1984, George Orwell, 1949

coquillage


Le plus connu des romans d'Orwell et son dernier puisqu'il meurt en 1950, à 47 ans, victime de la tuberculose diagnostiquée en 1938, après des années de problèmes pulmonaires ; sa première hospitalisation date de 1929, à l'hôpital Cochin, à Paris, pour une pneumonie.
Traduit en 65 langues, le roman est devenu un classique, même si nombre de malentendus planent encore sur lui. Ceux qui ont voulu y lire une prophétie ont eu beau jeu, en 1984, de constater que la prophétie avait fait long feu ; ceux qui n'y ont lu qu'un pamphlet anti-stalinien doivent encore se demander comment, après la chute du mur de Berlin et l'insertion des pays socialistes dans le marché capitaliste, l'oeuvre continue à trouver des lecteurs.
Peut-être sommes-nous plus à même, aujourd'hui, de percevoir la complexité d'un roman qui échappe à toute classification quoiqu'il emprunte à bien des genres différents, et dont le propos, la menace d'un monde totalitaire, n'était pas l'apanage d'Orwell ; dans la décennie des années quarante du XXe siècle, d'autres s'en inquiétaient aussi, Zweig ou Bernanos, par exemple.
Le roman, publié en 1949, en Angleterre, est traduit en français par Amélie Audiberti pour Gallimard qui le publie en 1950.
Et malgré une nouvelle traduction due à Josée Kamoun, nous resterons fidèle à Amélie Audiberti, pour ses trouvailles de traduction (novlangue, par exemple) et pour une raison essentielle : il est impossible d'écrire ce récit au présent sans nier le sens de l'Appendice et sans invalider la dimension satirique du texte voulue par son auteur.








Londres bombardé, 1940

Pendant la deuxième guerre mondiale, de septembre 1940 à mai 1941, les nazis bombardent Londres. La ville est en ruines, on compte 50.000 morts. Orwell a vécu ces bombardements, et la maison qu'il habitait, comme d'autres, a été détruite.

La guerre et ses suites ne sont pas sans incidence sur le contenu du roman. La ville de Londres, décrite dans le roman, a tout à voir, comme l'explique Antony Burgess dans un roman publié en 1978 (1985, en anglais ; 1984-85, en français, en 1979) avec la réalité quotidienne des Londoniens à l'époque. La ville en ruines, les bombardements, les restrictions alimentaires comme celles des objets quotidiens (savon, lames de rasoir, tissus), la peur des espions, la haine de l'ennemi invisible mais présent, la propagande.

Rédaction et publication

     C'est en 1943, qu'Orwell note la première idée d'un roman qu'il avait l'intention d'intituler "Le Dernier homme", et il hésite encore sur son titre en 1948, alors qu'il est près de le conclure, entre "Le Dernier homme en Europe" et "1984". C'est ce dernier titre qui l'emporte. La réflexion sur le totalitarisme n'est pas nouvelle chez lui, outre La Ferme des animaux, écrit en 1943-44, il avait déjà abordé le sujet, entre autres, dans une de ses chroniques à la BBC, le 19 juin 1941, intitulée "La littérature et le totalitarisme". Il y affirmait "Car nous sommes entrés dans l'ère de l'Etat totalitaire, qui ne peut — et probablement ne veut pas— laisser à l'individu une liberté de quelque nature que ce soit. Quand on parle de totalitarisme, on pense aussitôt à l'Allemagne, à la Russie, à l'Italie, mais je crois qu'il faut regarder les choses en face et considérer que ce phénomène pourrait bien devenir universel." (traduction Michel Pétris, Magazine littéraire, décembre 1983). Cette inquiétude devant la possibilité d'un monde formé d'Etats centralisés et tout puissants, dans lesquels l'individu serait superflu (voire dangereux comme le disait aussi Bernanos à peu près à la même époque)  est chez Orwell, toujours liée à la question de la langue, parce qu'elle remet en cause la liberté de penser, c'est-à-dire de penser en dehors de la "doxa".
      Orwell rédige son roman, entre 1944 et 1948, dans des conditions fort difficiles : d'abord, la rédaction doit s'intercaler avec son travail de journaliste au Tribune et à The Observer pour lequel, en 1945, il part en reportage sur le continent ; ensuite, il est très malade, et passe plus de temps dans des hôpitaux ou des sanatoriums que chez lui, sur l'île de Jura. Le roman est terminé en 1948 et publié d'abord à Londres en 1949, puis aux USA, après quelques discussions qui énervent l'écrivain. L'éditeur américain demande, en effet, la suppression de l'appendice sur le "novlange" (Newspeak) qu'il estime superflu. Devant le refus catégorique d'Orwell, il s'incline.

