29 avril 1780 : Charles Nodier

coquillage




Nodier, Gurérin

Portrait de Charles Nodier, Jean-Baptiste Paulin Guérin (1783-1855). Musée de Versailles. La peinture est exposée au Salon de 1824. Nodier a été décoré de la Légion d'honneur (le ruban rouge) en 1822, c'est donc son portrait dans la quarantaine.

Une jeunesse à Besançon en temps de révolution

     Jean-Charles Emmanuel Nodier, qui abrègera en Charles Nodier, est d'abord déclaré de "père inconnu" comme sa soeur, Jeanne, de quatre ans sa cadette, née en 1784. Leur mère, Suzanne Paris, est servante. En 1791, Antoine-Melchior Nodier, avocat, qui vient d'être élu maire de la ville, épouse Suzanne et reconnaît les deux enfants.
Malgré ce début peu encourageant, Antoine-Melchior semble avoir été un père attentif, d'autant plus sans doute que le petit garçon est prometteur. Ne fait-il pas, dès l'âge de dix ans, des discours patriotiques pour La Société des Amis de la Constitution où il est admis à 12 ans ? Son père devient président du tribunal révolutionnaire. En 1794, il envoie son fils la à campagne (Novillars) avec son mentor M. de Chantrans. Le jeune garçon découvre avec lui la nature, en herborisant, en collectionnant les insectes, en chassant les papillons. Son père l'aurait bien vu étudiant le droit, mais le jeune homme est plus enclin à s'adonner à la littérature, sous toutes ses formes, écriture et lecture, qu'à suivre assidûment des cours. Il est nommé bibliothécaire-adjoint de l'Ecole centrale (d'autres sources parlent de la bibliothèque de Besançon), en 1797, ce qui lui permet de fouiller dans les vieux livres, passion bibliophilique qui s'amorce et ne le quittera plus. L'esprit facétieux et fantaisiste qui est le sien l'incite surtout à s'amuser, à des jeux qui peuvent être d'ailleurs dangereux, en ces temps troublés. Ainsi a-t-il fondé avec ses amis, en 1797, une société secrète, "les Philadelphes" (mot composé des deux étymons grecs : - phil "amour / recherche" et  - adelphos/adelphe" : "frêre /soeur"), au nom bien dans l'air du temps, mais aux activités plutôt facétieuses. Ils se font remarquer en mettant en scène une pièce tournant en dérision une société jacobine locale (1799). En temps de révolution, le sens de l'humour est singulièrement bas, les jeunes gens sont donc arrêtés et jugés. Nodier, lui, s'est enfui. Rassurons-nous, ils seront tous acquittés.
En 1800, il part pour Paris. Où trouver, sinon là, le cadre le plus propice à ses ambitions littéraires ?
Dans cette jeunesse vagabonde, il a découvert les littératures étrangères, anglaise (Shakespeare, bien sûr, mais aussi les contemporains) et allemande, dont il va subir fortement l'imprégnation. Werther est son héros, comme celui de bien d'autres jeunes gens en cette fin de siècle où le roman de Goethe connaît un immense succès européen.
Mérimée rapporte dans son discours de réception à l'Académie française (6 février 1845) où il occupe le fauteuil laissé vacant par la mort de Nodier, que "Le plus beau jour de sa vie, s’il faut l’en croire, fut celui où son père lui donna un habit bleu et des culottes jaunes, uniforme alors obligé de quiconque se croyait un cœur sensible et des passions indomptables." (le dit habit est celui de Werther dans le roman de Goethe).





Léopolod Boilly
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Arrivée d'une diligence dans la cour des Messageries, rue Notre Dame des Victoires, 1803, Louis-Léopold Boilly (1761-1845)

