Nouvelles
en trois lignes, Félix Fénéon, Le Matin, 1906
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Felix Fénéon, "l'homme sans vanité"Félix Fénéon est un mystère, mais sans ce mystère l'univers artistique du XXe siècle aurait sans doute été bien différent. Jean Paulhan, qui était devenu son ami à la fin de sa vie, voyait en lui "LE" critique, le seul et unique véritable critique. De fait, Fénéon a joué un rôle essentiel tant pour la littérature que pour les arts plastiques, à travers ses activités de journaliste, de directeur de revues, de maison d'édition (La Sirène avec Cendrars), de galeire d'art.Il est né à Turin (Italie), le 29 juin 1861 mais passe son enfance dans le Maconnais ; il fera ses études secondaires au lycée Lamartine de Mâcon. Baccalauréat en poche, il passe un concours de rédacteur pour le ministère de la Guerre et, reçu, y prend ses fonctions en 1881. Ses premiers articles paraissent en 1883. Il est plutôt difficile de suivre la trace de ces productions qui, le plus souvent, ne sont pas signées, ou éventuellement signées de pseudonymes, "Hombre" par exemple. En 1886, en même temps qu'il s'engage dans le mouvement anarchiste, publiant de nombreux articles dans la presse libertaire, il devient critique d'art à La Vogue que dirige Gustave Kahn ; ce dernier lui confie le soin d'éditer les Illuminations que lui a proposé Verlaine. C'est aussi en 1886 que sont rassemblés ses articles sur l'impressionnisme, Ecrits sur l'Impressionnisme, dont il refusera toujours la réédition. Soupçonné de participation à des attentats anarchistes, il est arrêté le 26 avril 1894 (Inutile d'ajouter qu'il est alors rayé des cadres du ministère de la Guerre) et jugé, lors du procès dit des Trente. Fénéon sera acquitté, mais le sujet n'est pas vraiment liquidé et les avis contraires (coupable ou non) sont toujours discutés. Il devient alors secrétaire de La Revue Blanche, où il officiera de 1896 à 1903. Quand éclate l'affaire Dreyfus, il se range sous la bannière des Dreyfusards. En 1897, il épouse Stéphanie Adèle Goubeaux, dite Fanny, avec laquelle il vivra toute sa vie même si d'autres amours ont aussi beaucoup compté pour lui. Son rôle à La Revue Blanche va être, comme pour La Vogue, celui de passeur, littéraire (Apollinaire, Gide, Proust, etc.) autant que pictural (Bonnard, Vallotton, Toulouse-Lautrec, etc.). Le Revue s'éteint en 1903. Il devient alors rédacteur au Figaro puis fait un bref passage au Matin où lui est confiée la rubrique des faits-divers (les nouvelles en trois lignes) puis, fin 1906, entre à la galerie Bernheim-Jeune. En 1912, il y organisera la première exposition futuriste. Dans les années 1920, tout en continuant son travail à la galerie, il devient l'un des directeurs littéraires de la Sirène. La maison d'édition peut s'enorgueillir d'un catalogue peu commun : Crommelynck, Joyce, Synge, Max Jacob... Si Fénéon a bien peu écrit, il a beaucoup fait pour défendre les arts et les artistes qu'il admirait. Il a été aussi l'un des précurseurs de la découverte de ce qu'il appelait "les arts lointains", s'attachant à collectionner des pièces océaniennes ou africaines. Tout au long de sa vie ses collections vont tant s'étendre et se composer de pièces si magnifiques qu'après sa mort (20 février 1944), Fanny Fénéon, son épouse, la vendra (1946) pour fonder le prix Félix Fénéon attribué, chaque année, par l'université de Paris, à un jeune écrivain et à un jeune artiste, depuis 1949. Félix Fénéon continuera, ainsi, jusqu'à aujourd'hui, son rôle (effacé mais essentiel) de découvreur. |
Félix Fénéon, 26 avril 1894, photographie (détail) par Alphonse Bertillon (1853-1914) destinée à la fiche anthropométrique du prévenu Fénéon, -217.662. |
