Peintures, Victor Segalen,1916

coquillage


Qiu Ying

Qiu Ying (1494-1552), Falaise rouge, rouleau horizontal (26,5 x 95 cm), encre et couleurs sur soie, Musée provincial du Liaoning, Shenyang






sceau
          di            xuan
         huei         gong  
[le chinois se lit de haut en bas et de droite à gauche]

Sceau de la page de justification du tirage de la première édition, Crès 1916.
Le sceau fonctionne à la fois comme la signature du peintre, un empereur imaginaire, Xuan Gong (Xuan Gong empereur peinture), et l'annonce de la composition de l'ouvrage. Le terme xuan appartient au vocabulaire taoïste et signifie mystique / métaphysique. Il renvoie aux peintures "magiques", le taoïsme étant souvent associé à la magie. Gong peut signifier tribut, offrande et renvoie à la 2e partie ; di, dynastie à la 3e, et Huei, peinture, à l'ensemble du recueil.
Petit jeu au seul usage du poète et de ses amis sinologues. Mais Segalen aime ces énigmes initiales, cf. Stèles qui les répète à chaque poème.


Lire Peintures.

     Dernier texte publié du vivant de son auteur, par Crès en 1916, c'est sans doute le livre de Segalen le plus déconcertant et le plus facile à la fois.
     Déconcertant car il ne propose pas un récit, comme le faisait Les Immémoriaux (1907), ni des poèmes reconnaissables dès la typographie, comme Stèles (1912). Du premier au dernier mot, il entraîne le lecteur dans un univers doublement exotique, celui de la Chine, "Ce sont des Peintures Chinoises" et celui du passé puisqu'elles sont "couleur du temps des premiers âges". Les détails concrets, les noms propres, les allusions construisent ce double dépaysement de l'espace et du temps.
     Déconcertant encore car le lecteur ne sait exactement quel type de texte lui est là proposé. Apostrophé dès la première phrase qui commence par des points de suspension, il se découvre pluriel ("décidés"), multiple, alors que toute lecture est à priori une activité solitaire et intime. Il est donc mis d'emblée dans la position d'un spectateur au théâtre, mais le texte ne porte aucune des marques typographiques habituelles à un texte dramatique. Il peut alors se souvenir des textes médiévaux,  de ces « romanz » qu'un jongleur mimait au profit d'un groupe plus ou moins restreint, ce qui est redoubler le caractère "autre" et la distance temporelle.
     La langue qu'il emploie est aussi déconcertante et familière, car ce français joue d'effets d'ancien français, "Quel" au lieu de "qui", déplacement de l'adverbe ou de l'adjectif, altération de la négation, de même que par sa structuration la phrase mime la progression de la vision et de la compréhension en se servant de la dislocation "De ces êtres, qui n'ont du vieillard que la barbe et le front en calebasse rose, il y a bien un millier et plus." Un vocabulaire quelquefois précieux et rare, des latinismes, des locutions lexicalisées altérées juste assez pour reprendre vie, tout concourt à nous défamiliariser et, en même temps, à donner une saveur toute nouvelle à une langue que le lecteur connaît et ne connaît plus vraiment.
     Ce qui le déconcerte éveille aussitôt sa curiosité. D'où la facilité. Rien de plus simple que de se laisser porter par ce discours d'un "Je" qui a tout du bateleur : les provocations, les interrogations, les promesses implicites de lui faire découvrir l'inouï puisqu'il y a à voir "bien voir, sans pudeur, [...] tout voir jusqu'au bout". L'expression "sans pudeur" l'incite au voyeurisme, et "tout voir jusqu'au bout" lui promet moins des spectacles érotiques, que de l'inquiétant, peut-être même du répugnant. Les rythmes des phrases, à quoi s'ajoute l'usage des capitales comme celui des majuscules inopinées, des italiques, les pauses et les silences que notent tant les points de suspension que les blancs séparant des paragraphes, donnent une texture à la voix, tantôt grave et basse, à la limite du chuchotement, tantôt sonore voire tonitruante comme d'un saltimbanque rameutant les spectateurs autour de son chapiteau, voire suspendue ce qui ne la rend pas moins présente.
     Facile et déconcertant dans le même mouvement, car le lecteur comprend très vite, dès le prologue du bonimenteur, que le jeu est biaisé. Les peintures sont imaginaires, elles n'ont de chinois que l'apparence, les jeux de surface et mettent en cause bien autre chose. La parade est un piège, raffiné, progressif où, de dépaysement en dépaysement, ce qu'il s'agit d'entrevoir à l'aide de ce qui est vu, à travers ce qui est vu, se situe ailleurs, à l'intérieur de chacun, du poète qui l'a exhumé de sa propre intériorité au lecteur qui l'a pris en charge, du seul fait d'être allé jusqu'au bout... des pages. Les atours chinois apprivoisent l'indicible, comme le rêve donne des figures à ce que le rêveur ignore, ou ne veut pas savoir de lui-même. Le "voyage au loin" est ici, plus que jamais chez Segalen, un "voyage au fond de soi".

