du XXe siècle ne reprendront pas.
Il n'existe pas de manuscrit des Illuminations, et l'on ignore même si le titre est de Rimbaud. Il apparaît dans une lettre de Verlaine de 1878 ; il y  affirme qu'il s'agit d'un mot anglais et le traduit par "gravures coloriées"; il ajoute, plus tardivement, en 1886, que Rimbaud l'aurait sous-titré "Painted plates".
Les copies de ces poèmes (certaines de la main de Germain Nouveau, un poète, ami de Rimbaud, avec lequel il a séjourné en Angleterre en 1874), liasse non paginée, ont circulé, semble-t-il entre Nouveau, Verlaine et Sivry (ex beau-frère de Verlaine) jusqu'à ce que Kahn, en 1886, se propose de les publier. Il demande alors à Félix Fénéon d'en préparer l'édition: c'est lui qui organisera l'ordre des poèmes et paginera les feuillets. Mais dès la publication en volume, la même année, l'ordre est déjà changé. En 1895, cinq nouveaux textes ("Fairy", "Guerre", "Génie", "Jeunesse I" et "Solde") seront ajoutés.
       L'agencement des textes résulte des interprétations des critiques et des chercheurs. Toutefois, Lefrère, dans sa biographie (2001) considère que les 24 premiers feuillets ont été paginés par Rimbaud (que l'ordre actuel de "Après le déluge" à "Barbare" serait donc le fait du poète. Certains poèmes étant rédigés sur le recto-verso de la même feuille ne peuvent être séparés, c'est le cas de "Dévotion" et "Démocratie", et de "Bottom » et "H".)
      Toutefois si l'on accepte l'idée que le recueil obéit à une poétique du fragment, il n'y a guère d'inconvénient à ce désordre et l'on peut admettre que les poèmes jouent davantage sur les échos, les tissages, les reprises, les oppositions que sur une démarche linéaire comme dans Une saison en enfer.
Les chercheurs s'accordent, aujourd'hui, à considérer que la rédaction en a probablement commencé en 1873, avant celle d'Une saison... pendant l'été 73, puis s'est poursuivie en 1874, en grande partie à Londres où Rimbaud est retourné pour quelques mois. Ainsi, il s'agirait bien des derniers textes de Rimbaud. De nombreux poèmes font écho, en effet, aux textes d'Une saison... et  Pierre Brunel voit, en particulier, dans le thème de la ville (construction utopique) un lien avec la dernière section d'Une saison... On lit, en effet, dans "Adieu" : "Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes." Et les "splendides villes" sont bien un des thèmes récurrents des Illuminations.





Vogue, 1886

La couverture du tiré à part, publié par Vogue en 1886.
On trouve cette version , avec la présentation de Paul Verlaine et les poèmes que les éditions contemporaines ne reprennent plus, sur le site ATHENA).



TITRE : Illuminations



Champ sémantique du mot en français :
1. sens propre
a) Vieilli. Fait d'éclairer (quelque chose) d'une vive lumière.
b) État de quelque chose qui est éclairé d'une vive lumière.
2. En particulier.
a) Fait d'éclairer (quelque chose) par des dispositifs lumineux et en grand nombre.
b) Général au pluriel. Décorations lumineuses qu'on allume en signe de fête.
B. sens figuré
1. État de quelque chose qui est comme éclairé d'une vive lumière
2. Apparition soudaine à l'esprit d'une idée qui jette une clarté nouvelle (sur telle ou telle question)
3. THÉOLOGIE. Fait d'être touché par la lumière divine.
(source : TLF)



Champ sémantique du mot en anglais
:

act of illuminating ; state of being illuminated ; that which illuminates ; miniature, coloured decoration, or ornemental initial letter of a manuscript ; amount of light falling on a surface ; (pluriel) display of ornemental coloured lights, flood-lightning; (sens figuré) divine inspiration ; spiritual or intellectual enlightenment.
(source  : The Penguin english dictionary)