Les Nouvelles en trois lignesLorsque Fénéon est engagé au Matin, la rubrique des faits-divers existe déjà, à la troisième page, "Dernière heure", du quotidien. Elle permet de donner consistance au slogan du journal qui se vante d'être celui qui "voit tout, sait tout, dit tout", condensant en un slogan sa déclaration d'intention lors de sa création en février 1884 : "Ce sera un journal d'informations télégraphiques, universelles et vraies". Les brèves qui la constituent et fournissent leur origine (Havas ou autre agence de presse), par leur concision, miment, en quelque sorte, la vélocité de l'information, entre sa source et son débouché journalistique. Si l'on en juge par le carnet où il les collait après publication, Fénéon serait responsable de plus de 1200 brèves durant ses quelques mois d'activité. Ce n'est qu'après sa mort que Paulhan en fera une édition dans les Oeuvres qu'il établit en 1948. L'oeuvre de Fénéon est entrée dans le domaine public en 2019, si bien qu'il est loisible d'en rencontrer diverses éditions, dont celle des éditions Cent pages cosaques (Grenoble), 2009, republiées en 2018, sous la signature de "Hombre".La nouveauté qu'introduit Fénéon dans cet exercice de rigueur, c'est son caractère littéraire. Au lieu de se contenter de la construction évidente, sujet/verbe/complément et du respect ordonné des 5 règles "Quoi, qui, quand , où, pourquoi", Fénéon procède à des inversions, joue de l'accumulation, insère un adjectif ou un adverbe soulignant l'incongruité de la scène, invente des néologismes parlants ("pyrénéer" ou "tritonner" que Flaubert utilisait déjà), use de l'euphémisme, de la litote, de l'antiphrase ; il offre ainsi de minuscules romans à la sagacité de son lecteur, une vision le plus souvent cruelle de la société et des rapports humains. Le rédacteur choisit ses dépèches en fonction de l'intérêt potentiel des lecteurs, mais aussi de ce qui l'intéresse lui, soit parce qu'il s'en amuse, soit parce qu'il s'en indigne. Parmi ses cibles de prédilection, il y a l'Eglise, les politiciens, l'armée, la répression sociale à l'encontre des ouvriers, par exemple, le 16 juillet "Avant de rentrer à la bourse du Travail, les socialistes de Brest se plaignirent : «Elle est infectée par deux mètres de présence militaire.»", la misère et ses conséquences, par exemple, le 24 novembre "Le tailleur Meck avait 60 ans. Il n'y a plus de travail pour un si vieil ouvrier. Lui et Héloïse Roncier s'asphyxièrent". L'ensemble, dans son accumulation et ses répétitions, dessine le portrait d'une époque. |
Paul Signac (1863-1935), Opus 217. Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Féneon en 1890, 1890, huile sur toile 73, 5 x 92,5 cm, New York, The Museum of Modern Art, anc. coll. Félix Fénéon. |
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Une époque où se multiplient les conflits sociaux,
par
ex. Le 8 mai est signalé "Plus de pipes de bruyère. Les ouvriers de
Saint-Claude chôment en attendant qu'on les leur paye mieux", ils réitèreront le 1er août ; ou encore,
noté le 16 juillet, "La grève des maçons d'Oyonnax cesse (ils ont eu
satisfaction sur trois points.) Celle des maçons d'Agen et de Grenoble
commence." Et encore en octobre "Comment fumer ? Après les pipiers de
Saint-Claude, voici en grève les papier-à-cigarettiers de Saint Girons"
et, en novembre, ce sont "Des oranges (260 000 kilos) [qui] attendent
sur les quais de la gare de Cerbère que transitaires et débardeuses
s'accordent", une agitation que Cerbère (Pyrénées orientales, à la frontière avec l'Espagne) connaît régulièrement puisque
c'était déjà le cas en octobre "75 000 kilos de grenades souffrent sur
les quais de Cerbère, tandis que gesticulent par les rues 300
