Roméo et Juliette,
la structuration de la pièce
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A propos de Shakespeare ce site contient : 1. Une présentation de l'auteur et de Roméo et Juliette - 2. Shakespeare : modèle littéraire - 3. La conception du théâtre de Shakespeare - 4. Un extrait de Shakespeare, dramaturge élisabéthain, Henri Fluchère, 1966 (la scène élisabéthaine) - 5. Un extrait de Shakespeare et le théâtre élisabéthain, Robert Payne, 1983 - 6. Roméo et Juliette : tragédie politique ?- 7. Un extrait de William Shakespeare, Victor Hugo, 1864 - 8. Comme il vous plaira (As you like it) - 9. Hamlet - |
La division de la pièce en actes (5 actes) et scènes, sur le modèle des tragédies françaises du XVIIe siècle, est tardive. Nous l'utilisons pour des raisons de commodité, mais il ne faut pas perdre de vue que la pièce obéit à un ordre interne, plus important que celui-là, qu'elle était, au temps de Shakespeare, jouée sans entractes. Le temps de l'histoire se calcule à partir de la scène 4 de l'acte III où Capulet demande le jour qu'il est, la réponse étant lundi. Le lieu : "fair Verona","Vérone la belle". Dans la nouvelle de Bandello, mise en français par Boisteau (qui élimine ce passage) puis en anglais par Arthur Brooke, la ville est ainsi présentée: "[...] il est peu de villes en notre belle Italie qui puissent le disputer à Vérone par la beauté du site, qu'il s'agisse de son noble fleuve, l'Adige, dont les claires eaux la traversent pour ainsi dire en son milieu, la faisant regorger de marchandises venues d'Allemagne, de ses collines riantes et plantureuses, ou de ses plaisantes vallées encadrées de champs ensoleillés. Que dire de ses nombreuses fontaines, où abondent de très fraîches et limpides eaux, si utiles au bien-être de la ville, des quatre ponts majestueux enjambant le fleuve, des mille vénérables antiquités qui s'offrent à vos yeux." (éd. de l'Imprimerie nationale, 2002, traduction de Adelin Charles Fiorato, Marie-José Leroy et Corinne Paul) Les personnages : le prince Escalus (dans les nouvelles italiennes, il est censé être Bartolomeo della Scala (Scaligeri) qui règne en 1303-1304, protecteur de Dante dans son exil. La famille della Scala règne sur Vérone de 1277 à 1387). Les deux familles : noms réels pour des personnages imaginaires (Montecchi, famille de Vérone ; Capelleti, famille de Crémone. Donnés par Dante comme exemples de familles engendrant des guerres civiles par leurs inimitiés)
1. La
pièce s'organise en deux moments inégaux
soulignés par les deux prologues : entre les deux prologues,
se définit une manière d'exposition puisque sont
présentés les personnages, la haine des familles
et les perturbations pour la Cité, la rencontre des deux
héros permettant de formuler une intrigue (malgré
l'annonce du prologue) puisque la rencontre se passe à la
fois sous le signe de l'hostilité (agressivité de
Tybalt) mais d'une possible amélioration (Capulet
reconnaît les qualités de Roméo).