     Le livre terminé est composé de trois parties, réparties en chapitres non titrés, 8 pour la première, 10 pour la seconde et 6 pour la troisième et se conclut sur un appendice , "Les principes du novlangue", qui commence par une phrase au passé :  "Le novlangue a été la langue officielle de l'Océania. Il fut inventé pour répondre aux besoins [idéologiques] de l'Angsoc, ou socialisme anglais." ("Newspeak was the official language of Oceania and had been devised to meet the ideological needs of Ingsoc, or English Socialism.", traduction Amélie Audiberti), ce qui ouvre une échappatoire, ce livre du futur raconte un passé dépassé par le fait même.

     Le titre
,  écrit en lettres pour l'anglais (Nineteen-eighty-four), à de très rares exceptions près, à l'encontre du français, a donné lieu à de nombreuses spéculations, mais le miroir (48-84), renversant l'image comme il se doit, pour être l'interprétation la plus simple n'en est pas moins intéressante, car il s'agit bien d'un miroir : prenez le présent, grossissez-en les traits (c'est le principe de la satire hérité de Swift) et vous obtenez l'image effrayante qui va secouer les lecteurs et leur faire prendre conscience de certains risques contenus en germes dans ce même présent.
Après la publication du roman, en 1949, il écrira à un leader syndicaliste américain qui lui demandait des éclaircissements sur son récit:



Mon récent roman ne constitue PAS [les capitales sont d'Orwell] une attaque contre le socialisme ou le parti travailiste anglais (que je soutiens). Il veut désigner les perversions auxquelles s’expose une économie centralisée, et qui ont déjà été réalisées en partie dans le communisme et le fascisme. Je ne crois pas que le genre de société que je décris arrivera nécessairement, mais je crois (compte tenu du fait que le livre est une satire) que quelque chose d’approchant peut arriver. Je crois aussi que les idées totalitaires ont pris racine dans les cerveaux des intellectuels partout dans le monde, et j’ai essayé de mener ces idées à leurs conséquences logiques [...] Le cadre du livre est situé en Grande Bretagne dans le but de souligner que les races anglophones ne sont pas naturellement meilleures que qui que ce soit et que le totalitarisme, S'IL N'EST PAS COMBATTU [les capitales sont d'Orwell], peut triompher n'importe où.