L'invention du texte

     Dès son arrivée en Chine, en 1909, le poète a pour projet d'écrire un récit consacré au Fils du ciel, c'est-à-dire au personnage de l'empereur, "l'immense et unique personnage de tout mon premier livre sur la Chine", écrit-il à sa femme, le 31 juillet 1909. Mais le récit pose de si nombreux problèmes qu'il ne sera jamais achevé. En compensation, ce récit interminable va être la source féconde des autres créations. Les poèmes impériaux vont dériver vers le recueil poétique de Stèles, publié en 1912. René Leÿs sera le roman de l'impossibilité de "pénétrer" dans le centre et milieu (entendons la Cité interdite, le palais impérial), et Peintures va reprendre l'un des aspects de la troisième partie du roman inachevé qui, dans Le Fils du Ciel, était lié à la musique.
Dès qu'il envisage le projet de peintures verbales, avant même d'avoir écrit une ligne, semble-t-il, il envisage aussi son dédicataire (chez Segalen, l'oeuvre se conçoit toujours pour un lecteur et se construit dans un dialogue implicite avec lui), George Daniel de Monfreid, l'ami de Gauguin devenu le sien, qu'il nomme dans la dédicace "Maître-peintre et grand Ami".


     Segalen avant de se lancer dans la rédaction de ses peintures poétiques avait eu un projet savant, celui d'une étude sur la peinture chinoise, bien peu connue alors, en Occident, à l'encontre de la peinture japonaise. Dans les notes qui restent (21 décembre 1911), il réfléchit à la question générale de la peinture, à la façon de regarder, d'appréhender un art dont les références sont autres. Deux idées le guident ; d'abord, il conteste l'affirmation traditionnelle selon laquelle la peinture chinoise est issue de la calligraphie. La peinture (fresques à l'origine) et l'écriture (gravée) appartiennent à deux mondes différents et ne se rejoignent que tardivement par l'invention du pinceau, utilisé dans les deux domaines. Ensuite, il quête (comme il est habituel dans sa poétique) une peinture fantômale, celle de l'origine, celle d'avant le boudhisme (introduit en Chine au cours du premier siècle de notre ère), d'avant le taoïsme, lequel se constitue en doctrine vers le IIe siècle avant J.-C., d'avant la calligraphie (le pinceau apparaît vers les IV-IIIe siècle avant J.-C.) "cette peinture première [...] la vraie peinture chinoise", au sens où elle serait totalement Han, intrinsèquement issue du loess de la Chine centrale, sans aucune influence extérieure. C'est de cette réflexion que naissent les peintures du recueil, ce qui ne veut nullement dire qu'elles sont des illustrations de ces idées.
     On peut, d'une certaine manière, rattacher le genre à l'ekphrasis antique, à son origine, celle qu'Homère, dans L'Iliade, met en oeuvre avec la description du bouclier d'Achille, oeuvre imaginaire. Barbara Cassin la définit ainsi "L' ekphrasis [ἔκϕρασις] (sur phrazô [ϕράζω], faire comprendre, expliquer, et ek [ἐκ], jusqu'au bout) est une mise en phrases qui épuise son objet, et désigne terminologiquement les descriptions, minutieuses et complètes, qu'on donne des oeuvres d'art."
     Segalen fabrique une double ekphrasis en décrivant des oeuvres d'art et en les inventant pour la plupart, mêmes si certaines sont inspirées d'oeuvres réelles, ainsi du paravent dont "les douze grands feuillets d'écran" déploient une "Fête à la cour d'un prince Ming..." qui lui a appartenu. Comme souvent, avec Segalen, on peut suivre la construction du recueil, à travers sa correspondance. La plus détaillée est adressée à son ami Henry Manceron, le 3 février 1913 :
"Peintures n'aura pas de nom défini déjà dans les Nisard, Lanson, Deschamps et Nordau. — Si j'avais à en indiquer un, je ne pourrais trouver plus d'autre que « boniments » ou encore « Parades aux tréteaux ». C'est d'ailleurs le titre même de leur préface. Une assemblée, des spectateurs qu'il faut aguicher, et de grandes toiles de couleurs vives, parfois criardes (mais on ne sait pas si c'est du rouge ou du sang) qu'il faut commenter, « faire voir ». Ici, puisqu'il s'agit de littérature, les toiles sont absentes, et les mots tout seuls doivent non seulement faire image, mais faire l'image. D'où la nécessité de l'emprise du parleur, du Montreur, sur les spectateurs écarquillés... Demi pouvoir magique. Evocations crues. Fantasmagories verbales ; — et tout d'un coup l'escamotage et le mur gris. Les sujets? Toute l'histoire chinoise. La forme : celle, variée, des peintures chinoises, suspendues, sur des rouleaux horizontaux ; la matière : parfois laque, porcelaine... Mais tout doit se soumettre à l'attitude fondamentale: un boniment." (Trahison fidèle, Seuil 1985)
Il existe deux manuscrits du texte : le premier rédigé en Chine entre 1912 et 1913, le second à Brest en 1915, tous deux reliés et contenant 5 peintures (trois dans le premier manuscrit, deux dans le second) non introduites dans le recueil de Crès. Elles ont été publiées par Annie Joly-Segalen, chez Thierry Bouchard en 1981, et reprises, en annexe, dans l'édition Gallimard de 1983.