Les deux prologues rattachent la pièce à la fois à la tradition gréco-latine des tragédies et à celle du théâtre médiéval. Chez les Grecs, le prologue précède l'entrée du choeur ; cette partie de la pièce est jouée par les acteurs et noue l'intrigue (le prologue est une exposition). Au Moyen-Age, il est transformé en personnage qui vient présenter l'argument de la pièce. Le 1er prologue, comme au Moyen-Age, présente l'argument de la pièce ; le 2e commente les événements qui sont advenus et, par là, se rapproche d'une des fonctions du choeur antique. 2. Le Prince : les trois interventions du Prince sont un élément important puisqu'il apparaît au début (I, 1), à la fin (IV, 3) et exactement au centre (III, 1, c'est-à-dire dans la 12e scène d'une pièce qui en compte 24) = ses interventions sont progressives. En I, 1 : avertissement et énoncé de la loi : peine de mort pour les fauteurs de trouble ; III, 1 : exécution : banissement de Roméo (qui bénéficie de circonstances atténuantes, c'est Tybalt qui a provoqué le drame) ; V, 3 : leçon à tirer du malheur. Elles définissent un cadre politique à la tragédie amoureuse ; elles posent l'existence d'un désordre fondamental en même temps qu'elles montrent les limites d'une solution par la rigueur de la loi, comme si la mort, étant le facteur suprème du désordre (la "vendetta" des deux familles) ne pouvait en devenir la résolution : de la mort ne peut venir que la mort, sauf à être une mort choisie, une mort volontaire qui "tuerait" alors la mort elle-même, non une mort de haine mais une mort d'amour. La solution aux dissensions de la Cité ne viendra pas de la loi, mais d'un amour supérieur qui transforme la mort en source de vie. C'est sans doute cette dimension symbolique qui annule toute interrogation sur le suicide, comme le disait frère Laurence dans sa première tirade (II, 3) : la vertu peut être dévoyée "et le vice, parfois, racheté [rendu digne] par l'action", "and vice, sometime, by action dignified". 3. Les amants se rencontrent en I, 5 (découverte de l'amour), en II, 2 (les aveux), en II, 5 (le mariage), en III, 5 (consommation, séparation), en V, 3 (le double suicide, la transfiguration en éternité: les statues "d'or", à la fois métal le plus précieux, le plus lumineux, et le plus durable) 4. Les scènes de bataille ponctuent aussi la pièce : I,1 (Capulet contre Montaigus), III, 1 (Tybalt-Mercutio-Roméo), V, 3 (Paris-Roméo). Les remarques 3 et 4 permettent de voir que Shakespeare alterne les temps violents et les temps amoureux. Les temps de violence impliquent des groupes (voire la Cité tout entière) dans des espaces ouverts ; les temps amoureux sont refermés sur eux-mêmes et sur les amants (ils s'inscrivent dans des endroits clos : jardin, chambre, cellule ou chapelle, tombeau, à la fin). Si les moments amoureux paraissent plus nombreux que les moments de combat, il ne faut pas perdre de vue qu'ils sont toujours menacés soit de l'extérieur (Tybalt, la famille de Juliette, puis les gardes du Prince, enfin Paris qui s'interpose entre Roméo et la tombe de Juliette), soit de l'intérieur : les discours des amants contiennent maintes allusions à la mort. La passion, pour être refermée sur elle-même, peut aussi apparaître comme facteur de déstabilisation sociale. Par ailleurs, le dernier combat fait se rejoindre les deux espaces-temps puisqu'il a lieu la nuit (temps des amants), dans un lieu à fois clos et ouvert : le cimetière, et que dans le tombeau vont se rejoindre à la fois les ennemis et les amants. Il faut aussi remarquer le point de départ comique (les deux valets vantards qui déclenchent le premier conflit) glissant vers le tragique via l'hybris de la jeunesse (démesure de la violence comme du sentiment amoureux). Au bout de l'histoire, tous les jeunes sont morts, sauf Benvolio (qui dans l'in-quarto de 1597 mourrait aussi). La correction de l'in-quarto de 1599 va dans le sens d'une fin porteuse d'espoir : c'est le matin, les familles se réconcilient, les statues des deux amants rappelleront, pour toujours, le prix trop élevé de la discorde, Benvolio vivant est la possibilité d'un avenir que les familles représentées par leurs chefs, trop vieux (cf. le début de la pièce), ne pourraient assurer. Se rappeler aussi qu'une jeune femme reste du côté des Capulet, Rosaline, invitée au bal et dont était, ou croyait être, amoureux Roméo. La pièce se déroule dans un temps resserré : Acte I (les 5 scènes) et Acte II (1,2) = un jour (dimanche) / Acte II (les 6 scènes) et Acte III (1 à 4) = 2e jour (lundi) / Acte III (5) et Acte IV (1 à 3) = 3e jour (mardi) / Acte IV (4 et 5) = 4e jour (mercredi) / Acte V = 5e jour (jeudi) dans la nuit (42 h après l'absorption du narcotique) et matin du 6e jour (vendredi) (effet cathartique : quelque chose de nouveau va pouvoir