Le Roman de Thèbes, vers 1155

coquillage





couverture livre de poche 1995

Première de couverture de l'édition de Francine Mora, 1995, Lettres gothiques (transcription du manuscrit de La British Library et traduction)
L'illustration est une enluminure du manuscrit (Fr 60), Li roumans de Tiebes, conservé à la BnF.

Le premier roman français

Rédigé vers le milieu du XIIe siècle, probablement dans l'entourage des souverains anglais (Henri II Plantagenêt et Aliénor d'Aquitaine, épousée en 1152 après la dissolution de son mariage avec Louis VII, roi de France), la cour la plus brillante et la plus lettrée de ce temps-là, le récit nous est parvenu à travers 5 manuscrits, beaucoup plus tardifs, s'échelonnant du XIIIe à la fin du XIVe siècle.
C'est le manuscrit conservé à la British Library (le plus tardif, mais dont le texte serait le plus ancien) que propose Francine Mora dans la collection lettres gothiques (Livre de poche, 1995), long de 11.969 vers, ce qui le situe dans l'entre-deux des manuscrits dits courts (autour de 10.000 vers) et longs (entre 13.000 et 14.000 vers). Ces vers sont distribués en couplets d'octosyllabes à rimes plates dont des lettrines marquent l'initiale dans le manuscrit.
L'auteur en est inconnu. Son prologue s'ouvre pourtant sur l'affirmation que partager son savoir est le moyen de laisser une trace de son passage sur terre comme Homère et Platon, Virgile et Cicéron car c'est ainsi que "quand sera del siecle alez / enseit puis toz jours remembrez", vers 3-4 (quand il aura quitté ce monde / on se souvienne toujours de lui, trad. F. Mora). Le nom échappant, il reste pour la postérité une périphrase, "l'auteur du Roman de Thèbes".
En revanche, le récit est encadré par une double indication : "Ici commence le siège de Thèbes" calligraphié en rouge à l'orée du récit, et "explicit historia de Thèbes" (Ici finit l'histoire de Thèbes) après sa conclusion en forme de morale, pour le manuscrit de la British Library, mais deux manuscrits conservés à la BnF utilisent, dans leurs explicit, le terme "roman", les manuscrits dits respectivement  B et C.
Il s'inscrit dans ce que Jean Bodel, au XIIIe siècle, nomme "la matière de Rome", et que nous appelons la "matière antique". Les manuscrits l'associent presque systématiquement à Eneas (adaptation de l'Enéide, Virgile, vers 1160, anonyme) et au Roman de Troie (Benoît de Sainte Maure, vers 1160-70). Bodel précise que ces récits sont "saages et de sens aprendant", autrement dit transmettent une sagesse et, de fait, l'auteur du Roman de Thèbes conclut son histoire par une morale:



Por ce vous die Prenez en cure
par dreit errez et par mesure
ne faciez rien countre nature
que ne vingiez a fin dure.

pour cela je vous dis : prenez y garde
suivez le droit et la mesure
ne faites rien contre nature
Pour ne pas mal finir.



Roman, l'oeuvre l'est à un double titre. D'abord, il s'agit bien de la "translation" en roman (langue vulgaire) d'un texte latin, la Thébaïde de Stace, un poète latin du Ier siècle (Publius Papinius Statius, Naples, vers 45 / 96). On connaît de lui une autre épopée,  l'Achilléide (inachevée) et trente pièces de circonstances, les Silves. La Thébaïde est une épopée en douze chants dédiée à Domitien (empereur de 81 à 96) et imitée de l'oeuvre d'un Grec, Antimaque de Colophon, sur la guerre fratricide des fils d'Œdipe , Polynice et Etéocle, pour la possession du trône de Thèbes.


