Aucassin et Nicolette, fin XIIe - début XIIIe

coquillage





Piazza, 1929

En 1929, les éditions Piazza publient une mise en français du récit par Gustave Michaud, illustrée par Léon Carré. Ici la page de titre avec lettres historiées (le jeune couple occupe le centre des lettres initiales des prénoms formant titre.)

Joseph Bédier dans sa préface en résume ainsi l'intrigue :

"C'est la geste brève de deux beaux enfants petits ; comment ils s'aiment malgré les félons, par quelles prouesses le jouvenceau conquiert la jouvencelle, leurs jeux sous la loge de feuillée, des chants de pastours et de rossignols, une cruelle persécution dont on sait d'ailleurs qu'elle ne prévaudra pas ; des chansons encore et des rires, et des larmes mêlées au rire, et des baisers toujours, c'est la trame de ce poème avenant et clair comme un jour de Pâques fleuries."



Probablement imaginé dans la première moitié du XIIIe, peut-être même à la fin du XIIe, datation que les médiévistes établissent à partir de l'état de sa langue, Aucassin et Nicolette est un récit surprenant à plus d'un titre.

La question de sa transmission

Les oeuvres médiévales, tant religieuses que profanes (chansons de geste, poèmes, romans) nous sont parvenues à travers des manuscrits dont la survie a été aléatoire. D'abord, l'histoire devait susciter suffisamment d'intérêt pour être consignée dans un manuscrit (matériaux onéreux et temps précieux du copiste), ensuite, le dit manuscrit devait affronter le temps, échapper aux rongeurs, au feu, à l'humidité, aux pillages même, sans parler de l'oubli. En règle générale, lorsqu'une oeuvre franchit les siècles, c'est qu'elle a été sauvegardée plusieurs fois, dans des manuscrits conservés en des lieux divers. C'est cette multiplicité qui permet, par confrontation et comparaison, d'établir un texte de "référence" au plus proche de ce qu'en pourrait avoir été "l'origine" ou sa forme la plus complète. Toute copie est peu ou prou une nouvelle version.
Mais Aucassin et Nicolette n'existe qu'à un seul exemplaire (Fr 2168, conservé à la BnF). Première énigme.
Nul ne semble connaître son existence avant le XVIIIe siècle, lorsqu'un érudit, Jean Baptiste de Lacurne de Saint-Palaye (1697-1781), l'exhume, ainsi que bien d'autres manuscrits, des poussières où il gisait depuis quatre siècles. Il en propose deux traductions, encore qu'incomplètes, en 1752 et 1756. Le petit livre a dû connaître un certain succès puisque Sedaine l'adapte pour le théâtre  (Grétry compose la musique) ; la pièce est présentée à la cour en 1779, encore imprimée en 1789, donnant même lieu en 1780 à une parodie, Marcassin et Tourlourette, signe certain du succès, quoique La Harpe en dise pis que pendre.
Le XIXe, puis le XXe siècle s'y intéressent davantage et le petit livre (à peine 20 pages dans l'édition de la Pléiade) se répand, proposé aux lecteurs dans nombre d'éditions de luxe, à la fin du XIXe et au cours du XXe, faisant appel pour les mises en français contemporain aux médiévistes les plus érudits, Gaston Paris (1900), Albert Pauphilet (1932) ou encore Jean Dufournet (Flammarion, GF, 1984), par exemple, et aux illustrateurs les plus connus, de Robida à Dulac. Il est traduit dans de nombreuses langues,  et aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne, etc., les éditeurs rivalisent d'élégance dans les éditions. Deuxième énigme que ce silence séculaire et ce soudain intérêt qui perdure encore au XXIe siècle puisque diverses compagnies théâtrales en proposent le spectacle.
Le récit se prête, en effet, à la scène et certains médiévistes, après Mario Roques, n'hésitent pas à y voir un mime (du latin mimus : pantomime), une courte pièce plutôt comique, jouée par deux jongleurs, voire un seul. Il est de fait qu'Aucassin et Nicolette, dans sa composition, repose pour l'essentiel sur la parole des personnages : dialogues ou monologues.
Faut-il en déduire que ce récit n'a été conservé que par accident (entendons par "accident" le goût d'un copiste ou d'un commanditaire), malgré son peu de renommée, dans un manuscrit de la fin du XIIIe siècle, qui collige des romans, des lais et des fabliaux (y compris les fables de Marie de France), ou qu'il a été "sauvegardé", glissé au milieu des autres, quelque chose comme "ni vu, ni connu", parce que son caractère subversif lui interdisait la conservation? Jean-Charles Payen (1931-1984) le jugeait, en effet, subversif et ne manquait pas d'arguments.

