"La Ronde du sabbat", Odes et ballades, Victor Hugo,  1828

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En rapport avec Victor Hugo
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     Lorsque Victor Hugo entre en poésie, il le fait avec le recueil des Odes et poésies diverses publié en1822. Il a 20 ans mais n'est pas tout à fait un inconnu et certaines pièces du recueil ont déjà paru dans diverses revues. Il a participé à des concours et reçu à Toulouse, en 1820, le titre de "maître ès jeux floraux".
Le recueil a du succès, ce qui explique ses rééditions, d'abord en 1823 puis sous le titre Nouvelles odes en 1824 qu'il augmente de nombreux poèmes. L'édition de 1826 change de titre et devient Odes et ballades ; les ballades (au nombre de 10) en constituent la dernière partie, et "La Ronde du sabbat" est déjà là, à la huitième place.
Dans la préface de cette édition, l'auteur note que les Ballades "sont des esquisses d'un genre capricieux ; tableaux, rêves, scènes, récits ; légendes superstitieuses, traditions populaires. L'auteur, en les composant, a essayé de donner quelque idée de ce que pouvaient être les poèmes des premiers troubadours du moyen-âge, de ces rapsodes chrétiens qui n'avaient au monde que leur épée et leur guitare et s'en allaient de château en château, payant l'hospitalité avec des chants." et il ajoute : "S'il n'y avait beaucoup trop de pompe dans ces expressions, l'auteur dirait, pour compléter son idée, qu'il a mis plus de son âme dans les Odes, plus de son imagination dans les Ballades."
L'édition de 1828 remanie le recueil entier, ajoute de nouveaux poèmes, en déplace d'autres, et les ballades deviennent 15. "La Ronde du sabbat" est alors l'avant-dernière. Les quinze poèmes des ballades élisent les croyances, les superstitions, une atmosphère qui se veut volontiers médiévale, d'un Moyen Age tel que le réinventent les Romantiques, de "la fée" du poème liminaire aux deux voix tentatrices de la fée (occident) et de la péri (orient) dans le poème final. D'une certaine manière, ces textes se situent dans l'héritage des poèmes attribués à Ossian, barde supposé du IIIe siècle, par James Mcpherson. Dès sa publication (1760-1763), l'oeuvre a connu un succès considérable. Letourneur en donne une traduction dès 1777. L'oeuvre de Mcpherson était un encouragement à rechercher d'autres antiquités que celles des Grecs et des Latins, à aller puiser dans le passé territorial, ce que les romantiques vont s'empresser de faire.
Pour l'édition de 1828, Hugo supprime deux des trois épigraphes ouvrant le poème  : 1. "N’est-ce pas comme une légion de squelettes sortant horribles de leurs tombeaux ?" Alphonse Rabbe (1894-1829).  La citation est tirée de L'Histoire d'Alexandre Ier que Rabbe publie en 1826.
2. un extrait d'un poème de saint-Amant (1594-1661) célébrant l'aurore, "Le Soleil levant", mais dans lequel une strophe évoque la lune, or la lune est toujours associée aux activités de magie et de sorcellerie pratiquées par des femmes. "La lune qui les voit venir / En est toute confuse. / Sa lueur prête à se ternir /A ses yeux se refuse. / Et son visage à cet abord / Sent comme une espèce de mort. " (Oeuvres du sieur de Saint Amant, 1642) Le "les" du premier vers pourrait faire penser aux sorcières qui vont suivre dans le poème de Hugo, mais il n'en est rien, il s'agit non de "les" mais de "le" dans le poème, et c'est du soleil qu'il est question.  La seule épigraphe conservée est la citation d'Avienus, poète latin du IVe siècle, peut-être selon le principe que formula Boileau "le latin dans les mots brave l'honnêteté", puisque "Hic chorus ingens / ... Colit orgia" signifie "Ici un choeur immense / ... célèbre des orgies." Le terme "orgie" renvoie dans l'antiquité au culte de Dionysos (Grecs) / Bacchus (Romains) qui se caractérisaient par des transes, l'ivresse et les licences sexuelles ; par ailleurs Dionysos était souvent associé au bouc ou au taureau, comme l'est le diable dans le sabbat. Quoique conservant le caractère blasphématoire du sabbat dans son évocation, Hugo la place ainsi, via l'épigraphe, dans une interprétation possible du sabbat comme survivance de rites païens.
Pour l'édition de 1828, Louis Boulanger (1806-1827) crée deux dessins, l'un d'après l'ode "A la Colonne", l'autre d'après "La ronde du sabbat" qui vont servir de frontispices.
Le poème enfin est dédié à Charles Nodier, ami du poète et  auteur de Smarra ou les démons de la nuit (1821), récit explorant le monde des cauchemars.