Ensuite, c'est un roman au sens  générique du terme, donné, plus tard, aux oeuvres d'imagination rapportant les aventures d'un ou plusieurs personnages, présentés dans leurs psychologies, dans leur milieu social. Car si l'auteur raconte une guerre (ce qui le rapproche de la chanson de geste, et le prologue annonce qu'il va être question des "hauts faits" — geste — des deux frères), il y introduit les aventures sentimentales de ses personnages, des considérations sur les comportements respectifs des jeunes, des vieux, des femmes, des questions d'ordre juridique soulevées par les rapports de suzerain à vassal (et inversement).
En fait, il s'agit moins d'une traduction que d'une adaptation, voire d'une inspiration. L'auteur supprime des épisodes qu'il devait sans doute juger peu compréhensibles pour son public, ou les rationalise  (ainsi de l'histoire d'Œdipe), en rajoute d'autres (par exemple le long épisode de la "trahison" de Daire le roux) fait résonner son récit avec la littérature de son temps, en particulier la Chanson de Roland, dont il semble faire le modèle incomparable des récits de combats. Il choisit l'octosyllabe et non le décasyllabe comme dans la Chanson de Roland, ou l'alexandrin comme dans le Roman d'Alexandre (vers 1120), or l'octosyllabe, c'est le mètre de la traduction latine (ouvrages religieux, didactiques, historiques. Cf. Badel, Introduction à la vie littéraire du Moyen Age, Bordas, 1969), ce qui le situe d'emblée dans le domaine de l'érudition.
On y rencontre nombre de portraits et de descriptions.  La guerre n'y est plus seulement la guerre, elle est un terrain propice aux exploits dont l'objectif est surtout de susciter l'admiration des amies. Le terme "courtoisie" y est employé, encore timide, il ne domine pas le récit, mais il l'infléchit vers une plus grande complexité des personnages.







manuscrit de Londres
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Folio 164, début du Roman de Thèbes, du manuscrit Add. 34114 de la British Library

Une impression de fouillis

c'est d'abord ce que ressent le lecteur du XXIe siècle, car si la lutte fratricide des deux héritiers du trône de Thèbes en est le fil conducteur, le narrateur joue de toutes les ressources que lui procurent ses connaissances dans le domaine de la culture latine (Stace naturellement, mais aussi l'Ovide des Métamorphoses), du métier de soldat sans négliger les savoirs rhétoriques mais pas davantage la culture populaire de son temps.
Il commence par rappeler l'histoire d'Œdipe car elle est l'origine de la "mauvaiseté" des deux frères, laquelle s'avère double. Un, ils ont été engendré d'un inceste par un père parricide : "Por le pechié dont sount crié / furent félon et esragié". "Felon" renvoie à la fois à la déloyauté et à la cruauté  redoublée par "esragié", enragé, emporté, plein de fureur. Deux, ils ont eu, lorsque la double faute d'Œdipe est découverte, un comportement de mauvais fils en se gaussant de lui et en piétinant ses yeux qu'il s'était arrachés (vers 580/583), déclenchant la colère de leur père qui en demande vengeance aux dieux. Comme nous le savons, pour avoir lu Britannicus à l'école, les dieux s'empressent toujours d'exaucer ces demandes.
Cette double malédiction ne peut conduire qu'à une catastrophe et le narrateur en rappelle régulièrement le caractère inéluctable.
Mais il muse en chemin, en ajoutant des épisodes qui, à première vue, paraissent superfétatoires, quoique séduisants, car il ne manque pas de verve. Le lecteur avance de combats en "conseils", quand des barons assemblés doivent aider les rois (Adraste dans le camp des assiégeants de Thèbes alliés de Polynice ; Etéocle, détenteur du trône de Thèbes dont il refuse de se démettre), et en intermèdes sentimentaux, dont le plus surprenant pour un lecteur actuel, est celui des fiançailles d'Antigone et du beau Parthénopée, roi d'Arcadie, allié de Polynice, ce qui donne d'Antigone une vision tout autre que celle qui s'est imposée au XXe siècle.
Le merveilleux y vient à sa place, depuis le serpent-dragon qui tue l'enfant du roi Lycurgue  jusqu'à la descente aux enfers/en enfer du grand prêtre Amphiaraüs (vers 5240) en passant par la tour, autrefois propriété de la fée Morgane, gardant un passage édifié par un géant et tenu par un diable ("Uns deable guardot le pas / onc homme ne vit tiel  sathanas")  sous les apparences d'une hideuse et terrible vieille, ou de la Vouivre apprivoisée des Thébains (4604-4623), à la tête parée d'une escarboucle, qui aime boire du vin et fait des facéties (chez Stace, il s'agissait de tigres apprivoisés).
En relèvent encore les descriptions de la tente du roi Adraste (roi d'Argos, allié de Polynice qu'il a marié à l'une de ses filles), représentation du monde et de la vie sociale que le narrateur développe sur 25 vers en une accumulation associant deux termes par vers (3235 / 3260), avant d'y revenir pour l'arrivée de Jocaste en développant le détail d'une représentation du monde conforme à celle de son temps  (vers 4300-369) ou l'extraordinaire char d'Amphiaraüs, le grand prêtre d'Argos, décoré, par Vulcain lui-même, du combat des géants contre les dieux et des sept arts (5046-5159) avec ses deux statues l'une sonnant la charge, l'autre jouant de la flûte, char tiré par un attelage de zèbres.
Les alliances des frères élargissent le conflit à une sorte de guerre mondiale à laquelle prennent part outre des Vénitiens, le duc de Russie, des hommes venus d'Afrique et des confins de l'oecumène.



