La rhétorique dans les Pensées, Blaise Pascal

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A propos de Pascal, ce site contient
: 1. Biographie de l'écrivain - 2. Présentation des Pensées - 3. Extrait de la Préface de Port-Royal (le projet de Pascal tel que le rapporte Etienne Périer, son neveu) - 4. Extrait des "Deux infinis"- 5. Le lecteur dans les Pensées - 6. La biographie de Pascal par Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme.







Puisque les Pensées sont ce qui nous reste d'un projet dont le but est de transformer son lecteur, nul ne peut être surpris du rôle que la rhétorique y joue. Pascal y avait réfléchi longuement puisqu'il s'était intéressé de près à "l'art de persuader" à propos duquel il rédigea quelques pages, sans doute vers 1657-1658.
Cet "art de persuader" est, pour Pascal, inférieur, moins noble, que l'art de convaincre puisqu'il ne s'adresse pas à la raison mais fait appel au plaisir de l'auditeur et/ou du lecteur; partant, il est aussi plus difficile puisque les goûts et les plaisirs sont aussi variés que les hommes et que persuader c'est avant tout plaire, toucher donc en chacun ce qui lui fera accepter ce qui lui est proposé, car le plaisir "est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut." (603, Le Guern) Mais détecter ce "plaisir" est peu aisé comme le dit l'Art de persuader, puisque variant non seulement d'un individu à l'autre, mais dans le même individu: "Un homme a d'autres plaisirs qu'une femme ; un riche et un pauvre en ont de différents ; un prince, un homme de guerre, un marchand, un bourgeois, un paysan, les vieux, les sains, les malades, tous varient ; les moindres accidents les changent."



     Personne n'ignore qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans l'âme, qui sont ses deux principales puissances, l'entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'entendement, car on ne devrait jamais consentir qu'aux vérités démontrées ; mais la plus ordinaire, quoique contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l'agrément.
[...]
     Ces puissances ont chacune leurs principes et les premiers moteurs de leurs actions.
     Ceux de l'esprit sont des vérités naturelles et connues à tout le monde, comme que le tout est plus grand que sa partie, outre plusieurs axiomes particuliers que les uns reçoivent et non pas d'autres, mais qui, dès qu'ils sont admis, sont aussi puissants, quoique faux, pour emporter la créance, que les plus véritables.
     Ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à tous les hommes, comme le désir d'être heureux, que personne ne peut pas ne pas avoir, outre plusieurs objets particuliers que chacun suit pour y arriver, et qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volonté, que s'ils faisaient son véritable bonheur.

Pascal, L'Art de persuader, Oeuvres complètes, éd. Lafuma, Seuil, 1963.



On comprend que pour persuader, il convient d'abord de bien connaître les hommes, de cette connaissance découlera l'organisation de l'argumentation aussi bien que la manière de la présenter.

I. Bien connaître l'homme

C'est la première règle car :
1. L'art de persuader est par destination discret
: les idées doivent s'infiltrer et non s'imposer, elles doivent se faire un allié de leur "victime". Il faut faire oublier que l'on veut convaincre.
pensée 499 (éd. le Guern) "Eloquence qui persuade par douceur, non par empire, en tyran non en roi." [le mot "tyran" est à entendre en son sens premier : élu par le peuple, choisi, pour exercer, toutefois, un pouvoir absolu].
2. Ménager l'amour-propre, car il est tout puissant dans l'homme : "la nature de l'amour-propre et du moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi" (758, Le Guern), il faut donc partir de là et jouer sur la concession car "On se persuade mieux pour l'ordinaire par les raisons que l'on a soi-même trouvées que par celles qui sont venues dans l'esprit des autres " (pensée 627, éd. Le Guern) ; il faut reconnaître ce que l'opinion de l'autre a d'acceptable pour le conduire à changer d'angle de vision, comme l'explique la pensée 594 (éd. Le Guern) : "Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu'il se trompe, il faut oberver par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse."
3. La méthode de Pascal est donc similaire à celle de Socrate (la maïeutique) : il veut conduire son lecteur et/ou son auditeur à trouver seul (mais dûment guidé) les réponses qu'il se propose de lui faire connaître.
4. Il faut s'adapter à l'interlocuteur : le meilleur exemple en est la pensée dite du "pari", titrée "infini rien" (397, éd. Le Guern), qui s'adresse spécifiquement à des joueurs. Ainsi peut-on mieux comprendre la variété dans l'abordage d'un même argument, mais aussi le point de départ de l'Apologie dans une anthropologie, une étude de l'homme dans sa vie courante, quotidienne, sans que la religion ne s'y manifeste directement. Il s'agit de s'adresser à ceux qui ne croient pas, ou qui sont "tièdes", pour lesquels la religion fait, en quelque sorte, partie du décor sans être motif d'interrogations vitales.