Le genre et l'auteur

de l'auteur nous ignorons tout, y compris le nom, puisqu'il s'identifie, dans son prologue, sur le mode de la plaisanterie, se dénommant "le vieil antif",  le "vieux vieux" ("antif" dérivant du latin antiquus : ancien, vieux) redoublement d'insistance pour souligner la vieillesse,  ou peut-être plus familièrement "le vieux de la vieille" (même si l'expression est anachronique), celui que guide son expérience, "à qui on ne la fait pas", mais il se trouve aussi que "Vieilantif" est le nom du cheval de Roland dans l'épopée qui porte son nom, La Chanson de Roland, ("As porz d'Espaigne en est passé Rollant / sur Veillantif, sun bon cheval curant", laisse 91, vers 1152-53, Folio, 1987), lequel si l'on en croit la chanson est mort à Roncevaux avec son maître. Pour un lecteur contemporain, ce cheval de retour se prête à toutes sortes de connotations plaisantes, et qui sait si ce n'était pas déjà le cas à son époque.


Leon Carre 1929

illustration de Léon Carré, 1929, qui met au centre Garin de Beaucaire, un peu trop "noble vieillard" pour le personnage, séparant les "deus biax enfans petis", comme les présente le prologue.

Ce qui est sûr, c'est qu'il s'agit de quelqu'un qui connaît fort bien toute la littérature de son temps, des épopées dont il reprend les éléments formels (l'usage de la laisse assonancée, groupe de vers se terminant par le même son vocalique , par ex., ou la reprise au début de l'épisode suivant de la formule clôturant le précédent, sans compter un certain nombre de motifs comme celui de l'armement du chevalier, ou du combat, etc.) aux romans, en particulier ceux de Chrétien de Troyes tout autant qu'à la poésie lyrique, en privilégiant la pastourelle qu'il détourne et subvertit. Jean Dufournet dans sa préface à l'édition GF recense une grande partie de ce dialogue avec les oeuvres du temps.



Pastourelle : petit poème prenant pour thème des amours rustiques.
"Les pastourelles conservées disent la rencontre d'une bergère par un chevalier. Un dialogue s'engage. Le chevalier se divertit à faire la cour à la paysanne. L'issue de son entreprise varie selon les poèmes, soit que la vilaine cède de bonne grâce au désir du seigneur, soit qu'il la bouscule quelque peu, ce dont elle ne se plaint pas trop, soit que le seigneur débouté ne daigne pas s'abaisser à insister ou encore qu'il prenne la fuite à cause de l'arrivée des bergers avec lesquels ce serait déchoir que de se battre." (Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Age, Bordas, 1969, p.159)



Il faut ajouter que ce dialogue entre l'oeuvre du "vieil antif" et celles qui la précèdent ou lui sont contemporaines est de l'ordre du détournement, du pastiche, parodique le plus souvent ; il y a toutefois dans cette moquerie, plus de gentillesse et d'humour, que de volonté dénonciatrice. S'il fait rire des invraisemblances des récits épiques et romanesques, il semble que ce soit en reconnaissant dans le même temps le plaisir que les auditeurs peuvent y prendre. Le monde réel de ces derniers est tout autre, et d'abord économique comme les paysans, les bourgeois, les enfants le rappellent volontiers dans Aucassin et Nicolette, mais l'amour et le désir n'en sont pas moins des réalités contraignantes elles aussi.