La fable

     Londres, 1984. Le monde est divisé en trois super-puissances, Océania (Londres en fait partie), Eurasia, Estasia, qui sont perpétuellement en guerre. Océania est dirigée par le Parti, dont le chef est appelé "Big Brother" (Grand frère), chef qui est "le masque sous lequel le Parti choisit de se montrer au monde", pure image donc. La société est pyramidale et hiérarchisée : au sommet, les membres du Parti Intérieur, peu nombreux et bénéficiant de relatifs privilèges, un seul personnage le représente dans le roman, O'Brien ; au-dessous, les membres du Parti extérieur, en quelque sorte les fonctionnaires destinés à faire tourner la "machine"; la plupart des personnages du roman se situent dans cette catégorie: Winston Smith, personnage principal ; Syme, le lexicographe que sa passion pour sa spécialité aveugle sur tout le reste ; Parsons, le "boy-scout", toujours prêt à s'activer selon les directives, admirant tout, ne comprenant rien, fanatique par sottise ; Julia, hédoniste, s'organisant pour vivre le mieux possible dans un monde insupportable. Enfin, tout en bas, assurant la production, les prolétaires que le Parti laisse, dans l'ensemble, vivre comme ils peuvent.
Winston Smith conteste intérieurement l'univers dans lequel il vit et sa logique apparente (première partie, de l'hiver au printemps), l'amour de Julia l'incite à se révolter et tenter de rejoindre une opposition dont il rêve sans être sûr de sa réalité (deuxième partie, le printemps et l'été). Le monde totalitaire construit par Orwell se refermera impitoyablement sur lui (troisème partie, monde artificiel et hiver). L'appendice final, toutefois, peut se lire comme une fin optimiste venant contrebalancer la noirceur du récit. Si le novlangue a disparu et que le narrateur et ses lecteurs partagent de nouveau un anglais compréhensible dans lequel les mots restent lourds de toutes leurs connotations, alors c'est qu'Océania a disparu.

Un roman de science-fiction ?

     Dans les années cinquante, comme en témoigne la couverture ci-contre, le roman est souvent classé dans cette toute jeune catégorie romanesque, et d'une certaine manière, on peut voir en lui l'inspirateur de toute une lignée de romans de science-fiction qui vont explorer, dans les années cinquante-soixante du XXe siècle, moins des thématiques scientifiques que des thématiques politiques. La fiction scientifique, comme on disait en français jusqu'alors, extrapolait des possibilités scientifiques et Jules Verne en était le fleuron. Rien de tel chez Orwell. La technique n'occupe qu'une part réduite du roman. Les "télécrans" (telescreen) peuvent apparaître comme le développement potentiel des premiers téléviseurs, tout autant que comme l'application rêvée du panoptique de Bentham  (surveillance constante dans laquelle le surveillé ignore quand il l'est vraiment) ; les "phonoscripts" (speakwrite) dictaphones aussi bien que machines à écrire, la possibilité d'infester de micros même les bois ou la campagne (cf. chapitre 2 de le 2e partie), là se bornent les innovations techniques de cette société. Le plus curieux sans doute est l'utilisation de la bombe atomique, à peu près comme une arme conventionnelle, sans plus de dommages que des destructions matérielles, suffisamment grandes toutefois pour que les Etats renoncent à s'en servir. De fait, c'est surtout la date servant de titre qui a incité les éditeurs à cataloguer le roman dans ce courant visant un public plus jeune que celui des romans traditionnels.
D'une certaine manière, Orwell lui-même s'était quelque peu inscrit dans cette filiation puisqu'il n'a jamais fait mystère de l'importance qu'avait eu pour lui la lecture de Jack London, dont Le Talon de fer est évoqué dans son roman, et de Nous autres de Zamiatine.

Une parodie, une satire ?

     Ce sont les deux mots employés par Orwell lui-même pour définir son roman. Parodie, non d'une oeuvre littéraire, mais d'une réalité historique, une forme de caricature. En effet, Orwell a puisé à la fois dans le nazisme et l'URSS de Staline l'organisation de son monde : un Parti (unique) comme



couverture d'une édition des années cinquante
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Première de couverture d'une édition étasunienne, 1950

Le choix, inhabituel en anglais, d'écrire le titre en chiffres, souligne son caractère de date future, comme le font les costumes et l'architecture.
Le couple au premier plan, le vêtement suggestif de la jeune femme maquillée, la taille affinée par la ceinture mettant en valeur les seins, l'univers inquiétant du deuxième plan, l'homme vêtu de noir, comme un catcheur, connotant une police brutale, les femmes à la tête baissée, les pyramides blanches avec les slogans, l'affiche "Big brother is watching you" et son visage inquiétant, le choix des couleurs, tout appartient à l'iconographie des "paperback" de science fiction de l'époque. La couverture promet une aventure dans un avenir dangereux.


