Les Pensées, Blaise Pascal

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A propos de Pascal, ce site contient
: 1. Biographie de l'écrivain - 2. Présentation des Pensées - 3. Extrait de la Préface de Port-Royal (le projet de Pascal tel que le rapporte Etienne Périer, son neveu) - 4. La rhétorique pascalienne - 5. Le lecteur dans les Pensées. 6. La biographie de Pascal par Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme.





Les fragments réunis dans Les Pensées sont plus ou moins développés, de la phrase elliptique "Il a quatre laquais" (éd. Le Guern 17) ou "Il demeure au-delà de l'eau." (Le Guern 18) au long développement très travaillé comme le fragment 41, intitulé "Imagination", ou le fragment 185 "H. 9 / Disproportion de l'homme" que l'on connaît mieux sous le titre des "deux infinis". Dans la première partie de ce dernier texte, la réflexion de Pascal s'appuie sur les découvertes toutes récentes des sciences ; la lunette astronomique et le miscroscope ont permis à l'homme de prendre conscience de son environnement dont l'étendue lui était jusqu'alors insoupçonnée. Pascal, à la fin d'un court écrit, De l'esprit géométrique (peut-être un projet de préface aux Eléments de géométrie, rédigé pour les petites écoles de Port-Royal) que Louis Lafuma date des années 1657-58, avait déjà abordé le même thème destiné à nourrir une longue postérité.




Mais ceux qui verront clairement ces vérités [que l'espace peut être divisé à l'infini] pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature dans cette double infinité qui nous environne de toutes parts et apprendre par cette considération merveilleuse à se connaître eux-mêmes, en se regardant placés entre une infinité et un néant d'étendue, entre une infinité et un néant de nombre, entre une infinité et un néant de mouvement, entre une infinité et un néant de temps. Sur quoi, on peut apprendre à s'estimer à son juste prix, et former des réflexions qui valent mieux que tout le reste de la géométrie.








XV.   Transition de la connaissance de l'homme à Dieu


185


[...]

    Que l'homme  contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle, pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que ces astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre, Elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout le monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche : nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie, dont le centre est partout, la circonférence nulle part*. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans cette pensée.
    Que l'homme étant revenu à soi considère ce qu'il est, au prix de ce qui est. Qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature ; et que, de ce petit cachot, où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, et soi-même son juste prix.
    Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?
    Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates, qu'un ciron** lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions ; et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature.
    Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature dans l'enceinte de ce raccourci d'atome: qu'il y voie un infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos. Qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue ; car, qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ? Qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles, et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence, qu'à les rechercher avec présomption.
    Car enfin, qu'est-ce qu'un homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes. La fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable.
    Egalement incapable de voir le néant d'où il est tiré et l'infini où il est englouti, que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles*** les comprend. Tout autre ne le peut faire.

Les Pensées, éd. Michel Le Guern, Gallimard, Folio, pp. 153-155

* "C'est une sphère... nulle part." : Formule traditionnelle qui exprime le caractère de la toute puissance divine. Elle est attribuée à divers penseurs. Elle semble remonter au XIIe siècle et on la trouve chez Alain de Lille. Pascal l'utilise pour faire entendre l'incommensurabilité de l'univers, tel que la lunette astronomique de Galilée le rendait sensible et que Nicolas de Cue l'avait affirmé au XVe siècle. Au XVIIe siècle, on en discute encore et Descartes, par exemple, est tenant d'un univers, certes immense, mais fini.
** ciron : Petit insecte qui se développe dans le fromage : il est considéré alors comme le plus petit animal visible. Pascal écrit aux temps des tous premiers microscopes.
*** "L'auteur de ces merveilles" : la périphrase évite d'utiliser le nom de Dieu (lequel renvoie au Dieu du christianisme), tout en mettant le lecteur en situation de le prononcer lui-même.






Pereda


Antonio de Pereda (1611-1678), Le Songe du gentilhomme (El Sueño del Caballero) peut-être peint vers 1650, huile sur toile (152x217),  Real Academia de San Fernando, Madrid

Le tableau semble aussi être désigné par le titre : El Desengaño de la vida (le dévoilement de la vie, au sens de perte d'illusion)

"Le Rêve du chevalier de Pereda est sans doute le tableau qui illustre le mieux l'association de la mélancolie et de la vanité.  Le tableau représente un jeune chevalier pâle, «la main à la maisselle», assoupi, entouré de ténèbres et associé à une multitude de symboles de vanité : des insignes de pouvoir (deux couronnes, une mître), des livres, des armes, des partitions, de l'argent, un masque représentant le théâtre mais aussi des fleurs bientôt fanées, une bougie consumée, une pendule, deux têtes de mort. A côté du chevalier se tient un ange qui étend une bannière qur laquelle on lit : "aeterne pungit, cito volat et occidit" ("il pique éternellement, il s'envole prestement et détruit tout"). Dans le tableau de Pereda, la considération de l'inanité des choses appelle la pose codifiée de la mélancolie." (Christine Orobigt, Gracilaso et la mélancolie, 1997)




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