La tentation de la Chine

     Non celle de Segalen, mais celle du lecteur. Puisque le montreur annonce des "peintures chinoises", la tentation est grande de poursuivre une enquête documentaire : quelles peintures ? C'est un jeu divertissant, mais vain en termes d'interprétation, pis encore, cela risque d'ôter au texte bien de ses puissances. Découvrir le taoïsme est tout à fait passionnant, et semble conforme à la postulation du poète, Segalen ne disait-il pas "Hier, dans la rue des libraires [...] j'ai acheté à bon compte un joli exemplaire du Tao-tö King [Daode jing], livre philosophique des mes amours intellectuelles, et un recueil des poésies de la dynastie des Tang, parmi lesquelles les oeuvres de Li T'ai-po*, dont Le Livre de Jade donnait quelques pièces." (lettre à Yvonne Segalen, 21 juin 1909)
*Li T'ai po est l'un des hétéronymes de Li Bai (701-762), grand poète taoïste, et Le Livre de Jade un recueil de traductions de Judith Gautier (publié sous le pseudonyme de Judith Walter en 1867) où la transcription de son nom est Li-Tai-Pé.
Mais le rapport de Segalen au taoïsme est complexe, et s'il en utilise les formules, voire les représentations (les immortels), c'est davantage pour la formulation d'une esthétique qui était déjà la sienne bien avant la Chine. Ce qu'il nomme la "vision ivre", bien proche, à ses yeux, de l'expérience de l'opium, permet "d'une part la pénétration des choses lourdes, et la faculté d'en voir l'avers et le revers; d'autre part, la dégustation ineffable de la beauté dans ses apparences fuyantes." (lettre à Claudel, 15 mars 1915). Comme le bonimenteur l'explique avec l'anecdote du peintre "sous le temps de Song", il s'agit de chercher "le lien de lumière unissant enfin à jamais joie et vie, vie et joie", "cette clairvoyance peut tenir lieu pour quelques-uns —dont vous êtes ? — de toute la raison du monde, et du dieu." Il est moins question ici d'école philosophique que de poésie. Cette quête du point nodal où tous les contraires s'annulent dans la lumière n'est pas sans anticiper sur l'objectif surréaliste tel que formulé par Breton quelques années plus tard.
Cela conduit aussi à découvrir la peinture chinoise, ce qui ne peut manquer d'être intéressant, mais c'est pour constater que le bonimenteur disait vrai en affirmant que ses peintures étaient imaginaires, y compris celles qui s'inventent à partir d'un support existant, ainsi du "Triomphe de la bête" où l'on peut croire retrouver une peinture de Yan Hui que le poète a cependant totalement transformée par ce titre qui la renvoie bien plutôt à Pascal, aux Chants de Maldoror éventuellement, sans compter qu'elle peut aussi s'inscrire dans un ensemble poétique qui va de Hugo à Corbière en passant par Bouilhet.
On en revient à la poésie. Et le recueil est écrit en français pour des lecteurs français. C'est de là qu'il faut partir, et là qu'il faut revenir. Même si les détours ont leur charme.