modalité de gouvernement, un chef adulé jusqu'au délire, la hiérarchisation de la société, le contrôle continu des individus avec le rôle particulièrement 



délétère de la jeunesse (cf. les jeunesses hitlériennes), enfants et adolescents dûment entraînés, conditionnés, pour surveiller et dénoncer les adultes, y compris leurs parents. Il  a utilisé tout ce que l'on savait alors des procès staliniens (aveux, auto-accusations), les camps (seulement évoqués), les exécutions des révolutionnaires de la première heure, l'ennemi d'abord défini comme "juif" (Goldstein, le personnage comme "ennemi" déclaré du régime et responsable de tout ce qui va mal, et non ses écrits, a beaucoup à voir avec Trotsky dont le nom réel était Bornstein). Même si Zinoviev, lors d'une conférence en 1984, faisait remarquer que l'univers créé par Orwell n'avait pas grand chose à voir avec la réalité soviétique, ce n'est pas ce qui importait. Comme Orwell le disait, il n'y a là aucun pamphlet, il utilise des faits, exacerbés pour certains (la nourriture immonde, le manque de produits de première nécessité) parce que son propos l'exige, non parce que cela existe quelque part.
Par exemple, les deux minutes quotidennes de la haine, ou la semaine qui lui est consacrée (pendant laquelle d'ailleurs l'ennemi change inopinément sans que cela modifie quoi que ce soit aux discours et aux comportements) ne sont que l'exagération d’un comportement habituel consistant à faire de l’ennemi (quel qu’il soit) une caricature. Les films de propagande anti-juive en Allemagne dans les années 1930, en étaient un exemple proche ; la fameuse “affiche rouge” en France, dans les années 1940, qui donnait à voir comme des criminels (qui plus est étrangers) les membres du réseau de résistance Manouchian, en est un autre ; la caricature du “bolchevick” avec un couteau entre les dents qui s’est affichée sur de nombreux murs dans les années 1930 en était encore une autre. Sans doute trouverions-nous aujourd’hui, dans notre quotidien, d’autres exemples de pratiques visant à faire de l'autre une créature diabolique, l'incarnation du mal, qui engendre la peur et, comme une réponse automatique, cette réaction viscérale qu’est la haine.
La réécriture des journaux et des livres n’est que l’exagération d’une pratique qui commence avec l’omission (pendant longtemps, les manuels d’histoire en France, ont fait l’impasse sur la Commune de Paris —1871—), se continue avec les montages photographiques ; le régime stalinien était expert en la matière, mais il n’est pas le seul ; en 1992, en France, les Postes et Télécommunications ont édité un timbre avec l’effigie de Malraux, photo retouchée pour ôter la cigarette que fumait l’écrivain lorsque Gisèle Freund l'avait photographié; il n'y a plus aucune raison de s'arrêter en si bon chemin. Surtout, lorsque, comme l'explique le Parti, la réalité n'est jamais que ce que l'on en veut savoir ou penser (et même Orwell aurait sans doute été surpris par les "faits alternatifs" que le XXIe siècle a découverts) . Les exemples récents sont hélas, plus nombreux qu'on ne le voudrait.
Il n'est jusqu'au "novlangue" (Newspeak) qui exaspère des traits décelables dans toutes les langues. Klemperer, linguiste allemand, a mis à jour les altérations que l'usage nazi de l'Allemand avait fait subir à cette langue. Son livre est publié, en 1947, sous le titre TLI (Lingua Tertii Imperii, la langue du IIIe Reich). Orwell conduit à l'extrême cette maladie dont souffrent toutes les langues, y compris le français contemporain, en lui donnant pour objectif conscient d'appauvrir à tel point son vocabulaire et ses structures que toute contestation du système y devienne, de facto, impossible, faute de mots pour la dire. Mise en garde qu'il est bon de réitérer régulièrement, car tout aussi régulièrement un "politiquement correct" de quelque bord que ce soit a toujours vocation de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, et la "direction des ressources humaines" des entreprises contemporaines, rappelle à chacun d'entre nous que nous avons cessé d'être des êtres humains pour devenir des choses similaires à des machines outils ou à des rames de papier.
Mais Orwell a aussi intégré dans son roman des réalités qu'il connaît directement : l'exploitation et la misère des ouvriers qu'il avait connues de près au cours de ses enquêtes, à la fin des années 1920 et au début des années 1930 chez les pauvres de Paris et de Londres, en 1936 dans les villes minières du nord de l'Angleterre ; sa vision peu amène des intellectuels trouvant toujours d'excellentes raisons pour ne pas dénoncer certaines réalités au nom d'une nécessité politique à court ou long terme. Expérience qu'il avait vécue lors de la publication d'Hommage à la Catalogne, récusé parce qu'anti-communiste, en un temps où l'alliance avec les partis communistes paraissait essentielle à beaucoup contre tous les fascismes ; expérience réitérée pour la publication de La Ferme des animaux, jugée inopportune pendant la guerre, alors que l'alliance avec l'URSS était vitale contre le nazisme, alors que quelques années plus tard, le récit va être utilisé comme "arme" anti communiste.
Toutefois, il ne faut pas oublier non plus que le récit de Winston dont les semaines, les mois, il ne sait, d'incarcération et de tortures, rappelle de terrible manière ceux des déportés ayant survécu aux camps de la mort nazis.