II. la question de l'ordre

Elle est essentielle puisque l'ordre de la démonstration doit être à la fois rigoureux, il a un but et il veut y conduire, et suffisamment souple  pour faire "oublier" ce projet: il s'agit de persuader, de toucher la volonté, de la pousser à agir. Et Pascal se pose cette question de l'ordre à de nombreuses reprises, ainsi "La dernière chose que l'on trouve en faisant un ouvrage, est de savoir celle qu'il faut mettre la première" (757, Le Guern).
Pascal ne perd pas de vue le rapport étroit qui unit dans la rhétorique classique  l'inventio (le sujet)  et la dispositio  (l'organisation, le plan) ; puisqu'il s'agit de convaincre de la grandeur, de la vérité de la religion chrétienne, il va commencer par n'en pas parler.  Il va mettre son interlocuteur en condition d'avoir envie d'en entendre parler, pour cela il partira du plus évident, du moins discutable, examiner les hommes sans dire un mot de religion (directement). Les moralistes, de longue date, mais aussi le théâtre comique, soulignent les défauts les plus courants des hommes.  Les premières liasses ont ainsi pour objectif de tendre un miroir dénonciateur au lecteur, mais ce serait, seul, bien peu efficace : les sermons font cela régulièrement, et cela ne suffit pas à faire se soumettre les "esprits forts" ; il va donc déstabiliser le lecteur, lui faire percevoir à quel point là où il croyait se connaître, il ne sait rien : l'antithèse en est le maître mot. 

III. Le naturel

Pascal n'est pas en cela différent des hommes de son temps qui veulent rapprocher l'écrit de la conversation, lui donner une allure fluide et improvisée, masquer l'art (c'est-à-dire la technique) : c'est l'idéal du langage de "l'honnête homme" que formule son contemporain Boileau dans son Art poétique : "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire nous viennent aisément." Ainsi écrit-il dans la pensée 569 (Le Guern): "Style. / Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme ; au lieu que ceux qui ont le goût bon et qui, en voyant un livre, croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur."
[il faut se souvenir du contexte : une société d'ordres où "l'auteur" est un homme de métier, un "artisan" — la notion d'artiste ne s'est pas encore imposée — donc considéré avec une certaine hauteur par la bonne société, c'est-à-dire la Cour. Ecrire peut être une activité plaisante, mais en aucun cas un métier, pour ceux qui ont "le goût bon"]
Cet art de la conversation est manifeste dans les interpellations directes aux lecteurs : interrogations, impératifs, nombreuses utilisations du pronom de la deuxième personne, "vous".
Il critique, déjà, le vocabulaire poétique : "on a inventé de certains termes bizarres : "siècle d'or", "merveille de nos jours", "fatals", etc. Et on appelle ce jargon "beauté poétique" (500, Le Guern), avec les mêmes arguments dont il use pour attaquer la rhétorique. Ce n'est ni la rhétorique, ni la poésie qui sont vraiment en cause, mais l'excès, la démesure, par exemple : "Ceux qui font des antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. / Leur règle n'est pas de parler juste mais de faire des figures justes" (480, Le Guern).
Il faut éviter tout pédantisme : comme le jargon poétique ou l'excès de figures dénoncent un "auteur", le savoir spécifique dénonce l'érudit, le docte, le savant, stigmatisé sous le nom de "pédant". L'honnête homme est universel : "Les gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. Mais ils sont tout cela et juges de tous ceux-là. On ne les devine point et [ils] parleront de ce dont on parlait quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage, mais alors on s'en souvient" (500, Le Guern; remarque que l'on trouve reformulée en 547).

IV. Le travail du style (Elocutio, dans la rhétorique traditionnelle)

Mais obtenir le naturel demande un travail, une constante surveillance des effets. Pascal n'écrit pas au fil de la plume, dans un jaillissement spontané d'émotion. Rien n'est plus calculé que son écriture, comme Paul Valéry le démontrait fort bien en réfléchissant à la formule "Le silence de ces espaces infinis m'effraie"  (publié dans Variété I, en 1924)


   
      Ce n'est pas seulement ce qui arrive dans le ciel, mais toute chose ; et non seulement toute chose elle-même, mais jusqu'à l'innocente représentation des choses qui l'irrite et se fait haïr: Quelle vanité que la peinture... Il invente, pour les images que poursuivent les arts, une sorte de dédain du second degré.