Déplacements

      De 1800 à 1814, Nodier se déplace beaucoup et souvent. D'abord ce sont des allers-retours, Besançon-Paris, Paris-Besançon.
Paris ! Il y devient l'ami de Maurice Quaï, de Joseph et Lucile Franque, des peintres et aussi les animateurs d'un petit groupe, "Les Méditateurs". Il publie, en 1802, son premier roman, Les Proscrits, qu'il aurait plutôt intitulé Stella, mais le libraire lui assura le titre déjà pris. Pour les rééditions, il choisira Stella ou Les proscrits. Il joue, comme toujours, l'opposition et rédige un pamphlet, "La Napoléone", une ode contre, on l'aura deviné, le premier Consul. La petite histoire dit qu'il se serait dénoncé en voyant l'imprimeur risquer la prison, d'autres leçons veulent que la mort de Lucile (tuberculose, 1803) et celle de Maurice Quaï la même année (on ignore de quoi) l'aient désespéré au point de se dénoncer. Il est arrêté et emprisonné pendant un peu plus d'un mois.
De retour à Besançon, en 1804, il publie Les Essais d'un jeune barde. Mais, de nouveau, ses fréquentations le rendent suspect, au point même qu'il estime prudent de s'enfuir. Il vagabonde dans le Jura, herborisant, chassant les papillons, trouvant l'hospitalité chez les uns et chez les autres, écrivant toujours, racontant des histoires et s'en racontant sans doute aussi beaucoup à lui-même. L'imagination est de toutes ses qualités, la plus puissante et la plus constante. Lorsqu'il peut enfin regagner Besançon, tout danger écarté, grâce aux amitiés de son père, il rapporte Les Tristes ou Mélanges tirés des tablettes d'un suicide, contenant "Une heure ou la vision", premier de ses contes fantastiques, publié en 1806. Il va ouvrir en 1808, un cours de littérature, à Dôle (dont la teneur est parvenue jusqu'à nous grâce à des notes prises par deux auditeurs et publiées en 1988 chez Droz par Annie Barraux), et se marier, dans cette ville, le 31 août, avec Désirée-Liberté Charve (1790-1856). Cette année-là, il publie un Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises. Le langage est aussi l'un de ses sujets de réflexion récurrent.


En septembre 1809, le jeune couple est à Amiens. Charles Nodier est devenu le secrétaire de sir Herbert Croft, écrivain et érudit. Cette collaboration cesse en 1811 et grâce à son beau-frère, il obtient une place de bibliothécaire à Laybach (Ljubljana ensuite), dans les provinces Illyriennes conquises par l'Empire, où la famille Nodier résidera de janvier à septembre 1813. 
Avant ce voyage, en 1811, à Quintigny, un village du Jura, un enfant est né dans la famille, Marie. Elle sera, des trois enfants nés du couple, la seule à vivre. Les deux garçons, nés après elle, mourront en bas âge. Vie de travail, vie de famille, la littérature ne perd pourtant pas ses droits et en 1812, il publie Questions de littérature légale où il examine ce qu'il estime être tous les cas de figures de l'écrit dans ses rapports avec d'autres écrits. Le sous titre en est "Du plagiat, de la supposition d'auteurs, des supercheries qui ont rapport aux livres."

Paris

En 1814, Le couple et leur petite fille s'installent à Paris où naît leur deuxième enfant, un garçon qui meurt en 1816.
Dorénavant, Nodier va vivre de son travail d'écrivain.  Comme ses contemporains dans ce cas, il lui faut être présent sur tous les fronts, et d'abord celui du journalisme. Il collabore au Journal de l'Empire (qui devient ensuite le Journal des débats), de 1814 à 1824, mais aussi, de manière plus épisodique à d'autres journaux. Ensuite celui de l'édition, et les romans se succèdent : Jean Sbogar, en 1818, Thérèse Aubert, 1819, Adèle, 1820, Smarra ou les démons de la nuit, 1821, Trilby ou le lutin d'Argail, 1822. Il présente aussi les oeuvres des autres dans des préfaces. Enfin celui de la scène, Le Vampire, mélodrame écrit en collaboration avec Carmouche et Jouffroy est monté en 1820. Nodier écrira aussi des adaptations d'auteurs étrangers.
En 1820, Nodier et deux de ses amis, le baron Isidore Taylor et Alphonse de Cailleux, se lancent dans une entreprise extrêmement ambitieuse, éditer des Voyages pittoresques et romantiques dans l'ancienne France. Il s'agit de répertorier, inventorier, décrire et donner à voir grâce aux lithographies, province par province, les monuments qui témoignent de l’histoire de la France. Le projet sera mené à bien, il y faudra plus de vingt-cinq ans (1820-1846), 23 volumes, plus de 3000 lithographies.
Nodier écrit et publie. Il rencontre les jeunes gens qui "montent", loue Han D'Islande de Victor Hugo en le classant dans un genre qu'il baptise "frénétique" et fait la connaissance du jeune poète (Hugo a 21 ans). Il participe à La Muse française que lancent en juillet 1823, ces jeunes gens (Soumet, Guiraud, Emile Deschamps, Desjardins, Hugo, Saint-Valry, Vigny) pour faire entendre leur voix contre ceux qui tiennent le haut du pavé encore, "Les classiques [qui] ont raison dans les journaux, dans les académies, dans les cercles littéraires." écrit Nodier dans sa recension de Han d'Islande. Ils font encore la loi mais le raz-de-marée menace : "Les romantiques réussissent au théâtre, chez les libraires et dans les salons." et d'ajouter que l'on peut les taxer de "mauvaise littérature", il n'en reste pas moins qu'ils sont l'avenir (La Quotidienne, 12 mars 1823). Nodier voyait loin.
En janvier 1824, il est nommé bibliothécaire du comte d'Artois (qui devient Charles X roi de France en septembre 1824, après la mort de Louis XVIII) et s'installe, en avril, à la Bibliothèque de l'Arsenal qu'il ne quittera plus.