 

A M. Charles N.
LA RONDE DU SABBAT

Hic chorus ingens
… Colit orgia.
Avienus.
Ballade quatorzième



1
Voyez devant les murs de ce noir monastère
La lune se voiler, comme pour un mystère !
L’esprit de minuit passe, et, répandant l’effroi,
Douze fois se balance au battant du beffroi.
Le bruit ébranle l’air, roule, et longtemps encore
Gronde, comme enfermé sous la cloche sonore.
Le silence retombe avec l’ombre… Écoutez !
Qui pousse ces clameurs ? qui jette ces clartés ?
Dieu ! les voûtes, les tours, les portes découpées,
D’un long réseau de feu semblent enveloppées.
Et l’on entend l’eau sainte, où trempe un buis bénit,
Bouillonner à grands flots dans l’urne de granit !...
À nos patrons du ciel recommandons nos âmes !
Parmi les rayons bleus, parmi les rouges flammes,
Avec des cris, des chants, des soupirs, des abois,
Voilà que de partout, des eaux, des monts, des bois,
Les larves, les dragons, les vampires, les gnômes,
Des monstres dont l’enfer rêve seul les fantômes,
La sorcière, échappée aux sépulcres déserts,
Volant sur le bouleau qui siffle dans les airs,
Les nécromants, parés de tiares mystiques,
Où brillent flamboyants les mots cabalistiques,
Et les graves démons, et les lutins rusés,
Tous, par les toits rompus, par les portails brisés,
Par les vitraux détruits que mille éclairs sillonnent,
Entrent dans le vieux cloître où leurs flots tourbillonnent !
Debout au milieu d’eux, leur prince Lucifer
Cache un front de taureau sous la mitre de fer ;
La chasuble a voilé son aile diaphane,
Et sur l’autel croulant il pose un pied profane.
Ô terreur ! Les voilà qui chantent dans ce lieu
Où veille incessamment l’œil éternel de Dieu.
Les mains cherchent les mains… Soudain la ronde immense,
Comme un ouragan sombre, en tournoyant commence.
À l’œil qui n’en pourrait embrasser le contour,
Chaque hideux convive apparaît à son tour ;
On croirait voir l’enfer tourner dans les ténèbres
Son zodiaque affreux, plein de signes funèbres.
Tous volent, dans le cercle emportés à la fois.
Satan règle du pied les éclats de leur voix ;
Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

2
« Venez sans remords !
Nains aux pieds de chèvre,
Goules, dont la lèvre
Jamais ne se sèvre
Du sang noir des morts !
Femmes infernales,
Accourez rivales !
Pressez vos cavales
Qui n’ont point de mors ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Juifs, par Dieu frappés,
Zingaris, Bohêmes,
Chargés d’anathèmes,
Follets, spectres blêmes
La nuit échappés,
Glissez sur la brise,
Montez sur la frise
Du mur qui se brise,
Volez, ou rampez ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Venez, boucs méchants,
Psylles aux corps grêles,
Aspioles frêles,
Comme un flot de grêles,
Fondre dans ces champs !
Plus de discordance !
Venez en cadence
Élargir la danse,
Répéter les chants ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Qu’en ce beau moment
Les clercs en magie
Brillent dans l’orgie