L'auteur  est donc un lettré qui invente un genre pour son récit, la chantefable, dont il donne le nom comme un couronnement, à la fin, dans les deux derniers vers : "no cantefable prent fin, /n'en sait plus dire." "notre chantefable se termine, / et je n'ai plus rien à dire." traduction Jean Dufournet. Le lecteur (ou l'auditeur du XIIe ou XIIIe siècle) doit en déduire qu'une chantefable est un récit qui alterne des vers chantés (Le manuscrit fournit trois lignes mélodiques) et des proses récitées (et/ou jouées). Le terme a été formé par l'adjonction de deux déverbaux, "chante" et  "fable" issu de "fabler" qui a le sens de parler / dialoguer/ bavarder/ raconter / dire des mensonges. Le mot dérive du latin fabula, lui-même dérivé du verbe fari = parler.
Or, ce terme est un hapax, on n'en connaît aucun autre usage, ni aucun autre exemple, pas davantage au Moyen Age que par la suite. 
Lorsque Desnos, au milieu du XXe siècle, le reprend pour titre d'une oeuvre, Trente chantefables pour les enfants sages (publiée en mai 1944 après l'arrestation du poète en février), il associe la fable (au sens de poème animalier) et le chant puisque la couverture du recueil précise "à chanter sur n'importe quel air", sans reprendre en rien la forme alternée vers-prose. Mais peut-être voit-il dans ce "genre", un outil de contrebande parfait, comme Aragon au même moment qui renouait avec une poésie traditionnelle pour dire sans dire, tout en disant et "comprenne qui voudra". Peut-être était-ce aussi le cas du vieil antif.
Ainsi, du XIIe au XXIe, le terme ne connaît que deux emplois et, à strictement parler, un seul exemple de l'oeuvre à classer dans ce genre. Ce qui est là aussi tout aussi singulier qu'énigmatique.
Ces particularités, comme le récit lui-même, expliquent l'intérêt critique que le texte a provoqué de longue date. Tout y est mystère, même si l'on accepte l'idée qu'il était, comme son auteur le revendique, destiné simplement à divertir, au double sens de "distraire, procurer un passe-temps agréable" (TLF) et d'amuser. Qu'est-ce qui amusait, faisait rire l'auditoire, et pourquoi, n'est pas une question plus facile à résoudre que la recherche du "sen", cher à Chrétien de Troyes.

Une histoire d'amour

Comme nous ignorons comment le récit a été reçu en son temps, il faut nous contenter de noter les raisons de sa séduction aujourd'hui.
Aucassin et Nicolette est d'abord une ravissante histoire d'amour. Les deux jeunes héros s'aiment (la naissance de leur amour n'est pas racontée) mais la différence sociale leur interdit le mariage, du moins est-ce l'avis unanime des parents, le père et la mère d'Aucassin, le parrain de Nicolette. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils sont fidèles ; Aucassin récuse toute proposition de mariage, affirmant son amour digne de tous les trônes, comme Nicolette refusera le fils du roi de Torelore car aucun plaisir ne peut surpasser les bras de son ami. Tous deux aussi manifestent leur amour dans les chants, la palme revenant ici à Aucassin qui ne se lasse pas de chanter la beauté sensuelle de sa "douce amie". Ils sont donc sympathiques. L'interdit pesant sur leurs amours promet des aventures et elles ne manquent pas.
Ils ne peuvent compter que sur la complicité des inférieurs, bergers, bouviers et autres veilleurs de nuit. A noter que ces inférieurs se caractérisent eux aussi par leur jeunesse.
La trame du récit a quelque chose de l'histoire de Pyrame et Thisbé (et la communication des deux amoureux à travers les lézardes de la tour servant de prison à Aucassin et là pour le vérifier, comme aussi peut-être l'assurance que réitère trois fois Aucassin qu'il mourra s'il ne peut vivre avec Nicolette) et de l'idylle.



Moonfish Theater


Affiche du spectacle proposé par la Compagnie irlandaise, Moonfish Theater (2015). Elle synthétise divers moments du récit et a l'avantage d'en souligner le comique, tout en témoignant de sa vitalité et de son expansion internationale.





Idylle :  "Une famille princière fait donner à son héritier, comme compagnon de jeu, un enfant de naissance obscure ou basse. Or l'amour naît entre les deux héros dès leur enfance et comme à leur insu tant il paraît naturel. En effet, il résulte de leur éducation commune, des leçons apprises ensemble, d'une longue intimité faite toute entière de confiance et d'innocence. A l'âge où les héros devraient se marier, leurs parents les séparent de peur d'une mésalliance. Enfin, après bien des aventures et des recherches, les amoureux se retrouvent et s'épousent, d'autant plus aisément que celui qui passait pour humble de condition, s'est révélé être d'une famille noble." (Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Age, Bordas, 1969, p. 87)