transbordeuses en grève." Et en regard des conflits sociaux, le journaliste n'oublie pas les accidents du travail, qu'ils aient lieu à la campagne, sur les ports, les chantiers ou dans les usines. Une époque où les moyens de transports se sont mécanisés, entraînant leur lot d'accidents. Accidents qui touchent les usagers mal au fait des risques qu'ils courent en descendant d'un train en marche, qui n'ont pas encore appris qu'un train peut en cacher un autre, qui ne mesurent pas les risques que la vitesse engendre, qu'il s'agisse d'automobiles ou de motocyclettes. Le journaliste les note souvent en les listant, par exemple le 25 mai "Des autos ont tué, hier, dans les rues de Paris, Mme Resche et M. P. Chaverrais, et gravement blessé Mlle Fernande Tissèdre", soulignant ainsi leur multiplication. Mais parfois l'accident se termine bien, ainsi, le 4 juin, "Tombée d'un train lancé à toute vitesse, Marie Steckel, de Saint-Germain, 3 ans, a été ramassée jouant sur les cailloux du ballast", le fait est si rare qu'il mérite bien une note. |
Félix Vallotton (1865-1925), Félix Fénéon à La Revue blanche, 1896. Edouard Vuillard (1868-1940) en fait un autre à peu près identique. |
Félix Vallotton, "La charge", 1893 , gravure sur bois. Pourrait illustrer la brève du 13 mai "Des bandes de mécaniciens en grève, qui couraient Puteaux en chantant l'Internationale, ont été dispersés militairement." |
Comme il est habituel, les faits divers rapportent aussi les crimes et les délits. Les
crimes "passionnels" en occupent une grande partie, souvent
soulignés d'un trait d'humour vindicatif contre le sens de la propriété
masculine s'arrogeant des droits sur les femmes, par exemple, le 21
juillet "Douze ans de bagne à Portebotte : il avait tué au Havre cette
folâtre Nini la Chèvre, sur qui il se croyait des droits" ou le 9 mai
"Bernard, à Essoyes (Aube), 25 ans, a assommé M. Dufert, qui en a 89,
et poignardé sa femme. Il était jaloux" ou encore le 21 juillet "Le
sieur Jenner, de Belfort, a criblé de balles sa femme, qui pourtant lui
avait donné 7 enfants. Encore un jaloux". D'autres crimes relèvent souvent de l'excès de boissons, de la tentative de vol, de discussions qui tournent mal (politiques, en particulier), comme celle-ci, rapportée le 27 juillet "Pris à partie par Chatelain, à Chauffecourt (Vosges), Gremillet trancha, de sa faux, la discussion et le cou de son adversaire", avec son zeugme pour le moins inattendu. Les vols ont, d'ailleurs, leurs comptes rendus, vols avec effraction de propriétés, parfois détaillés, ainsi le 18 mai, "Après escalade du grenier, perforation du plafond et effraction, des voleurs ont pris 800F à M. Gourdé de Montainville", le butin n'est certes pas négligeable mais peu proportionné aux efforts pour l'obtenir à moins que l'on ne choisisse le point de vue inverse, jugeant que tant de peine, après tout, mérite salaire ; parmi les vols récurrents, celui des fils téléphoniques ne laisse pas de surprendre le lecteur contemporain, ainsi le 28 septembre "Des gens ont la passion des fils téléphoniques. Ils en ont encore pris 900 mètres à Gargan et 1500 entre Epinay et Argenteuil" ou le 4 octobre "Entre Paris et Arpajon, des personnalités sans mandat ont coupé dix kilomètres trois quarts de fils téléphoniques" ou le 2 décembre "X s'était coiffé d'une casquette administrative. Il put à loisir couper 2900 mètres de fil téléphonique sur la route nationale 10" ou celui-ci, fort dynamique, " Après échange de 80 coups de revolver, les policiers ont nuitamment capturé, à Saint-Denis, cinq voleurs de fils électriques" (17 mai). Dans ces vols, c'est bien sûr, le cuivre qui est visé. Il est aussi rapporté les élections de rosières, sources de remarques sur les différences de dotations selon les lieux, quoique récompensant les mêmes vertus. Autre particularité du temps, les suites tempétueuses de la séparation de l'Eglise et de l'Etat, votée le 9 décembre 1905. Dans les attendus de la loi, il était précisé l'interdiction "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit" d'où une guerre menée par des maires (et leurs administrés sans doute) pour maintenir ces marques dans les écoles. |