Anachronismes

Une grande partie de cette impression de fouillis est due aux anachronismes constants du récit. La société qui fait le fond de l'histoire est bien davantage celle où vit le narrateur, que celle de l'antiquité. Les descriptions de Thèbes, ou celle du château de Monflor, avec leurs bourgs, leurs rues, leurs tours ; les activités guerrières, sièges, guerre ouverte, dans laquelle les fantassins et les archers jouent un grand rôle, ou embuscades, ou ruses, sont conformes à l'expérience que pouvaient en avoir les seigneurs et les chevaliers de l'auditoire.  Etéocle et Polynice comme tous les autres personnages masculins du récit sont des chevaliers dont ils ont la vêture et les comportements, sans parler même de l'armement.
Ce monde de chevaliers est aussi un monde dans lequel les femmes jouent un rôle important. Jocaste et ses filles comme ambassadrices entre les deux frères. Les filles du roi Adraste comme personnages essentiels des réseaux d'alliance que peut tisser le roi. En les mariant à Polynice et à Tydée, le roi sait qu'ils sont de "haut parage" et qu'ils pourront se substituer à lui pour défendre ses terres. Mais les femmes sont aussi les spectatrices, les bénéficiaires des prouesses des chevaliers, Atys se bat pour se faire admirer d'ismène, comme Etéocle devant Salemandre dont la beauté a désarmé sa colère, ou comme Parthénopée faisant conduire à Antigone le destrier conquis sur l'adversaire.
Présentes et actives du début du récit (le chagrin désespéré de Jocaste à qui on enlève son enfant) jusqu'à la fin (Thèbes tombe sous les coups du duc d'Athènes, mais surtout des femmes qui l'ont imploré et ont participé à la destruction), les femmes jouent donc un rôle essentiel dans le récit, tout en restant impuissantes pour empêcher le pire : les pleurs et les déplorations sur les morts sont leur lot le plus constant.
De cette souffrance féminine, conséquence du goût démesuré des hommes pour le conflit et la bataille, viennent peut-être ces deux curieux récits de vengeance que sont le massacre de Lemnos (raconté par Isiphile), les femmes, une nuit, y tuent tous les hommes, et la destruction de Thèbes, là encore par les femmes, désespérées de ne pouvoir enterrer leurs morts.


miniature

Etéocle et Polynice luttant, miniature tirée du manuscrit Fr 60 (BnF), milieu du XIVe siècle