Comme dans l'idylle, l'amour, "qui tout vaint", viendra à bout de tous les obstacles, avec l'aide du temps, et les amants s'épouseront et vivront heureux, ce qu'il n'était guère possible de mettre en doute, dès le premier chant. Fin du conte de fée, car il y aussi dans ce récit de nombreux motifs empruntés aux contes populaires.
Le récit de ces amours contrariées frappe par son alacrité.
Les 41 épisodes alternant vers chantés et proses récitées qui composent l'histoire sont brefs. Les épisodes chantés comptent entre 15 et 25 vers, en général, sauf pour le chant qui relate l'emprisonnement d'Aucassin (42 vers). Les passages en prose ne sont guère plus longs (à la double exception du combat contre Bougar, épisode 10, et de la rencontre d'Aucassin et du bouvier, épisode 24, tous deux peut-être de l'ordre du pastiche un brin moqueur, l'un de l'épique, l'autre du roman), et chargés d'événements : disputes avec les parents, menaces, emprisonnement de Nicolette, combat d'Aucassin, victoire sur l'ennemi, emprisonnement du héros, évasion, fuite des amants, voyage en mer, tempête, etc. L'auteur accumule en quelques mots, dans ce récit, ce qu'épopées ou romans développaient longuement. Bien que fort différent, en raison de ce rythme joyeusement alerte, sans temps morts, le récit fait penser au Candide de Voltaire.




Lucien Pissaro 1903

Lucien Pissarro, gravure sur bois colorée, illustration de C'est d'Aucassin et de Nicolete, qu'il publie à Londres (Eragny Press) en 1903, dans une édition de Francis William Bourdillon.

Rire et subversion

Aucassin et Nicolette est donc un récit charmant, en apparence simple, voire naïf, tant dans sa rédaction que dans le caractère de ses personnages (un Aucassin entêté, boudeur, un peu bêta mais attendrissant ; une Nicolette un peu coquette, avisée et énergique, charmante) en même temps qu'un récit dont l'interprétation est bien difficile.
Cela commence dès le premier chant dont la fonction de prologue respecte les règles en même temps qu'elle les subvertit. A l'encontre des traditions romanesques (relativement récentes mais bien implantées), transmettre un savoir, une morale, le poète affirme ici qu'il ne s'agit que d'un divertissement, celui du conteur, comme celui des auditeurs. Pour ceux-ci, il est vrai, ce divertissement s'inscrit dans une autre tradition, celle qui fait du chant (lié au charme, à l'incantation) un remède aux maux du corps et de l'esprit (cf. Zumthor, La Lettre et la voix. De la poétique médiévale, 1987)
Autre entorse aux conventions, l'auteur ne recourt à aucune autre autorité que la sienne propre, alors que les écrivains du temps, Chrétien ou Marie de France, par exemple, se justifient toujours de textes antérieurs, toutefois il défend fortement la beauté de son oeuvre, et se conforme, par là, à l'un des objectifs de tout prologue: faire valoir l'oeuvre proposée.
Quant au récit lui-même, à l'aventure, elle ne ménage pas plus les occasions de rire que de s'interroger.
A travers ses personnages, d'abord. Les "deus biax enfans petis" (à entendre adolescents ; Aucassin est en âge d'être chevalier, il a donc une quinzaine d'années), personnages éponymes du conte, ont des noms qui renvoient davantage au monde paysan (à la pastourelle donc) qu'à celui de la courtoisie, pourtant promis dans l'annonce des prouesses que le jeune homme va accomplir pour "s'amie o le clerc vis" (son amie au radieux visage). Par ailleurs, Aucassin, fils du comte de Beaucaire, porte un nom qui évoque le monde sarrasin (un roi maure de Cordoue se nommait Alcazin) alors que la jeune fille sarrasine porte un nom que le diminutif fait sonner doublement français. Sans compter, comme le rapporte Jean Dufournet la possibilité de lire dans "aucassin" une construction sur le provençal "auca", l'oie dont, malgré celles du Capitole, le français fait un synonyme de niaiserie, le plus souvent féminine (et la passivité comme la propension aux pleurs du jeune homme le féminisent bien, selon les normes du temps), et dans "nicolette" un dérivé de "nica" , la ruse, la moquerie, et de fait, la jeune fille se révèle particulièrement fûtée, active, capable de "faire la nique" à ceux qui entravent sa route (Le Comte Garin, le vicomte qui l'emprisonne, son père retrouvé qui veut la marier sans son aveu).


couverture édition étasunienne 2015

Couverture de la plus récente édition de l'oeuvre, 2015, Michigan State University Press. L'illustration est empruntée au Codex Manesse.