Organisation du recueil

     Le recueil est distribué en trois parties, précédées d'un prologue ("... Vous êtes là : vous attendez...") et suivies d'un épilogue ("C'est tout. C'est fini... Qu'attendez-vous ? Vous êtes là...").
La première partie propose 17 "Peintures magiques", verticales, toutes possédant un titre, parfois donné à la fin de la peinture, parfois au centre, parfois au début ; la deuxième présente une rouleau horizontal, "Cortèges et trophée des tributs des royaumes", composé de douze tableaux, non titrés ; enfin la dernière  17 "Portraits dynastiques", eux aussi verticaux. Sommé de "voir" ce que dessinent les mots dans son imagination, le lecteur ne peut s'empêcher de percevoir aussi que ce dispositif dessine un H, et n'a pas à chercher loin pour l'associer au mot homme dont il est l'initiale.
     Dans la première partie, le maître du jeu, le bonimenteur, le magicien, fait apparaître et disparaître les peintures et, "magiques", celles-ci ne se contentent pas des supports du papier ou de la soie habituels, mais se proposent sur d'autres. Il n'est jusqu'aux yeux qui peuvent se faire supports mouvants, reflets, de spectacles dont l'origine est indécise. Parfois, ce sera un éventail,  les lames d'un paravent,  la laque, la pierre, la laine même des tapis, jusqu'à les faire éclater, déborder tout cadre et inscrire leurs représentations dans l'espace et le temps avec les "Quatre peintures dioramiques pour les NÉOMÉNIES DES SAISONS." (le mot "Néoménie" est d'origine grecque et désigne le premier jour du mois lunaire et le mot "dioramique" vient de diorama : "tableau ou suite de tableaux de grandes dimensions, en usage surtout au XIXe siècle, qui, diversement éclairé(e), changeait d'aspect, de couleur et de forme, était agrémenté(e) ou non de premiers plans en relief et donnait aux spectateurs l'illusion du mouvement." (TLF)
Le mouvement, car il y a mouvement, est  circulaire et spiralé comme l'escalier ("Montons ces marches. Il y en a neuf, en spirale.") qui conduit à la "cuve" dont le spectateur est le "pivot" pour assister au mouvement des néoménies.
La première peinture est aussi la dernière et l'une qui est l'autre, et l'autre qui est l'une, disparaissent après que le peintre est entré dans le rouleau, ne laissant qu'un mur "de nouveau gris, taché de gris, fait de briques et de gravats." (Cette perception de la peinture, profondément taoïste, se retrouve quelques années plus tard sous la plume de Marguerite Yourcenar dans la première nouvelle des Nouvelles orientales.)
      La deuxième partie met à contribution le geste du lecteur, comme l'avait laissé pressentir le déplacement dans le corridor obscur et la montée des marches,  puisqu'il faut dérouler le rouleau horizontal, ce qui s'y peint ne déploie ses splendeurs que d'être tenu entre deux mains, d'être montré au rythme du corps. La peinture n'est visible que dans ce que découvre l'empan des deux mains  ouvrant et maintenant la portion de soie ainsi offerte, les douze arrêts sur image.
Cette fois-ci la progression est à la fois inscrite dans le rouleau et dans le geste du lecteur-spectateur. Pour se conformer à la fiction chinoise, le rouleau se déroule de droite à gauche "Etendez-celle ci de droite à gauche, et de l'une à l'autre de vos mains.", or pour un lecteur français, ce geste, non naturel, remonte le courant, retourne vers le passé, la gauche étant associée à l'origine, puisque la lecture va de gauche à droite, c'est comme si on demandait au lecteur de lire à l'envers, comme dans la "Stèle du chemin de l'âme". La finalité du cortège, comme le dit le terme "tribut", est de se rassembler aux pieds de l'empereur puisque c'est à lui que s'adressent les tributs. Si bien que le Centre où se trouve l'Empereur semble appartenir à un passé si lointain qu'il confine à l'origine.
Avant de l'atteindre, le lecteur-spectateur devra, comme dans la première partie, se déplacer, progresser, atteindre "au centre, suspendue entre le dais du ciel antique et le gris écailleux de la mer, une terrasse, multiple du nombre neuf, [...] en haut de ses dix-huit marches" (Remarquons qu'il n'y en avait que neuf à la fin du premier groupe de peintures). L'esplanade, entre ciel et mer, n'est pas sans évoquer celle des "immortels" de la première partie.
      Enfin, la troisième partie, dans le centre, le palais impérial, ne dévoile ses peintures qu' au cours d'une marche : "Venez. Que ceci soit une lente marche à travers les palais dynastiques". Alors que la deuxième partie mimait un retour vers l'origine qui était aussi un mouvement vers l'avenir, puisque la peinture convoquait tous les temps, depuis ceux des Romains de l'antiquité, la troisième partie part du lointain passé pour rejoindre le présent, comme le souligne le collophon "A Peiking, durant la.... / 3e année de la période Siun-T'ong." (ce qui donne 1911, Xuantong étant le nom de règne de Puyi proclamé empereur en décembre 1908).
Chacun des tableaux est titré à l'initiale et représente un portrait moral, et non physique, des empereurs qui ont été les derniers de leur dynastie, depuis les Xia mythiques, du moins pour ce qu'on en sait, jusqu'aux Qing contemporains de l'écriture du poème. On ne peut imaginer plus éloigné de la peinture chinoise que ces "portraits dynastiques". Mais la fiction est "parlante" puisque ces portraits occupent le palais impérial, dont tout lecteur connaît le nom habituel, "la cité interdite". Ce que le bonimenteur offre au lecteur spectateur, c'est le "portrait" de l'interdit, autant dire celui du désir.