Les préoccupations morales des personnages, en particulier les questions de serments, de fidélité à la parole donnée, de vasselage (et en particulier de double vasselage : à qui être fidèle ? à Etéocle qui est le roi et qui est aussi l'aîné comme le rappelle Jocaste? A Polynice dont, selon l'accord, c'est le tour de régner ?), celle de l'héritage  (faut-il partager ? faut-il respecter un droit d'aînesse qui ne démembre pas le territoire?) sont bien des questions contemporaines.
L'histoire des frères ennemis, ou des fils insurgés contre le père, n'est pas si étrangère aux hommes du XIIe siècle, il n'y a pas si longtemps que les fils de Guillaume le Conquérant s'étaient disputés son héritage, et le narrateur ne peut inviter son public à la réflexion qu'en rendant proche et sensible une histoire perdue dans le passé, en réactualisant un mythe dont il tire une morale in fine, sur la double nécessité de se conformer au droit (à ce qui est juste selon les hommes et selon Dieu) et à la "mesure", la modération qui bannit les excès, le sens de ce qui est proportionné à une situation, à des relations, à un statut. Dans le roman, le personnage d'Othon représente particulièrement cette valeur.
Lu de ce point de vue, c'est moins d'anachronisme que nous parlerions que de "modernisation". L'auteur choisit une intrigue forte en émotions, rodée dans ses péripéties, et donne à ses personnages un cadre et des comportements contemporains sous des noms antiques.
Mais il fait, en même temps, oeuvre didactique en transmettant des histoires qu'il rend ainsi familières : l'histoire d'Œdipe et de ses enfants, celle de Lemnos (où les femmes tuent tous les hommes). D'une certaine manière, les anachronismes permettent de saisir des réalités étrangères, ainsi des croyances. Le grand prêtre est dit "archevêque" et comme le Turpin de la Chanson de Roland, c'est un fier guerrier en même temps qu'un devin, mais aussi une sorte de "sage" acceptant le destin que les dieux lui ont donné. Il n'en reste pas moins païen, précipité en enfer ("enfers"  pour la description et les dieux, Pluton, Tisiphone, mais chrétien par la souffrance qui en fait le fond) car la terre s'ouvre sous lui ; les Grecs élisent un nouveau grand prêtre dont la première décision va être de décréter une pénitence. La conscience du bien et du mal n'est pas étrangère à ces lointains ancêtres. L'oeuvre n'avait-elle pas rappelé qu'elle se situait dans le droit fil de celles d'Homère, de Platon, de Virgile, de Cicéron? Le présent est lié à une histoire, très ancienne.
A travers le destin d'Amphiaraüs, comme à travers les divers présages qui se manifestent durant la campagne militaire, le manque d'eau dont la résolution entraîne un nouveau malheur, la mort d'un enfant ; plus tard, la rencontre du diable et de son énigme, renouvelée de celle d'Œdipe (ce que l'on croit être une solution débouche sur une catastrophe), puis l'absence de vivres, etc. jusqu'au désastre final : la double destruction de Thèbes (par le duc d'Athènes et les femmes d'Argos) et d'Argos, puisque tous les hommes en ont été tués, la guerre apparaît comme la plus mauvaise des solutions, "dès la haute plus antiquité" aurait glosé Vialatte. La négociation et l'amour (les alliances) seraient bien plus efficaces. Ce que disent d'ailleurs les barons à Etéocle : "Diex maldie guerre de freres / et entre fils et entre pieres ! / car, quand ils ont plusors malfaitz / si resont ils aprés en pais ; / ils sont amis, e lor contré / en est confondue et guasté." (vers 3923-28 " Que Dieu maudisse les guerres entre frères / et entre fils et entre pères / car, quand ils ont beaucoup méfait / ils sont ensuite de nouveau en paix / ils sont amis et leur pays / en est détruit et dévasté.")
Le passé et le présent s'inscrivent aussi ensemble dans ce que d'aucuns disent syncrétisme, par exemple dans le château du diable, installé sur un passage ouvert par un géant (antiquité, cf. le char d'Amphiaraüs), dont la tour a été possession de Morgane (qui relève de la matière de Bretagne, comme dit Bodel) et tenu par un diable (univers chrétien) mais qui pose l'énigme du sphinx (retour à l'antiquité) ; ou dans l'épée de Tydée, fabriquée par l'association des deux mondes : celui de l'antiquité (Vulcain et trois déesses) et celui, magique, des contes contemporains (Galant c'est-à-dire Wieland et trois fées). Etait-ce une façon de signaler le jeu imaginaire ? l'auteur raconte une histoire ancienne pour enseigner au présent.
Ce double jeu passe aussi par le glissement continuel de l'univers païen, Apollon et les dieux, à l'univers chrétien. La présence du diable est constante dans les conduites d'orgueil, dans la colère démesurée; Œdipe et Jocaste découvrant leurs fautes se jugent damnés ; Ismène fonde une abbaye après la mort de son ami Athys, etc.





