Les Deux amis de Bourbonne, Diderot, 1770

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Les Deux amis de Bourbonne
est d'abord, comme il arrivait souvent avec Diderot (cf. La Religieuse) une mystification puisque Diderot entendait tromper Naigeon (son ami et secrétaire) qui prétendait identifier tout écrit de l'auteur, en lui faisant croire que ce récit, réduit alors à l'histoire d'Olivier, était le fait de Mme de Prunevaux, fille de son amie, Mme de Maux. La supercherie réussit.  Diderot reprit ses droits et ajouta l'histoire de Felix. Grimm publie l'ensemble dans La Corresponsance littéraire le 15 décembre 1770.
La fin de la nouvelle est consacrée à une réflexion sur le conte (la nouvelle), sur le rapport de la fiction et du réel, sur la question de la vraisemblance.






[...]
Et puis, il y a trois sortes de contes... — Il y en a bien davantage, me direz-vous... A la bonne heure ; mais je distingue le conte à la manière d'Homère, de Virgile, du Tasse, et je l'appelle le conte merveilleux. La nature y est exagérée ; la vérité y est hypothétique ; et si le conteur a bien gardé le module qu'il a choisi, si tout répond à ce module, et dans les actions, et dans les discours, il a obtenu le degré de perfection que le genre de son ouvrage comportait, et vous n'avez rien de plus à lui demander. En entrant dans son poème, vous mettez le pied dans une terre inconnue, où rien ne se passe comme dans celle où vous habitez, mais où tout se fait en grand comme les choses se font autour de vous en petit. Il y a le conte plaisant à la façon de La Fontaine, de Vergier, de l'Arioste, d'Hamilton, où le conteur ne se propose ni l'imitation de la nature, ni la vérité, ni l'illusion ; il s'élance dans les espaces imaginaires. Dites à celui-ci : Soyez gai, ingénieux, varié, original, même extravagant, j'y consens ; mais séduisez-moi par les détails; que le charme de la forme me dérobe toujours l'invraisemblance du fond : et si ce conteur fait ce que vous exigez ici, il a tout fait. Il y a enfin le conte historique, tel qu'il est écrit dans les Nouvelles de Scarron, de Cervantes, etc. Au diable le conte et le conteur historiques ! c'est un menteur plat et froid... Oui, il ne sait pas son métier. Celui-ci se propose de vous tromper ; il est assis au coin de votre âtre ; il a pour objet la vérité rigoureuse ; il veut être cru ; il veut intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes ; effet qu'on n'obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l'éloquence est une source de mensonge, et rien de plus contraire à l'illusion que la poésie ; l'une et l'autre exagèrent, surfont, amplifient, inspirent de la méfiance : comment s'y prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper ? Le voici. Il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai : on n'invente pas ces choses-là. C'est ainsi qu'il sauvera l'exagération de l'éloquence et de la poésie ; que la vérité de la nature couvrira le prestige de l'art ; et qu'il satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d'être en même temps historien et poète, véridique et menteur.
     Un exemple emprunté d'un autre art rendra peut-être plus sensible ce que je veux vous dire. Un peintre exécute sur la toile une tête. Toutes les formes en sont fortes, grandes et régulières ; c'est l'ensemble le plus parfait et le plus rare. J'éprouve, en le considérant, du respect, de l'admiration, de l'effroi. J'en cherche le modèle dans la nature, et ne l'y trouve pas ; en comparaison, tout y est faible, petit et mesquin ; c'est une tête idéale ; je le sens, je me le dis. Mais que l'artiste me fasse apercevoir au front de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l'une de ses tempes, une coupure imperceptible à la lèvre inférieure ; et d'idéale qu'elle était, à l'instant la tête devient un portrait ; une marque de petite vérole au coin de l'oeil ou à côté du nez, et ce visage de femme n'est plus celui de Vénus ; c'est le portrait de quelqu'une de mes voisines. Je dirai donc à nos conteurs historiques : Vos figures sont belles, si vous voulez ; mais il y manque la verrue à la tempe, la coupure à la lèvre, la marque de petite vérole à côté du nez, qui les rendraient vraies ; et, comme disait mon ami Caillot* : "Un peu de poussière sur mes souliers, et je ne sors pas de ma loge, je reviens de la campagne."
Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet,
Primo ne medium, medio ne discrepet inum**
Horace, De  l'art poétique, v. 151
 Et puis un peu de morale après un peu de poétique, cela va si bien ! Félix était un gueux qui n'avait rien ; Olivier était un autre gueux qui n'avait rien : dites-en autant du charbonnier, de la charbonnière, et des autres personnages de ce conte ; et concluez qu'en général il ne peut guère y avoir d'amitiés entières et solides qu'entre des hommes qui n'ont rien. Un homme alors est toute la fortune de son ami, et son ami est toute la sienne. De là la vérité de l'expérience, que le malheur resserre les liens ; et la matière d'un petit paragraphe de plus pour la première édition du livre de L'Esprit***.


* Caillot est un comédien, ami de Diderot.
** "Et (Homère) crée de telles fictions, combine sans cesse le faux et le vrai, / si bien qu'il n'y a aucun désaccord entre le début et le milieu, le milieu et la fin."
*** De L'Esprit : ouvrage d'Helvétius (1715 - 1771), publié en 1758 et condamné l'année suivante. Il sera publié en Angleterre en 1771.




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