estampe de nouvel an

Estampe de nouvel an (nianhua), Wang Zhaojun va chez les barbares, détail, fin du XIXe-début du XXe, musée de l'Ermitage.

C'est le personnage qui apparaît dans "Peinture vivante".
Genre populaire s'il en est (gravures sur bois coloriées) mais fortement influencé par la peinture traditionnelle.
L'histoire se passe sous le règne de l'empereur Yuan Di (48-32 av. J.-C.)

Poésie et sujet

     Même si la composition serrée du recueil en fait un ensemble destiné à une lecture progressive, dont le Bonimenteur assure les enchaînements, chacune des peintures évoquées, y compris dans la deuxième partie, peut être lue isolément et, comme dans tout recueil poétique, peut se choisir au hasard ; n'a-t-il pas été annoncé que "Tout peut se tourner bout pour bout : rien ne sera changé." dès la première peinture magique.
Lecture progressive car de la première à la dernière partie, chacune des peintures entraîne le lecteur-spectateur dans parcours qui vise à "atteindre l'autre, le cinquième, centre et Milieu / Qui est moi." ainsi que le dit la Stèle "Perdre le Midi quotidien".
     D'abord par le jeu des peintures "magiques " conduisant sur les voies d'un dépouillement intérieur. Elles se jouent de toutes les croyances, certitudes, illusions du spectateur-lecteur. De la première abolissant la distinction réel-imaginaire, haut-bas, extériorité-intériorité, troublant le regard, installant le vertige dans une ascension vers le ciel, à la dernière qui la reprenant la fait disparaître aux yeux d'un empereur qui ne sait pas regarder et ne laisse plus qu'un mur sans couleur, fait des matériaux les plus ordinaires (briques, gravas), le lecteur perd toutes ses références. Jeux d'illusions, il n'y avait à voir que des "peintures magiques", mais tout n'est-il pas, toujours, illusion ? Que sont la sagesse et l'âge qui devrait la dispenser quand "l'âme d'un vieil animal pense presqu'aussi fausssement qu'un homme sage ?", l'amour, quand il reste à étouffer "les reflets trop aigres dans d'autres yeux" ? Le savoir  quand "ça" "étreint le crâne trop poreux d'intelligence et l'exprime", crapaud vainqueur de l'homme ? la religion qui prône "plein de grâces et de promesses" un monstrueux enfer "rédempteur" ? L'innocence quand le reflet dans les yeux ne renvoie que l'image d'un désir ? Le pouvoir, qui ne tient qu'à la danse d'une flamme où à celles de "deux visages mouvants prolongés de quatre grandes plumes" ? Tout est spectacle, tout s'agite puis s'évanouit sans laisser de traces, sinon l'écho des mots, "l'enveloppé de paroles".
Ayant abandonné comme des oripeaux ses certitudes, le lecteur est prêt pour le divers et le voyage. Le rouleau horiontal qu'il déploie progressivement le confronte aux images multiples de l'ailleurs, de ce qui ne lui ressemble pas.
Venus de tous les horizons (du sud, de l'ouest, du nord, de l'est) et de tous les temps (des Romains aux Jésuites, des Tibétains aux Mandchous), les tributs y cheminent vers le Centre, vers l'Unique qui peut rassembler (ou récuser) tout ce dont l'univers lui fait hommage. Le voyage en est le leit-motiv. A l'initiale, il caracole dans la beauté des chevaux de Sogdiane, il se fait homme avec Tch'ang-Kien [Zhang Qian] "maigri par le temps, la force donnée, le choc répété des lointains, — et sa figure usée à l'haleine rugueuse des glaciers". Il se redit dans l'éloge des Tibétains dont la force et la vérité sont d'aller. Il se confirme dans les méandres de la route. Parcourant les montagnes, les ravins, les plaines, elle est une et multiple: voie dallée, chemin de terre, sente ou voie d'eau "La route n'ignore jamais son but. Pleine de boue, ou dallée, la route est couchée de son long aux pieds du Maître."