miniature, naissance d'Oedipe

Naissance d'Œdipe, enluminure du mansucrit Fr 60 (BnF)

Œdipe

Le récit du mythe d'Œdipe occupe le début du roman, des vers 23 à 597. A la fin de son prologue, annonçant son sujet, la guerre des deux frères, le narrateur enchaîne sur leur généalogie, une filiation liée à la double culpabilité paternelle, l'inceste, "de sa miere lez ot a tort" (a tort = ce qui est contraire au droit, à la justice) et le parricide "quant son piere le rei ot mort". Cette faute originelle ("Por le pieché" dit le narrateur) est la source du désastre énoncé alors en six vers, avant que ne soit fait retour sur le mythe lui-même. Le récit suit les étapes du mythe en éliminant le passé de Laïos (qui l'expliquait) se bornant à rappeler l'oracle qui lui fait prendre la décision de tuer le nouveau né. Décision qui déclenche le désespoir de Jocaste (vers 53-84) incluant un long monologue de déploration. L'enfant est emporté par trois serfs. Jocaste comme le narrateur interprètent cette décision comme une sorte de défi aux dieux ("Mais ore verron qui porra plus, / ou Apolon ou Laÿus"). Mais on ne se rebelle pas contre le dieu, et les  serfs, s'attendrissant sur le sourire de l'enfant, prennent la décision de le suspendre à un arbre, par les pieds (d'où la blessure), puis mentent au roi [peut-être y-a-t-il là contamination des contes populaires, certains présentent des situations similaires, par exemple Blanche Neige.]
Conformément au  mythe, le roi Polybe, qui chassait dans la forêt, le trouve, l'adopte, l'élève si bien qu'à 15 ans, "il était beau et vaillant, sage et fort" (trad. Francine Mora, "gent ert et proz, sages et granz" ), qualifications reprises à quelques vers d'intervalle. Ces belles qualités, comme le choix du roi de lui laisser sa terre, suscitent la jalousie qui se manifeste par de violentes insultes, "Fils de pute" et "bâtard", si bien que le jeune homme fuit, "sans prendre congé" (ce qui est une faute, comme le souligne la répétition). Parti en quête de son père, il va vers Thèbes après avoir entendu l'oracle obscur, comme toujours, qui semble lui indiquer qu'à Thèbes il aura des nouvelles de son père. L'oracle n'est donc pas celui que les tragiques grecs transmettaient.
Sur la route, il s'arrête dans une fête qui dégénère en bagarre. Malgré lui, parce qu'il est atteint par une pierre, il y prend part et décapite Laïos. De ce drame, le narrateur blâme par deux fois le diable ("li deables enfernals" / "Carcodet qui veint le mont"). Si Œdipe ignore qu'il s'agit de son père, il n'ignore pas qu'il s'agit de Laïos, roi de Thèbes, auquel on érige un tombeau avant qu'il ne quitte la ville.
Poursuivant sa route vers Thèbes, il croise le Sphinx, encore un diable (uns deables), qui impose la résolution de l'énigme comme une sorte de péage dû sur le chemin. Oedipe accepte le défi qu'il n'a, comme le dit le mythe, aucun mal à vaincre.


La question telle que la reformule l'écrivain médiéval déplace la recherche vers l'animalité (beste, comparaison avec l'ours), vers la circularité (elle commence avec quatre pattes et finit de même), et vers l'identité car le "perdre la tête" peut s'entendre, comme le fait Œdipe au sens concret (mourir) ou figuré (être fou de ne pas savoir qui on est, non pas individuellement, mais en tant que membre de l'humanité soumise à la même temporalité) car sa réponse commence par traiter de "fou" le diable, puis il développe dans le détail le développement circulaire de la vie humaine, en réintroduisant dans la vie de l'enfant les trois pieds (à l'âge de 2 ans, "un petit bâton pour me soutenir"), les quatre pattes finales se justifiant dans l'extrême vieillesse par les deux cannes alors nécessaires au déplacement.
La même énigme, simplifiée, sera, plus tard, posée à Tydée par un autre diable et résolue de même.