Tous deux, malgré leurs portraits conformes aux normes romanesques (beauté et blondeur), ne correspondent pas aux stéréotypes attendus. Aucassin refuse de se plier aux conventions sociales  (non respect du père, refus de combattre, refus d'épouser une femme de son rang ou d'un rang supérieur, désintérêt pour l'héritage, un "fou" comme dit sa mère), il s'insurge même contre le discours religieux, affirmant paradoxalement que le paradis n'est qu'une manière de "cour des miracles" où ne se trouvent que des vieux, laids et éclopés, alors que l'enfer est peuplé de gens agréables, chevaliers, belles dames, jongleurs et autres musiciens. Partant, le choix  (et c'est le sens premier du mot "hérésie") est vite fait.
Evidemment, ce paradoxe ne manque pas de sel et nous amuse aujourd'hui ; était-ce vraiment le cas alors, dans une société profondément religieuse où l'on moquait, certes, les moines, mais pas nécessairement les articles de foi ?
Les deux comtes, Garin et Bougar (dont le nom n'est pas loin de bougre, terme qui désigne l'hérétique, et l'hérésie fleurit en ces temps-là), aux noms miroitant (-gar à l'initiale, -gar à la fin) sont deux brutes, dangereux ; depuis vingt ans, ils mettent le pays à feu et à sang, cf. "si li argoit sa terre et gastait son païs et ociait ses homes." ("il lui brûlait sa terre, et dévastait son pays et tuait ses hommes" épisode 2)  en même temps que ridicules.  Bougar se fait battre par le jeune homme et traîner par le nasal (encore que l'épisode puisse être un clin d'oeil au même acte dans le Roman de Thèbes où il n'a rien de risible), et Garin menace violemment du bûcher Nicolette, le vicomte qui la protège et, pourquoi pas, son fils, s'il persiste,  sans véritable résultat, se révèle parjure (ce qui est une faute majeure dans une civilisation de la parole), mauvais père au demeurant. Les caractérise, de fait, leur impuissance réelle, car ils ne sont que des puissances de mort. Les vilains, jeunes bergers et bouvier, venus de la pastourelle, importent ici leur agressivité, leur insolence, mais aussi leur sympathie bougonne à l'égard des amoureux, et un solide sens des réalités matérielles.
Enfin, morceau de choix (XXVIII-XXXIII), les aventures des deux jeunes gens les conduisent dans un royaume très étrange, celui de Torelore, où le roi est couché après avoir eu un enfant et sa femme, la reine, commande l'armée. Le jeune héros s'attend à une guerre, sur un champ de bataille, mais s'il y a bien champ, c'est celui des campagnes agricoles ; quant à la guerre, c'est une compétition d'un genre particulier, puisqu'elle consiste à jeter toutes sortes d'aliments dans le gué d'un ruisseau, afin d'en troubler l'eau : "Cil qui mix torble les gués / est li plus sire clamés" "Qui trouble le plus l'eau des gués / est proclamé le prince des chevaliers", laisse 31, trad. J. Dufournet). Pour un lecteur contemporain l'action fait aussitôt penser à l'expression "pêcher en eau trouble". Et de fait, qu'est donc la guerre, sinon une "pèche" en eau trouble ? Sages, les "fous" de Torelore se contentent du symbolisme. A un Aucassin qui se révèle, à contre temps, chevalier, le roi va expliquer qu' "il n'est mie costume que nos entrocions li uns l'autre" (que la coutume n'est pas de s'entretuer les uns les autres). Monde renversé que celui de Torelore où pourtant Aucassin et Nicolette, dans un autre renversement, occupent les positions qui devraient être les leurs, Nicolette dans la chambre des dames et Aucassin sur le champ de bataille. Est-ce à dire que les jeunes gens sont toujours en opposition au monde adulte ? Est-ce à dire que les "rôles" sociaux, activité féminine, passivité masculine ou inversement, sont interchangeables ? Faut-il rire du désajustement des deux adolescents dans des mondes qu'ils ne maîtrisent pas encore ? Faut-il rire du monde carnavalesque de Torelore ? Faut-il rire de la guerre, ramenée à sa vérité profonde, un jeu idiot de rustres ?Tout cela à la fois sans doute, sans compter bien d'autres réflexions que toute nouvelle lecture suggère.