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C'est
le cas le le 16 juin "Sa piété s'étant montrée trop
fougueuse, le maire de Saint-Gervais (Gironde) avait été condamné. On
le
suspend de ses fonctions", corrigée aussitôt après "Il est exact que
le maire de Saint-Gervais (Gironde) a été suspendu, mais non pas
qu'il ait eu de condamnation". Dans la plupart de ces interventions, le
maire est suspendu par le préfet. C'est encore le cas le 21 novembre
"Comme son maire, le comte de Blois, M. Fagon, adjoint de Coat-Meal
(Finistère), fut suspendu pour replacement du christ" ; ou encore "A
toute force, le comte de Malartic voulait suspendre Dieu dans
l'école d'Yville (Seine
maritime). Maire, on l'a suspendu lui-même" ou encore "Fortement
escorté de dévots, le maire de Longechenal (Isère) a replacé à l'école
le cruciifix ôté par l'instituteur" (26 octobre). Fénéon, parfois, voit
les choses sous un autre angle, à l'ironie discrète mais indubitable :
"Se solidarisant avec Dieu, dans
l'affaire des écoles, l'usinier Henry de Brévilly (Ardennes) a donné sa
démission de maire" (4 novembre) Les inventaires des biens du clergé ne se déroulent pas plus pacifiquement, ainsi le 12 décembre sur l'île de Molène (Finistère) : "Sur le Titan, les autorités abordèrent à Molène : protestations du curé, cris de femmes, bris de portes, et l'inventaire eut lieu". En outre, les nouvelles en trois lignes, font une large part aux suicides. Fénéon semble bien, sur ce terrain, avoir lu Durkheim (Le Suicide, 1897) et considérer, lui aussi, que le suicide est un "fait social". Non pas qu'il ne tienne compte des facteurs psychologiques, chagrin ("Le photographe Joachim Berthoud ne pouvait se consoler de la mort de sa femme. Il s'est tué à Fontenay-sous-Bois", 21 mai), amours contrariées, crise de démence, mais il fait la part belle à bien d'autres facteurs dont la misère ("Parce qu'il était trop pauvre (une femme, trois enfants), le cantonnier Pellevoisin, de Melle, s'est pendu", 24 juin) et la vieillesse ("Billet trouvé à Boulogne, dans la poche d'une noyée : «Ïe suis Camille Herbert, 71 ans. La vie m'est à charge. Bonsoir.»" 17 juin) sont les plus marquants, sans négliger la solitude ou les maladies incurables, par exemple, le 27 octobre, "Encore quatre ans et M. Renard de Verrières, était octogénaire. Mais il souffrait trop de sa maladie de coeur. Il s'est suicidé". Le suicide concerne tous les âges, adolescents ("Comme son camarade refusait de le tuer, un garçon de 19 ans, de Liffol (Haute-Marne) s'est fait décapiter par un train", 29 mai) aussi bien que vieillards ("Le cadavre du sexagénaire Dorlay se balançait à un arbre, à Arcueil, avec cette pancarte : «Trop vieux pour travailler»", 17 mai), les femmes aussi bien que les hommes, mais reste plus souvent le cas des pauvres (Déshonorée par mon patron, sans argent, sans logis...", Andrée Péjouit, en se suicidant à Orgeval, tenait ce billet dans la main", 27 avril) que des nantis ; les ouvriers et souvent aussi les militaires. Tous les moyens y sont bons, de la défenestration à l'usage des armes à feu, de la pendaison à la chute sous un train en passant par la noyade. Les nouvelles en trois lignes sont donc, en même temps, source de divertissement puisque sous leur apparence "objective", elles n'en laissent pas moins transparaître un regard acerbe et ironique sur la société et ses injustices, et pour cette raison même source de réflexion quant au fonctionnement social. Les "faits-divers", la rubrique des "chiens écrasés" à beaucoup à nous dire sur la société qui les diffuse. |
A découvrir : quelques textes (dont un conte) sur Gallica. A écouter sur France Culture, la rediffusion d'une émission de 1947 ("Tels que les autres" sur la Chaîne parisienne, 29 novembre 1947, réalisation d'Alain Trutat) A voir : un petit film à lui consacré par le CNRS, 2000. |