Si les deux champs lexicaux se recoupent, en particulier pour ce qui regarde les sens rattachés à la  "lumière", qu'elle soit matérielle ou métaphorique, l'anglais possède, en sus, des sens qui se rattachent à la peinture ("miniature", "coloured decoration") et à son utilisation particulière dans l'enluminure, que l'on peut pas négliger ici.
Le thème de la lumière irrigue, en effet, les poèmes réunis sous ce titre, mais les couleurs sont aussi bien présentes. Par ailleurs,  ces poèmes sont le plus souvent brefs, ce qui n'est pas sans évoquer les miniatures (beaucoup de précision sur un espace réduit) ; enfin, s'il s'agit d' "enluminures", ne serait-ce pas un moyen de suggérer que le poète ne fournit que la première lettre d'un texte que le lecteur devra "écrire"?
Lire les Illuminations, c'est donc être attentif à tout ce qui relève de la suggestion, de l'évocation ; les mots y valent moins par leur dénotation que par leurs connotations ; les images, par les effets produits sur le lecteur, de fascination mais aussi de répulsion, de rire mais aussi d'inquiétude.
Rimbaud semble vouloir entraîner son lecteur à l'écoute d'un ailleurs, à la vision d'une "autre scène",  celle que chaque lecteur trouvera en plongeant en lui-même, accessible par le langage seul. Comme il l'écrivait à Paul Demeny, le 15 mai 1871, il s'agissait d'inventer une langue : "Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant."
Dans sa lettre à Izambard du 13 mai 1871, il écrivait :"C'est faux de dire  : Je pense : on devrait dire on me pense." Et un peu avant, une formule devenue célèbre: "Je est un autre."
A peu près à la même époque, Maupassant imagine "Le Horla", créature venue d'ailleurs qui prend possession d'un homme ; à peu près à la même époque, un médecin viennois vient faire un stage dans le service du docteur Charcot, il a nom Sigmund Freud et quelques années après, il nommera "l'autre scène" l'inconscient, avant de l'appeler le "Ça" (das Es) ; à peu près à la même époque, un jeune homme nommé Zola, commence à travailler à un projet qui lui permettrait de comprendre ce que l'homme doit à son hérédité. Encore, à la même époque, ce qui va devenir "psychologie" se détache de la philosophie pour se constituer en science autonome. Dans ces années soixante-dix du XIXe siècle, écrivains, poètes et savants cherchent à mieux saisir ce qu'est un esprit humain au-delà de la conscience et de la rationalité qui ne suffisent plus, leur semble-t-il, à expliquer tous les comportements d'une même personne.
Le poète est bien l'enfant de son temps, et sa révolte lui en apprend sans doute davantage et plus vite qu'à ses contemporains qui veulent construire et rationaliser ce que lui accepte de recevoir, d'entrevoir, par éclats, par "illuminations". Un psychanalyste du XXe siècle, en se jouant d'une formule de Platon, dira, à propos de Rimbaud, justement : "les poètes, qui ne savent pas ce qu'ils disent, c'est bien connu, disent quand même toujours les choses avant les autres — Je est un autre." (Lacan, Séminaire II)





CHOIX DE TEXTES  (et échos picturaux)




Parade


        Des drôles très solides. Plusieurs ont exploité vos mondes. Sans besoins, et peu pressés de mettre en oeuvre leurs brillantes facultés et leur expérience de vos consciences. Quels hommes mûrs ! Des yeux hébétés à la façon de la nuit d'été, rouges et noirs, tricolores, d'acier piqué d'étoiles d'or; des faciès déformés, plombés, blêmis, incendiés; des enrouements folâtres ! La démarche cruelle des oripeaux ! - Il y a quelques jeunes, - comment regarderaient-ils Chérubin ? - pourvus de voix effrayantes et de quelques ressources dangereuses. On les envoie prendre du dos en ville, affublés d'un luxe dégoûtant.
        Ô le plus violent Paradis de la grimace enragée ! Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique. Les yeux flambent, le sang chante, les os s'élargissent, les larmes et des filets rouges ruissellent. Leur raillerie ou leur terreur dure une minute, ou des mois entiers.
        J'ai seul la clef de cette parade sauvage.

Autres textes usant de la métaphore théâtrale : "Ornières", "Veillées II", "Nocturne vulgaire", "Fête d'hiver", "Scènes" , mais aussi "Démocratie".




James Ensor

James Ensor (1860 - 1949), Autoportrait aux masques, 1899
.