3
Leur barbe rougie
D’un sang tout fumant ;
Que chacun envoie
Au feu quelque proie,
Et sous ses dents broie
Un pâle ossement ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Riant au saint lieu,
D’une voix hardie,
Satan parodie
Quelque psalmodie
Selon saint Matthieu ;
Et dans la chapelle
Où son roi l’appelle,
Un démon épèle
Le livre de Dieu ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Sorti des tombeaux,
Que dans chaque stalle
Un faux moine étale
La robe fatale
Qui brûle ses os,
Et qu’un noir lévite
Attache bien vite
La flamme maudite
Aux sacrés flambeaux ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Satan vous verra !
De vos mains grossières,
Parmi des poussières,
Écrivez, sorcières :
ABRACADABRA !
Volez, oiseaux fauves,



« Mêlons-nous sans choix !
Tandis que la foule
Autour de lui roule,
Satan, joyeux, foule
L’autel et la croix.
L’heure est solennelle.
La flamme éternelle
Semble, sur son aile,
La pourpre des rois ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Oui, nous triomphons !
Venez, sœurs et frères,
De cent points contraires ;
Des lieux funéraires,
Des antres profonds.
L’enfer vous escorte :
Venez en cohorte
Sur des chars qu’emporte
Le vol des griffons ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.






Louis Boulanger
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Louis Boulanger, lithographie, 1835, d'après le dessin de 1828.


Dont les ailes chauves
Aux ciels des alcôves
Suspendent Smarra ! »

Et leurs pas, ébranlant les arches colossales,
Troublent les morts couchés sous le pavé des salles.

« Voici le signal ! —
L’enfer nous réclame :
Puisse un jour toute âme
N’avoir d’autre flamme
Que son noir fanal !
Puisse notre ronde,
Dans l’ombre profonde,
Enfermer le monde
D’un cercle infernal ! »


L’aube pâle a blanchi les arches colossales.
Il fuit, l’essaim confus des démons dispersés !
Et les morts, rendormis sous le pavé des salles,
Sur leurs chevets poudreux posent leurs fronts glacés.

Octobre 1825.




COMMENTAIRE

le poème s'organise en trois parties distinctes : une introduction composée de 42 alexandrins en rimes plates dont les deux derniers vers seront repris en refrain des strophes suivantes. Elle présente le lieu, une église dans une abbaye en ruines ; le temps, minuit sonnant ; les personnages: d'abord par un vers accumulatif "les larves (du latin larva : spectre ou fantôme), les dragons, les vampires, les gnômes," puis, se détachant, la sorcière sur son bois de bouleau, les nécromants (ceux qui évoquent les morts pour prédire l'avenir) et enfin, Lucifer soi-même, plus loin nommé Satan, qui mène la danse sacrilège puisqu'il porte une mître et une chasuble (vêtement sacredotal porté pour dire la messe). Le cadre est donc celui du roman noir (ou gothique) qui a proliféré au tournant du siècle. Les sabbats des procès de sorcellerie (XVe-XVIIe siècles) se déroulaient dans des lieux champêtres écartés.
La deuxième partie est le chant que le choeur démoniaque entonne, constitué de dix strophes de 9 vers (neuvains) de cinq syllabes (pentasyllabes). L'impair est ici choisi pour obtenir un effet grinçant, que renforce la briéveté du vers ramenant rapidement la rime laquelle travaille sur trois sonorités : les vers 1, 5 et 9 ayant la même et encadrant 2 fois trois rimes suivies, mais différentes dans la première et la seconde série. les strophes sont séparées par le refrain (les deux alexandrins cloturant l'introduction) qui martelle la danse de ses sonorités : assonances en "a", allitérations en "r".
Dans ces strophes, Hugo accumule un lexique de l'étrange en mêlant réalités humaines (les marginaux que sont "Juifs, Zingaris et Bohêmes", les deux derniers termes étant synonymes et nommant les bohémiens ; les hommes d'Eglise damnés : "clerc en magie", "faux moine", "noir lévite", ce dernier mot emprunté au vocabulaire du judaïsme désigne un prêtre ou un séminariste), l'animal (le bouc méchant), des créatures imaginaires "nains aux pieds de chèvre" (satyres), les goules (vampires) les follets (il peut s'agir de lutins ou de feux follets), les psylles (Hugo emprunte le mot à Nodier qui l'emploie dans Smarra ou les démons de la nuit, 1821 « qui sucent un venin cruel et qui, avides de poisons, dansent en rond en poussant des sifflements aigus pour réveiller les serpents. » comme il lui emprunte le mot Smarra), les aspioles (lui aussi emprunté à Nodier, qui l'a probablement inventé, peut-être à partir d'aspic, dans le même récit "des aspioles, qui ont le corps si frêle, si élancé, surmonté d'une tête difforme, mais riante, et qui se balancent sur les ossements de leurs jambes vides et grêles, semblables à un chaume stérile agité par le vent").
La sorcière avait ouvert la danse, elle et ses semblables, les sorcières, vont la clore en écrivant le mot magique par excellence "ABRACADABRA".
La dernière strophe apparaissant comme une sorte de conjuration pour que le mal se répande sur la terre.