D'une beste a oï parler :
Quant primes voet par tere aler,
a quatre piez vait come ours ;
et puis revient assez tiel jours
que del quart pié nen ad li cure :
oue lez deux vait grand aleüre ;
et pois li ront mestier li trei,
et puis li quatre.  Ami, di mei
si tu onques veïs tiel beste ;
si tu nel sez, perdras la teste.

Tu as entendu parler d'une certaine bête :
au départ quand elle veut marcher,
elle va à quatre pattes, comme un ours ;
et puis il arrive un jour
où elle n'a plus besoin de quatre pieds:
avec deux seulement elle va à vive allure ;
et puis de nouveau elle a besoin des trois,
et puis des quatre. Ami dis-moi
si tu as jamais vu une telle bête ;
si tu l'ignores, tu vas perdre la tête.
traduction Francine Mora

L'auteur rappelle ainsi que l'énigme posée à Œdipe concerne tous les humains devant se définir en tant que tels, en commençant par accepter leur finitude, de la faiblesse à la faiblesse.
Il reprend ensuite le fil du mythe. Arrivée à Thèbes, mariage avec la reine, à cette différence, essentielle, qu'Œdipe avoue aussitôt son crime à Jocaste, en acceptant de faire amende honorable,  que lui remet la reine. La vie continue, heureuse, les quatre enfants sont beaux.
Suit une interruption du récit pour en revenir à la méchanceté des deux frères et, dans une prolepse, annoncer la destruction des cités de Thèbes et d'Argos (vers 500-535).
Enfin, c'est la découverte de la vérité. Jocaste voit, au cours d'un bain, les pieds abîmés d'Œdipe et ce dernier lui raconte son histoire, la reine fait venir les serfs qui confirment. Désespoir des deux qui se jugent "damnés". Œdipe se punit en s'aveuglant, et en s'enfermant dans un cachot. Ses deux fils le moquent et il appelle sur eux la punition des dieux.
Ici l'auteur rejoint son modèle Stace, mais en évacuant la dimension de réparation religieuse que contenait la Thébaïde. Œdipe y demandait que "le glaive rompe ce que le sang avait uni", c'était donc un appel à l'extinction d'une race maudite, ce que ce n'est plus dans le texte médiéval où il ne s'agit que de punir deux fils indignes.
Ce qui est frappant dans ce récit, c'est que le narrateur, s'il n'excuse pas directement Œdipe de ses crimes, est bien loin de l'accabler. Et le personnage n'est nullement dégradé, il suscite davantage la pitié pour avoir été la victime de "diableries", mais l'on peut s'interroger aussi sur le rapport au père, car partir sans prendre congé de son père adoptif était manquer de respect, faute vénielle certes, mais prolégomène à la suivante, tuer un homme,  qui avait l'âge d'être son père, dans une rixe. L'histoire entière pose donc la question des rapports père-fils, des difficiles relations entre les générations que l'on retrouve tout au long du roman, par exemple dans l'opposition entre les jeunes chevaliers et les vieux. Si bien que l'énigme, en replaçant l'homme dans une trajectoire temporelle l'invite aussi à accepter sans crainte (à l'encontre de Laïos), sans ressentiments (à l'encontre d'Etéocle et de Polynice) sa place dans la trajectoire temporelle de la vie.
 




A lire
: un article de Francine Mora, Les combats dans le Roman de Thèbes : le clerc et les chevaliers, 2003.
A feuilleter : les manuscrits B, Fr 60  (Li Roumans de Tiebes), A, Fr 375 (Li sieges de Tebes et d'Ethioclet et de Pollinices, vers 1290) et C, Fr 784 (Le Roumans de Thebes) à la BnF.



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