      Je ne puis m'empêcher de penser qu'il y a du système et du travail dans cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût. Une phrase bien accordée exclut la renonciation totale.
      Une détresse qui écrit bien n'est pas si achevée qu'elle n'ait sauvé du naufrage quelque liberté de l'esprit, quelque sentiment du nombre, quelque logique et quelque symbolique qui contredisent ce qu'ils disent. Il y a aussi je ne sais quoi de trouble, je ne sais quoi de facile, dans la spécialité que l'on se fait des motifs tragiques et des objets impressionnants. Qu'est-ce que nous apprenons aux autres hommes en leur répétant qu'ils ne sont rien, que la vie est vaine, la nature ennemie, la connaissance illusoire ? A quoi sert d'assommer ce néant qu'ils sont, ou de leur redire ce qu'ils savent ?
     Je ne suis pas à mon aise devant ce mélange de l'art avec la nature. Quand je vois l'écrivain reprendre et empirer la véritable sensation de l'homme, y ajouter des forces recherchées, et vouloir toutefois que l'on prenne son industrie pour son émotion, je trouve que cela est impur et ambigu. Cette confusion du vrai et du faux dans un ouvrage devient très choquante quand nous la soupçonnons de tendre à entraîner notre conviction et à nous imprimer une tendance. Si tu veux me séduire ou me surprendre, prends garde que je ne vois ta main plus distinctement que ce qu'elle trace.
      Je vois trop la main de Pascal.

Paul  Valéry (1871-1945), Variété I et II, éd. Gallimard, coll. Folio, pp. 121-122.



Nonobstant, de quoi Pascal a-t-il souci en écrivant ?
 - d'utiliser le mot juste : " «Carrosse versé» ou «renversé» selon l'intention / «Répandre» ou «verser» selon l'intention." (496, Le Guern) ; " «J'ai l'esprit plein d'inquiétude.» «Je suis plein d'inquiétude» vaut mieux." (499, Le Guern)
- de viser à la simplicité et à la concision : " «Eteindre le flambeau de la sédition» trop luxuriant. / «L'inquiétude de son génie» : trop de deux mots hardis." (543, La Guern)
 - de manier à propos les figures de style, y compris la répétition : "Quand dans un discours se trouvent des mots répétés et qu'essayant de les corriger on les trouve si propres qu'on gâterait le discours, il les faut laisser, c'en est la marque." (468, Le Guerne), la périphrase, l'antithèse dont il se moque par ailleurs.
 - de l'ordre des mots dans la phrase :
 - de la pertinence de l'intervention en fonction du lecteur et du moment ("savoir placer la balle") : "Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau, la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume c'est une même balle dont joue l'un et l'autre, mais l'un la place mieux. / J'aimerais autant qu'on me dise que je me suis servi des mots anciens. Et comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours dans une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d'autres pensées par leur différente disposition." (590, Le Guern)
- de la variété : "L'éloquence continue ennuie. / Les princes et rois jouent quelquefois. Ils ne sont pas toujours sur leurs trônes. Ils s'y ennuient. La grandeur a besoin d'être quittée pour être sentie. La continuité dégoûte en tout. Le froid est agréable pour se chauffer." (646, Le Guern)

  



Philippe de Champaigne, "Vanité"


Philippe de Champaigne ( 1602-1674), peintre bien en cour et célèbre, se lie, en 1643, avec les milieux jansénistes. Sa peinture s'épure dans le sens de la rigueur et du refus de l'effet.
Vanité, 1646, huile sur toile, musée du Mans.
Réduite à l'essentiel, la peinture suggère la précarité de la vie par la tulipe qui s'ouvre à gauche du crâne (objet central de la peinture, posé sur une pierre nue comme une pierre tombale) et par le sablier, à droite, dans lequel le sable  s'écoulant, comme la fleur, marque un temps encore indéfini, mais nécessairement bref. La peinture est sans doute la plus brutale des Vanités produites à cette époque, qui en produit beaucoup.
[voir la présentation de la peinture sur le site de Port-Royal]






A lire
: sur l'honnêteté, telle que conçue au XVIIe, une page de l'université de Lausanne (Suisse)



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