manuscrit

Traité du crisme de vauderie, (détail du manuscrit) ms 971., Jean Tinctor (ou Taincture), vers 1460/70.
Adoration du bouc au sabbat. Enlumineur, Le Maître de Marguerite d’York.
"Par l'envie du diable, la mort print entrée au monde..."


Enfin, la dernière partie, brève, termine la ronde avec le lever du jour par un quatrain d'alexandrins en rimes croisées : le vide et le silence succèdent au vacarme de la nuit.

Hugo joue ici avec les clichés hérités des démonologues et autres inquisiteurs : le sabbat est une messe renversée (Satan porte mitre et chasuble, marche sur l'autel, foule autel et croix, Satan parodie Saint Mathieu autrement dit le sermon fait à partir d'un évangile, un démon lit "le livre de Dieu" la Bible), on y procède à des meurtres rituels " Que chacun envoie  / Au feu quelque proie", on s'y livre à une anthropophagie particulière "Et sous ses dents broie  / Un pâle ossement", bref, on y mange les morts...
Le poète remplace, cependant, l'orgie sexuelle par une danse qui faisait aussi partie des caractéristiques de ces réunions, mais n'en était pas la fin. Mais l'imaginaire mis en oeuvre est bien celui d'une représentation effrayante (en même temps qu'ironique, en raison du nombre de personnages issus du folklore et de la littérature) du Mal.

En termes de prosodie, le poème n'est pas une ballade au sens strict, mais Hugo en a conservé le souvenir du refrain et de la construction sur trois rimes qui était celle de Guillaume de Machaut autant que de Villon, et le quatrain final comme une sorte d'envoi, puisque ce sont les morts troublés dans leur sommeil qui reprennent possession de leur espace.
Il est possible de voir aussi dans cette évocation, le souvenir, comme le propose Luciano Pellegrini, « Lumières et gratuité. Le thème de la retraite dans les Odes et Ballades de Hugo », 2013,  la mémoire fantasmée de la destruction de Saint-Denis. Dans les odes monarchiques des années précédentes, revenait de "manière obsessionnelle", dit Pellegrini, le souvenir "de l’irruption des révolutionnaires dans la cathédrale de Saint-Denis et de la profanation des tombeaux des rois de France pendant la Terreur."
Le pandémonium ainsi évoqué serait encore à mettre au compte du jeune Hugo monarchiste (le poème date de 1825, et en 1824, Hugo assiste au sacre de Charles X.)
Que l'on y lise le goût du poète pour une littérature de l'excès (proche de Han d'Islande), ou les dernières traces d'une condamnation des révoltes populaires, ou les premières traces de ce que développera Notre-Dame de Paris, une guerre à la superstition, on ne peut qu'admirer le tour de force poétique que représente l'évocation.


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