Sur la route progresse la procession ; venues de partout et de toujours, des possessions précieuses de symboliser la vie et la mort, depuis les femmes jusqu'aux têtes coupées,  depuis les céréales jusqu'aux éléphants machines de guerre.  Les cortèges vont vers le centre où réside l'Unique. Cette deuxième partie conduit à l'identification du lecteur-spectateur avec l'Empereur, l'Unique, puisqu'ils sont miroir l'un de l'autre, les "tributs" ne sont-ils pas rassemblés dans le regard du lecteur autant que dans le dire du bonimenteur. Variation sur le "Toi, mon semblable, mon frère" de Hugo ou de Baudelaire. Ce moment de la conjonction, aussi bref et fugitif soit-il, est de plénitude heureuse puisque la licorne danse au centre du tableau. Et la licorne est dans l'imaginaire occidental un animal aussi bénéfique que le Qilin chinois.
     Mais une fois atteint le "Dedans", il faut aussi pouvoir regarder ce qu'il recèle, ce qui ne peut se faire que dans un geste volontaire. Le bonimenteur ne peut pas imposer les "peintures dynastiques", comme les "peintures magiques", le lecteur-spectateur doit le vouloir, puisque comme nous l'avons signalé, nous sommes dans la "Cité interdite", il lui faut donc avancer de l'une à l'autre, aller du temps le plus ancien, celui dont ne gardent mémoire que les légendes, jusqu'au présent qui est le temps même de l'écriture, le dernier portrait étant tout négatif et se concluant sur un sceau, différent de celui qui avait ouvert le livre : "Grandeur officielle de Ts'ing", où l'adjectif "officiel" jette le doute sur la grandeur réelle, comme le vide (et un "vide" qui est équivalent au rien, au néant, non à la plénitude taoïste) du portrait l'avait déjà démontré où l'on retrouve des échos à la fois du Fils du Ciel et de René Leÿs.


sceau final
sceau final de Peintures


     Toutes les peintures sont sous le signe de l'Ubris, la faute majeure des Grecs, la transgression des limites, le débordement de l'humain, la démesure. Et cette démesure est, comme toujours, celle du Désir, que son objet soit le sexe, le savoir, le pouvoir, la sagesse ou la mort même... Le désir est toujours destructeur, mais toujours renaissant. L'écriture seule en permet la maîtrise, c'est dire que seul le poète peut parler le désir dans son horreur et sa splendeur en produisant peur, fascination, respect, répulsion, tous affects liés pour que le lecteur-spectateur accepte de reconnaître en lui ces mêmes pulsions violentes, destructrices, sans lesquelles pourtant aucune vie ne serait possible.
Si l'ironie traverse de part en part toute l'écriture du recueil, c'est une parade, en effet, il s'agit de "tréteaux", autant dire de spectacles de rue, populaires, c'est surtout dans cette dernière partie qu'elle se donne libre cours, car elle seule permet à la fois de voir et de tenir à distance.

Peintures est inépuisable et pourrait comme toute belle peinture chinoise se couvrir de gloses à l'infini.



 
Pour lire
Peintures, on peut utiliser Wikisource, mais c'est beaucoup plus agréable dans l'édition originale sur le site d'archive.org. On peut aussi préférer le papier, on le trouve dans la collection l'Imaginaire de Gallimard.



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