"Ombres", Aragon,
1941 et "La
guerre et ce qui s'en suivit", Aragon, 1956
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A propos d'Aragon ce site contient aussi : 1. Une présentation d'Anicet ou le panorama roman (1921) - 2. Une biographie de l'écrivain - 3. Notes sur Les Yeux d'Elsa (1942) - |
Dans Le
Crève-coeur,
le 17e poème sur les 19 que compte le recueil
s'intitule "Ombres".
Il a,
selon le poète, été composé en septembre 1940, à
Carcassonne, ce que
confirme Georges Sadoul à qui Aragon l'a lu alors. |
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1. Le jeu des pronoms fait glisser du "ils" (relayé par "leurs") qui domine, au "nous", puis au "je" dans une diffusion de l'idéologie dominante, une contamination qui voit la collectivité assumer la responsabilité du désastre, puis au "tu" (qui devient "vous"), traduisant l'accusation (le coupable c'est l'autre) avant de revenir au "nous", puis de repasser aux "ils" dans toutes les autres strophes. Ainsi se marque l'enfermement des gens dans le discours délétère des "ils" et les conduit à s'y assimiler mais permet, dans le même mouvement, au lecteur de s'en désolidariser. 2. Le poète utilise ici toutes les superstitions paysannes ("Le terre, elle, ne ment pas"), le pain à l'envers, la chouette clouée, le passage sous l'échelle, le miroir brisé et en ajoute quelques autres, les étoiles filantes qui doivent s'associer à un voeu, le vol des oiseaux dans lequel les aruspices romains lisaient l'avenir. Ce retour des superstitions s'accompagne de la condamnation de la technique (téléphone, montre-bracelet, pompes à essence devenues "dérision" puisqu'il n'y a plus d'essence). Ce déni des machines est ici donné comme une réaction irraisonnée à l'inefficacité de la ligne Maginot ("la muraille de Chine") contre l'envahisseur. La raison abandonnée, reste l'irrationnel et le refuge dans l'occultisme: "Nostradamus, Cagliostro, le Grand Albert", trois noms qui renvoient à la crédulité populaire, à son |
Ils contemplaient le grand désastre sans comprendre D'où venait le fléau ni d'où venait le vent Et c'est en vain qu'ils interrogeaient les savants Qui prenaient après coup des mines de Cassandre Avons-nous attiré la foudre par nos rires Et le pain renversé qui fait pleurer les anges N'avons-nous pas cloué la chouette à nos granges Le crapaud qui chantait je l'ai mis à mourir Aurais-tu profané l'eau qui descend des neiges En menant les chevaux boire à la mare bleue En août lorsque ce sont des étoiles qu'il pleut Qui de vous formula des souhaits sacrilèges La malédiction des échelles franchies Devra-t-elle toujours peser sur nos épaules Nos vignes nos enfants nos rêves nos troupeaux La colère du ciel peut-elle être fléchie |
![]() Photographie d'Aragon dans
les
années trente (date inconnue) qui rend justice au charme
indiscutable
de l'écrivain et qui, chose rare dans les photographies
d'Aragon,
laisse transparaître la malice des yeux, le rire tout
proche.
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goût des Almanachs. Le
premier
n'est pas évoqué pour ses qualités
d'humaniste mais pour ses
prophéties, mises à toutes les sauces, dès qu'un malheur
arrive. Le
second est un aventurier italien du XVIIIe siècle
rendu
célèbre par
Alexandre Dumas à travers ses romans sur la Révolution dont
le premier
porte son nom, Joseph
Balsamo,
1853. Le troisième renvoie davantage à une oeuvre qu'à son
auteur
supposé, érudit du XIIIe siècle, fondateur de
l'université
de
Cologne. "Le
Grand Albert" est un livre de magie qui lui est attribué. 3. le titre "Ombres" est à entendre au double sens d'obscurité, d'interception de la lumière, du début des ténèbres, mais aussi comme un défaut, des défauts, et encore "ce qui nuit à la sérénité de l'esprit", sans oublier la figure évanescente d'une personne, ni le fantôme. Le mot est repris dans "leur refuge d'ombre et leur abêtissoir", où le mot à la rime vient dire la vérité de cette entreprise de décervelage. 4. La versification est régulière avec quelques décalages. Quatrains d'alexandrins en rimes embrassées, sauf pour l'avant dernier où elles sont croisées et dans le 4e, une rime enjambée : "épaules" rimant avec "trou/peaux/La/" qui enferme la plainte entre la malédiction initiale et "la colère du ciel" du vers 4. Même dans la plainte, ils ne peuvent échapper à leurs croyances. |
Ils
regardent la nue ainsi que
des sauvages Et s'étonnent de voir voler chose insensée Sous l'aile des oiseaux leurs couleurs offensées Sans savoir déchiffrer l'énigme ou le présage Nostradamus Cagliostro le Grand Albert Sont leur refuge d'ombre et leur abêtissoir Ils vont leur demander remède pour surseoir Au malheur étoilé des miroirs qui tombèrent Leur sang ressemble au vin des mauvaises années Ils prétendent avoir mangé trop de mensonges Ils ont l'air d'avoir égaré la clef des songes Le téléphone échappe à leurs mains consternées A leurs poignets ils ne liront plus jamais l'heure Reniant le monde moderne et les machines Eux qui croyaient avoir la muraille de Chine Entre la grande peste et leurs bateaux de fleurs Quelle conjugaison des astres aux naissances Expliquerait leur nudité leur dénuement Et ces chemins déserts de Belle au Bois dormant Sous la dérision des pompes à essence Dans le trouble sacré qu'enfantent leurs remords Tout ce qu'ils ont appris leur paraît misérable ils doutent du soleil quand le sort les accable Ils doutent de l'amour pour avoir vu la mort |