Une merveille

Si beaucoup a été écrit sur ce tout petit récit, gageons que beaucoup encore sera écrit, car, comme il en est pour tout chef d'oeuvre, chaque nouvelle lecture relance les raisons de s'émerveiller autant que celles de s'interroger. Certains aspects de la fable s'estompent, d'autres en revanche s'imposent ; un détail fait soudain signe et sans fin se relancent les interrogations.
Pauphilet et Jodogne y lisaient une parodie des thèmes et des genres littéraires du temps, mais si l'ironie est constante, elle ne déconsidère pas vraiment les genres qu'elle infléchit vers le sourire, et, par exemple, le bouvier tout droit venu du Chevalier au lion qui se disait finalement "homme", ici le démontre fournissant au jeune héros non la voie de l'aventure mais celle de la découverte d'autrui, de la compassion et de la charité. Son empathie avec la souffrance d'autrui le rend digne de retrouver Nicolette comme le prouve la bénédiction du paysan "et que Dieu vous permette de trouver ce que vous cherchez". L'auteur joue bien avec la littérature de son temps, mais il ne l'invalide pas. Ménard (Le Rire et le sourire dans le roman courtois en France au Moyen Age, 1969), pour sa part, y voyait une création poétique où la fantaisie l'emportait et il caractérisait l'aventure amoureuse d'Aucassin et Nicolette par ces mots "Une discrète émotion, de la fraîcheur, de la grâce, de l'humour".
Dufournet, quant à lui, y lisait une apologie du féminin et de fait, le personnage de Nicolette y est la séduction même. Jeune fille, jeune femme, fée, ensorceleuse, Aucassin n'est pas le seul à tomber sous son charme. Elle est la grâce, le mouvement, la guérison (la salvation ?), mais aussi le chant, ne clôt-elle pas l'aventure en se grimant en jongleur et en chantant leur histoire à la cour d'Aucassin ?
Il y a peut-être, il y a sans doute bien d'autres pistes. Par exemple si l'on prend au sérieux l'allusion au "vieil antif", cheval survivant (ou plus exactement ressuscité puisque Vieilantif est mort avec Roland à Roncevaux) d'une guerre qui avait aussi forme de croisade, chrétiens contre païens maures, dans La Chanson de Roland où coulaient des flots de sang, dont celui de Roland lui-même, qui raconte une histoire pour "guérir" par la douceur ; si la guerre qui dure depuis vingt ans n'est plus une hyperbole, mais une allusion (la croisade albigeoise va de 1209 à 1229) ; si l'on accepte l'origine provençale des noms et peut-être aussi la thèse de Claude Fauriel (qu'il avait sans doute le tort de trop extrapoler) d'une origine provençale du récit, traduction ou imitation ; sans parler du pélerin que la vue de la jambe de Nicolette guérit de sa folie ("l'esvertin" : maladie mentale qui rend irrascible, "opiniâtre et furieux", dit Littré ; le pélerinage ?) et qui s'en retourne chez lui "sains et saus et tot gueri" ; plus les deux évocations de la guerre, sur le mode parodique de l'épopée puis sur le mode burlesque qui, dans les deux occasions, lui dénient toute raison, toute justification, sinon celle de la "coutume". Si l'idée d'hérésie s'y manifeste régulièrement quoique fort discrètement, s'il faut tout inverser, tout le temps, alors, il est peut-être possible de lire dans ce joli conte une manière d'appel à la vie, contre toutes les forces mortifères : la beauté, l'amour (et le plaisir des corps qu'il apporte) et la poésie sont les remèdes à l'entêtement, aux vieilles moeurs, aux massacres et à la destruction.

GF

Première de couverture de l'édition Flammarion, GF, bilingue, 1984. Présentation, notes, traduction de Jean Dufournet.
Illustration tirée d'un manuscrit du XIVe siècle : Jeunesse et amant s'embrassant.




Curiosité
: le texte , adapté en français  contemporain, 1913, par Louis Tarsot et illustré par Robida. Amusant pour voir ce qu'il élimine (par ex. le paradoxe sur le paradis)
A consulter : une bibliographie relative au texte sur Arlima (archives de littérature du Moyen Age)



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