presse papier

"C'était un lourd bloc de verre, courbe d'un côté, aplati de l'autre, qui formait presque un hémisphère. Il y avait une douceur particulière, rappelant celle de l'eau de pluie, à la fois dans la couleur et la texture du verre. Au milieur du bloc, magnifié par la surface courbe, se trouvait un étrange objet, rose et convoluté, qui rappelait une rose ou une anémone de mer." (I, 6)


Le dernier homme

     Le personnage principal du roman, Winston Smith, porte un nom ambivalent. Son prénom est, en 1949, probablement le plus célèbre des prénoms anglais puisqu'il est aussi celui de Churchill, artisan de la résistance et de la victoire (avec d'autres certes) contre le nazisme, alors que son patronyme, Smith, est le plus banal qui soit, celui de monsieur tout le monde. Cette dualité est celle même du personnage qui perçoit davantage ses faiblesses que ses forces dont le narrateur omniscient permet, toutefois, au lecteur de mesurer l'existence.
Il a 39 ans et bien que membre du Parti extérieur, ce qui suppose, comme l'expose le livre de Goldstein (mis en abîme dans le neuvième chapitre de la deuxième partie) qu'il a satisfait à tous les examens permettant cette intégration, il n'en continue pas moins à s'interroger sur le bien-fondé des manipulations auxquelles il se livre en tant qu'employé aux archives du Ministère de la Vérité (Miniver/Minitrue) qui est à la fois une entreprise de falsification et le lieu où s'élabore la seule vérité recevable.
Si Winston fait usage de sa réflexion, il y est poussé, d'une certaine manière par une vive sensualité. Son corps, par tous ses sens, lui fait expérimenter un malaise continuel qui traduit une inadaptation. Si ni les odeurs, ni les textures (celle du savon, des tissus), ni les goûts, ni les couleurs, ni les bruits ne lui apportent d'épanouissement, c'est que quelque chose ne va pas en 1984. Au fond, sans le savoir et sans disposer de mots pour le théoriser, Winston est un sensualiste, comme Locke ou Condillac. Ses sensations le conduisent à des sentiments et à des pensées. Ce sont encore ses sens qui lui fournissent les comparaisons nécessaires, comme il en fait l'expérience dans la boutique de l'antiquaire avec le beau papier du cahier acheté dans lequel il écrit son journal, ou le presse-papier qu'il achète dans le chapitre 6, au cours de sa deuxième visite, il est des objets qui donnent du plaisir. Ces objets viennent du passé. Sa volonté de retrouver la mémoire en est donc confortée. Il va en être de même avec Julia. Le corps de Julia et l'amour physique avec elle vont épanouir son propre corps (il grossit, son ulcère guérit) et faire progresser son désir de révolte jusqu'à tomber dans le piège tendu par O'Brien. Il est vrai que c'est aussi son corps qui le trahira. Mais trahit-il tout à fait ? Même dans le dernier chapitre, même alors qu'il se rend totalement, exultant de la victoire dans une guerre dont il a su qu'elle est fallacieuse, découvrant sa dévotion pour Big Brother, tant haï auparavant, il ne se rend qu'après avoir retrouvé le souvenir d'un jour heureux avec sa mère, autrefois, dans son enfance, et avoir envisagé la balle libératrice qui s'enfoncera dans sa nuque. Tout se passe en somme comme si le personnage se dédoublait, l'homme existe encore, au plus profond de lui, sa mémoire n'a pas pu être totalement éradiquée, et il peut encore penser le suicide comme libération, et le robot qu'il est devenu n'est cependant pas encore assez puissant pour le faire désirer vivre sans plus aucun sentiment authentique.