![]() Affiche de propagande commentée par des extraits de discours du maréchal Pétain. Le paysan s'incarne ici dans le laboureur (connotation "pain"), celui qui alimente la nation, à l'horizon la jeunesse, en uniforme, rassemblée autour du drapeau et les travailleurs qui piochent (sans jeu de mot), à gauche. Le Maréchal comme il se doit, est au centre de la gravure, en somme la nation, c'est lui. Le titre épingle une fois de plus le discours préféré des tenants de Vichy sur le mal intrinsèque à tous les politiciens de la troisième république, et plus largement à la République, la "gueuse" comme disait l'extrême droite. |
Dans Le Roman
inachevé, 1956, au titre
surprenant pour un recueil de poèmes, mais qui s'entend si
l'on pense à
l'importance qu'a eu pour l'auteur la littérature du XIIe
siècle
et Chrétien
de Troyes dont il louait, en 1941, la perfection
poétique pour avoir
uni "la grandeur du romancier à la force du chanteur". Le recueil mêle prose et poésie versifiée, pour un parcours biographique qui s'interrompt ("inachevé") après le long et beau poème intitulé "Prose du bonheur et d'Elsa" où "prose" a le même sens que celui que lui donnait Cendrars dans la Prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France. Dans la 5e section de "La guerre et ce qui s'ensuivit", le poète évoque 1919, son séjour à Sarrebrück avec les troupes d'occupation françaises. Il était chargé, avec Théodore Fraenkel (qui sera ensuite un compagnon dans l'aventure surréaliste) de faire passer des visites médicales aux prostituées de la maison close ouverte aux soldats. On notera le jeu remarquable des rimes faisant jouer les sonorités de mots allemands avec le français, la fluidité des octosyllabes dans les huitains des strophes. |
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![]() Elsa Triolet et Aragon,
Moscou 1957
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Bierstube
magie
allemande Et douces comme un lait d'amandes Mina Linda lèvres gourmandes Qui tant souhaitent d'être crues Dont les voix encore enfantines A fredonner tout bas s'obstinent L'air Auch du lieber Augustin Qu'un passant siffle dans la rue Sofienstrasse Ma mémoire Retrouve la chambre et l'armoire L'eau qui chante dans la bouilloire Les phrases des coussins brodés L'abat-jour de fausse opaline Le Toteninsel de Boecklin Et le peignoir de mousseline Qui s'ouvre en donnant des idées Au plaisir prise et toujours prête Ô Gaense-Liesel des défaites Tout à coup tu tournais la tête Et tu m'offrais comme cela La tentation de ta nuque Demoiselle de Sarrebrück Qui descendait faire le truc Pour un morceau de chocolat Et moi pour la juger que suis-je Pauvres bonheurs pauvres vertiges Il s'est tant perdu de prodiges Que je ne m'y reconnais plus Rencontres partances hâtives Est-ce ainsi que les hommes vivent Et leurs baisers au loin les suivent Comme des soleils révolus Tout est affaire de décor Changer de lit changer de corps À quoi bon puisque c'est encore Moi qui moi-même me trahis Moi qui me traîne et m'éparpille Et mon ombre se déshabille Dans les bras semblables des filles Où j'ai cru trouver un pays. Cœur léger cœur changeant cœur lourd Le temps de rêver est bien court Que faut-il faire de mes jours Que faut-il faire de mes nuits Je n'avais amour ni demeure Nulle part où je vive ou meure Je passais comme la rumeur Je m'endormais comme le bruit. |
C'était
un temps
déraisonnable On avait mis les morts à table On faisait des châteaux de sable On prenait les loups pour des chiens Tout changeait de pôle et d'épaule La pièce était-elle ou non drôle Moi si j'y tenais mal mon rôle C'était de n'y comprendre rien Dans le quartier Hohenzollern Entre La Sarre et les casernes Comme les fleurs de la luzerne Fleurissaient les seins de Lola Elle avait un cœur d'hirondelle Sur le canapé du bordel Je venais m'allonger près d'elle Dans les hoquets du pianola. Elle était brune elle était blanche Ses cheveux tombaient sur ses hanches Et la semaine et le dimanche Elle ouvrait à tous ses bras nus Elle avait des yeux de faïence Et travaillait avec vaillance Pour un artilleur de Mayence Qui n'en est jamais revenu. Il est d'autres soldats en ville Et la nuit montent les civils Remets du rimmel à tes cils Lola qui t'en iras bientôt Encore un verre de liqueur Ce fut en avril à cinq heures Au petit jour que dans ton cœur Un dragon plongea son couteau Le ciel était gris de nuages Il y volait des oies sauvages Qui criaient la mort au passage Au-dessus des maisons des quais Je les voyais par la fenêtre Leur chant triste entrait dans mon être Et je croyais y reconnaître Du Rainer Maria Rilke. A écouter : l'adaptation et la mise en musique du poème par Léo Ferré (1961), chantée par Bernard Lavilliers. |