l'Arsenal

      La vie de l'écrivain va se confondre avec celle du bibliothécaire. Il semble bien que Nodier ne soit jamais aussi heureux qu'environné du plus grand nombre de livres possible. Il continue à écrire ses contes publiés avec régularité. Il continue à s'intéresser à la langue (Examen critique des dictionnaires français, 1828), passionnément aux livres et il fonde, en 1834, avec le librairie éditeur Joseph Techener, le Bulletin du bibliophile. A l'origine, vers 1830, juste un catalogue aux yeux de Techener, mais Nodier va le transformer grâce aux notices qu'il adjoint aux livres répertoriés. Le Bulletin..., mensuel à l'origine, va devenir au fil des ans, une référence.
Dès avril 1824, il reçoit ses amis dans le salon de l'Arsenal. Dumas dans ses Mémoires (commencés en octobre 1847, rédigés par à-coups jusqu'en 1855) où il reprend l'essentiel du premier chapitre de La Femme au collier de velours (1849) le décrit ainsi :



[...] en s'illuminant, le salon éclairait des lambris peints en blanc avec les moulures du temps de Louis XV, un ameublement de la plus grande simplicité, composé de douze chaises ou fauteuils et d'un canapé recouverts en casimir rouge, et complété par des rideaux de même couleur, par une buste d'Hugo, par une statue d'Henri IV enfant, par un portrait de Nodier, et par un paysage de Regnier représentant une vue des Alpes.
A gauche, en entrant, dans un enfoncement pareil à une immense alcove, était le piano de Marie.
Mes Mémoires, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, tome 1, p. 959



Tous les dimanches, ceux qui allaient, à partir de cette décennie de 1820, devenir les grands noms du monde artistique, se retrouvaient. On causait, et la conversation de Nodier devait être extrêmement séduisante ; ses Miscellanées publiées en 1830, dans la Revue de Paris donnent une idée de ce brio avec lequel il saute d'un sujet à un autre, d'un paradoxe à un autre, qui devait laisser l'auditeur déconcerté sans parvenir toujours à départir l'humour et l'ironie du sérieux du propos ; on lisait des vers, mais on dansait aussi. Et surtout, si l'on en croit Dumas, on espérait que Nodier veuille bien conter.



la salon de L'Arsenal

Eau forte de Tony Johannot, L'Artiste, 1831, le salon de l'Arsenal où Nodier accueille ses amis et connaissances, sorte de creuset du romantisme entre 1824 et 1830. Ensuite, c'est au plaisir de s'entraimer, il n'y a plus rien à conquérir.


Marie y a grandi, et Dumas rappelle "la petite fille dansant et sautant", avant d'en devenir l'animatrice et de le rester, même après son mariage, en 1830.
Les hôtes de Nodier étaient poètes,  écrivains, peintres (Boulanger, Delacroix, Devéria), illustrateurs, dont les frères Johannot, Alfred et Tony, sculpteurs, bref, des artistes. Avec Tony Johannot, Nodier imagine un livre inattendu, Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, publié en 1830 ; inattendu parce que, comme dans Tristram Shandy de Sterne (dont le titre provient d'ailleurs) l'histoire n'arrive jamais à se raconter et que l'illustration à l'encontre des normes habituelles se glisse partout, y compris à l'intérieur du texte. C'est sans doute de tous les livres de Nodier le plus étonnant et le plus ludique, le livre d'un poète bibliophile, un livre sur rien, juste le bonheur du papier, de l'impression, du rêve que tout titre engendre, un dialogue amusé que le livre poursuit avec le lecteur dans le jeu commencé par l'écrivain et l'illustrateur.
Bien des témoignages restent de ces soirées, dont celui de Musset dans "Réponse à M. Charles Nodier", publiée dans la Revue des deux Mondes, le 15 août 1843, dont le 16e quatrain rappelle :
Gais comme l'oiseau sur la branche,
Le dimanche,
Nous rendions parfois matinal
L'Arsenal