Royauté

     Un beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient sur la place publique. "Mes amis, je veux qu'elle soit reine !" "Je veux être reine !" Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient l'un contre l'autre.
     En effet ils furent rois toute une matinée où les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l'après-midi, où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes.

A mettre en parallèle avec "Ouvriers" (qui en est presque l'envers : le couple écrasé et non triomphant) et "Mouvement" (autre couple triomphant), mais aussi avec "Matinée d'ivresse" qui peut apparaître comme son développement (ou "Royauté" comme le condensé de "Matinée d'ivresse")




[PHRASES II]

J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ;  des chaînes d'or d'étoile à étoile,  et je danse.




Fernand Léger

Fernand Léger, gouache, 1949.






Commentaire de Jean-Michel Maulpoix dans Du lyrisme
(Corti, 2000)

"Rien de plus transparent, en apparence, que ce court poème où se retrouvent d'emblée quelques attributs traditionnels du lyrisme : le "je", l'émotion, la célébration, le sentiment de la merveille, et l'exclamation qui, sans être figurée typographiquement, est affirmée par la proposition finale.
Que dit, au juste, ce poème que l'on ose à peine appeler ainsi, tant il a l'air d'une simple "phrase" ?
Il s'agit, semble-t-il, de la préparation d'une fête, d'une sorte de tâche émerveillante qui lie soigneusement les choses entre elles et les embellit à mesure. Avec minutie, pareil au funambule qui va risquer sa vie, le poète prépare ses mots. Il arpente, cerne et installe son univers. il vérifie de ses instruments la souplesse et l'éclat; Il y met tout son art. Un pas après l'autre — sur la corde déjà, alors que le spectacle ne semblait pas avoir commencé — il perfectionne son imagination. Des "cordes" aux "guirlandes", puis aux "chaînes d'or", la progression qualitative est nette. Dans le même temps, le clocher, la fenêtre, puis l'étoile, cernent de plus près une essentielle intimité, de sorte que le plus petit soit aussi le plus grand, et que le plus lointain devienne le plus intérieur.
La phrase entière prend son sens dans l'exclamation finale : la danse, tout à coup, libère le lyrisme, rendu possible par ces patients et merveilleux préparatifs. [...]
Jusque dans le réseau des sonorités du poème, se vérifie le jeu de l'exclamation et du développement, puisque "je danse" fait la synthèse des dentales de "tendu", "des", "cordes", "de", "guirlandes", "fénêtres", "d'or", "d'étoile" et des voyelles nasales de "tendu" et de "guirlandes". Les répétitions de sonorités et de mots cernent ainsi l'espace à l'intérieur duquel s'élance l'exclamation."



Aube
     J'ai embrassé l'aube d'été .
     Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
      Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse.
      Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
      En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
      Au réveil il était midi.







Marine


Les chars d'argent et de cuivre -
Les proues d'acier et d'argent -
Battent l'écume, -
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux
Filent circulairement vers l'est,
Vers les piliers de la forêt, -
Vers les fûts de la jetée,
Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière.



Turner

William Turner (1775 - 1851), Yacht approchant des côtes (vers 1840-1845)
Rimbaud a eu l'occasion de voir les peintures de Turner pendant son séjour londonien. Verlaine dit ne pas les avoir appréciées du tout, quant à lui : "Mais zut pour ce farceur de Turner" écrit-il dans une lettre. De l'opinion de Rimbaud, nous ne savons rien.
Certains de ses tableaux, dont celui-ci, en font un précurseur de l'impressionnisme. Vous pouvez en voir d'autres, sur le site de la Tate Gallery.




Génie

     Il est l'affection et le présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été, lui qui a purifié les boissons et les aliments, lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
    Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité: machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre: ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie...
    Et nous nous le rappelons et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa promesse sonne: "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré!"
    Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché: car c'est fait, lui étant, et étant aimé.
    Ô ses souffles, ses têtes, ses courses; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action.
    Ô fécondité de l'esprit et immensité de l'univers!
    Son corps! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle!
    Sa vue, sa vue! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
    Son jour! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.
    Son pas! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
    Ô lui et nous! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
    Ô monde! et le chant clair des malheurs nouveaux!
    Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.





A lire et consulter : les textes de Rimbaud et des pistes d'interprétation sur le site d'Alain Bardel.



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