Le "dernier homme" que ridiculisait O'Brien en le faisant mettre nu devant un miroir lui renvoyant l'image d'un corps détruit, méconnaissable : "Qu'est-ce que vous êtes ?

Un sac de boue. Maintenant, tournez-vous et regardez-vous dans le miroir. Voyez-vous cette chose en face de vous ? C'est le dernier homme. Si vous êtes un être humain, ceci est l'humanité.", ce dernier homme est vraiment homme jusque dans sa faiblesse et son corps abîmé. Assez curieusement, parce qu'aucun point de contact n'était possible, il y a dans ce face à face de Smith et de son bourreau, quelque chose qui évoque les pages de Primo Levi dans Si c'est un homme. O'Brien détient la supériorité de la force, il peut détruire, il ne peut pas faire vivre, il ne sait de l'autre que ce qu'il en faut pour l'annihiler, le traitant comme une machine. Le roman, à travers le personnage de Winston définit l'humanité, dans son besoin de savoir, de s'inscrire dans la durée (faire des projets à partir d'un passé connu sinon compris), dans sa capacité de s'émerveiller (le chant de la grive, les fleurs, la beauté de Julia, la voix de la femme dans la cour sous la chambre de l'antiquaire), dans son besoin de l'autre (Winston est continuellement en quête d'un échange qui serait vrai, avec l'antiquaire, avec O'Brien), dans l'amour (les souvenirs douloureux de la mère et de la soeur, mais aussi heureux, le dernier ; Julia), dans sa capacité de penser seul et honnêtement jusqu'aux limites du possible. Le courage du personnage n'est pas spectaculaire, ce n'est pas un héros, c'est juste un être humain, et en 1984, en Océania, il est bien le dernier, si l'on exclut, comme le fait le Parti, les prolétaires dont le lecteur ne sait presque rien.
La force du roman tient sans doute davantage à cette ténacité involontaire de Winston Smith, par-delà sa destruction et l'apparente victoire d'O'Brien et du Parti, qu'à sa vision exacerbée du totalitarisme, malgré tout l'intérêt qu'elle présente aussi, naturellement.
D'une certaine manière, la leçon de 1984 rejoint ce vers de Victor Hugo qui clôt le septième livre de Châtiments, "Et s'il n'en reste qu'un je serai celui-là" (Ultima verba), premier et dernier mot du citoyen conscient, pourquoi 1984 est un classique et mérite de l'être.




A lire
: Une recension et une réflexion sur le livre de James Conant, Orwell, totalitarisme et vérité (éd. Agone, 2012, traduit par Jean-Jacques Rosat)
Une interview particulièrement intéressante de la nouvelle traductrice du roman au Canada (janvier 2019), Celia Izoard.



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