Nodier continue ses collaborations journalistiques et participe, en 1829, à la Revue de Paris que vient de fonder Louis-Désiré Véron, conscient qu'il y a un marché à prendre dans le champ littéraire avec la jeunesse qui entoure, justement, Nodier. Il y publiera la plupart de ses contes, à partir de cette date, mais aussi des essais et des souvenirs sur la Révolution et l'Empire, "romancés" à plaisir.
A partir de 1832, il entreprend la publication de ses oeuvres complètes pour rassembler ses multiples et diverses publications. L'entreprise se poursuit jusqu'en 1837 et comprend 12 volumes publiés par Renduel. "Complètes", c'est une façon de parler puisque Nodier n'a pas repris les oeuvres antérieures à 1830 et, d'évidence, elles ne peuvent contenir celles qui s'écrivent après 1837, et il y en a.
Et en 1833, il réalise son rêve d'être académicien. Comme on pouvait s'y attendre, il sera très assidu aux séances du dictionnaire.
L'oeuvre de Nodier est à la semblance du personnage, à sauts et à gambades. Elle ouvre le champ du rêve par les contes, mais aussi par les essais dans lesquels il "théorise" (ce qui est un bien grand mot s'agissant de lui) cet intérêt porté à la seconde partie de la vie humaine, celle du sommeil à laquelle il attribue une importance égale, voire supérieure, à celle de la vie éveillée (cf. De quelques phénomènes du sommeil, février 1830). Chantre du fantastique qui couvre, pour lui, tout le champ de la fantaisie et du merveilleux, territoire propre à l'imagination, à la capacité de l'esprit humain d'inventer l'improbable, l'impossible, de démultiplier la minuscule et souvent peu satisfaisante temporalité humaine, c'était aussi un homme qui s'ébrouait avec bonheur dans les paradoxes.
 


Marie Nodier, Achille Devéria

Marie Nodier à l'opéra, Achille Devéria, vers 1829, BnF.

La tête coquette et fleurie
de Marie
Brillait comme un bluet mêlé
Dans le blé.

Tachés déjà par l'écritoire,
Sur l'ivoire
Ses doigts légers allaient sautant
Et chantant.

Musset, "Réponse à M. Charles Nodier", août 1843


Toujours dans ses Mémoires, Dumas en a laissé le portrait d'un homme qu'on eût aimé connaître :



Nodier était prodigue, insouciant, flâneur ; oh ! mais flâneur avec délices, comme Figaro était paresseux. [...]
Nodier était l'homme savant par excellence ; il savait tout, puis encore une foule de choses au-delà de ce tout. D'ailleurs, Nodier avait le privilège des hommes de génie : quand il ne savait pas, il inventait, et ce qu'il inventait, il faut l'avouer, était autrement probable, bien autrement coloré, bien autrement poétique, bien autrement ingénieux, et j'oserai dire bien autrement vrai que la réalité. *
On comprend facilement qu'avec cette faculté inventive, Nodier était un véritable sac à paradoxes... Seulement ces paradoxes, il ne vous forçait nullement à les adopter ; Nodier créait les trois quarts de ses paradoxes pour son amusement particulier.

* Dans la dédicace à Dumas des Filles du feu, Nerval rappelle cette anecdote : "Vous savez avec quelle conviction notre vieil ami Nodier racontait comment il avait eu le malheur d'être guillotiné à l'époque de la Révolution ; on en devenait tellement persuadé que l'on se demandait comment il était parvenu à se faire recoller la tête..."






Sans Charles Nodier, le romantisme n'aurait sans doute pas été exactement ce qu'il a été, à la fois chez ceux de la génération d'Hernani, et ensuite chez ceux de la seconde génération, Gautier, Nerval, Petrus Borel et d'autres dont le goût pour le fantastique, le rêve, la fantaisie, le jeu, lui doivent beaucoup. Ils lui doivent aussi, bibliophilie aidant, la découverte des écrivains du Moyen Age, qu'il tenait pour le temps béni de l'imagination au pouvoir (si cet anachronisme est permis. Cf. Du fantastique en littérature, Revue de Paris, 1830) et celle des poètes de la Renaissance ; comme ils lui doivent encore l'ouverture sur les littératures étrangères.
Sainte-Beuve, en mai 1840, dans sa série "Poètes et romanciers modernes de la France" de la Revue des deux Mondes, lui consacre un long article et y reconnaît : " A l'égard de l'école française moderne, ce fut un frère aîné des plus empressés et des plus influents." Après sa mort, il lui consacrera de nouveau un long article dans ses portraits littéraires.
Il a beaucoup semé et la postérité l'a laissé s'endormir dans l'oubli le 27 janvier 1844. Il y a pourtant bien du plaisir à le retrouver.





A découvrir
: l'exposition "La fabrique du romantisme", dans un compte-rendu fort illustré sur le site chambredescouleurs.
Nodier à travers ses portraits.
Nodier poète : Le vieux marinier.
A consulter : La Revue de Paris sur Gallica



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