commencer, une fois les haines éteintes par le sacrifice, même involontaire, de la jeunesse). Le tragique, pour les hommes, surgit toujours d'une question de temps (ce que dit frère Laurence à plusieurs reprises) : l'homme est contraint d'aller vite (parce que sa durée est limitée) et c'est en allant vite qu'il se détruit (précipitation du mariage de Roméo et Juliette, précipitation du mariage avec Paris, précipitation de Tybalt qui doit être réfrénée par Capulet, précipitation de Roméo voulant séparer Tybalt et Mercutio aboutissant à la mort de Mercutio et de fil en aiguille à celle de Tybalt, précipitation de Balthazar aboutissant à celle de Roméo). Et à l'opposé, la lenteur des choses : la peste empêchant Jean d'aller porter le message, Jean retardant Laurence d'aller au tombeau. La tragédie s'inscrit dans ce décalage entre deux temporalités incompatibles, ou inajustables qui participe de "l'ironie tragique" : c'est de la bonne volonté des personnages que découlent les événements tragiques, frère Laurence croyant pouvoir rétablir la paix entre les deux familles procède au mariage clandestin ce qui entraînera la nécessité de soustraire Juliette à l'autre mariage, Roméo veut empêcher le combat de Mercutio et Tybalt ce qui permet à Tybalt d'atteindre et tuer Mercutio que Roméo gène, Balthasar prévient Roméo parce qu'il croit devoir le faire ce qui conduit Roméo à se précipiter vers l'achat du poison et le suicide. On peut remarquer aussi que la pièce progresse par contrastes : I. comédie menacée, II. Comédie (se termine par le mariage), III. Coup de théâtre, retournement, basculement dans le tragique, mais à la fin du IV, au moment de la découverte du corps de Juliette, dispute des musiciens et de Pierre qui vient rappeler au spectateur que Juliette n'est pas morte. Mais aussi par récurrences : 2 scènes du balcon ; 2 scènes nourrice / Juliette avec malentendu volontaire la 1ere fois, involontaire, la 2e ; 2 propositions de mariage (la première amène, la 2e agressive et violente) ; 2 scènes de menace de suicide dans la cellule de Frère Laurence, Roméo d'abord, puis Juliette; 2 scènes de mort (1 fictive, 1 réelle) ; 2 scènes de demande aboutissant à un poison (1. « narcotique » = sommeil, Hypnos, 2. poison = Thanatos, dans les 2 cas, le moteur est Eros) ; 2 "rencontres" de Roméo avec Tybalt : 1. menaces de Tybalt non perçues par Roméo, 2. exécution : le combat ; 2 lettres qui n'arrivent pas à leur destinataire: de Tybalt à Roméo, de frère Laurence à Roméo et qui, dans les deux cas, conduisent à la mort, celle de Mercutio puis de Tybalt, celle de Paris puis de Roméo. De même que les personnages ont souvent des "doubles" : Rosaline (évoquée par Roméo) est le double inabouti de Juliette (personnage lunaire contre personnage solaire) ; Paris est le "double" de Roméo (amoureux "conventionnel" de Juliette), Benvolio double de Mercutio par son amitié pour Roméo, mais double sage, modéré, terre à terre, il est le bienveillant alors que Mercutio tient de Mercure, rêveur et poète, qui sous le rire cache la mélancolie, mais lui aussi, comme Roméo et Tybalt, d'une certaine manière en proie à l'hybris de la jeunesse, enfin frère Laurence est "doublé" par l'apothicaire, lui aussi faiseur de drogues et manipulateur de simples. Cette dualité du monde est longuement développée par frère Laurence dans sa première tirade sur les herbes. On la retrouve avec constance dans l'oeuvre de Shakespeare, par exemple ainsi formulée, à propos de l'homme, dans Tout est bien qui finit bien: "The web of our life is of mingled yarn, good and / ill together ; our virtues would be proud, if our / faults whipped them not ; and our crimes would / despair, if they were not cherished by our virtues." ( "La trame de notre vie est tissue à la fois de bien et de mal. Nos vertus seraient fières si nos fautes ne les flagellaient pas et nos vices se désespéreraient s'ils n'étaient pas relevés par nos vertus." l'expression "n'étaient relevés par" traduisant le terme plus concret "cherished by", aimés - Traduction de François-Victor Hugo) La progression par contraste a l'avantage de susciter de fortes émotions chez le spectateur qui passe inopinément du rire aux larmes, ainsi la scène comique de la cuisine précède la découverte du corps de Juliette et en renforce le pathétique (la souffrance des parents est d'autant plus profonde que c'est leur seul enfant) ; de même que la scène des musiciens précédant l'achat du poison par Roméo en renforce le pathétique, comme par ailleurs, elle permet de couper court aux lamentations en rappelant aux spectateurs que Juliette n'est pas vraiment morte. Shakespeare joue en maître de la double énonciation, autant que des sentiments propres à la tragédie, selon Aristote, la "terreur" et "la pitié" qu'elle doit susciter. |