Histoires naturelles, Jules Renard, 1896/1926

coquillage



couverture d'Histoires naturelles

Couverture de H. de Toulouse-Lautrec (1864-1901) pour l'édition Floury d'Histoires naturelles en 1899.



Les publications

Comme souvent, avec Jules Renard, le livre est un recueil de textes précédemment publiés dans la presse en 1895 et au début de 1896, et collationnés sous le titre d'Histoires naturelles que publie Flammarion, en mars 1896, avec une couverture et deux vignettes de Felix Vallotton. Le livre contient 45 textes.
Trois ans plus tard, en 1899, Floury publie 22 de ces textes (seuls des textes sur les animaux ont été choisis) dans une édition illustrée de vingt-deux lithographies de Toulouse-Lautrec, édition de luxe tirée à 100 exemplaires.
La veine de ces brefs récits, pour l'essentiel animaliers, est loin d'être épuisée pour Renard, et d'autres textes suivent qui connaissent le même cheminement, publication dans la presse, puis incorporation dans un recueil, comme Le Vigneron dans sa vigne de 1901, et enfin insertion dans une nouvelle édition d'Histoires naturelles.
C'est le cas en 1904, lorsque Flammarion en propose une nouvelle édition augmentée (70 textes) et illustrée par Pierre Bonnard.
C'est encore le cas en 1909, lorsqu'Arthème Fayard en propose une édition bon marché, vendue par fascicule (un par mois), où le texte est disposé sur deux colonnes, illustrée par Benjamin Rabier. L'ensemble comprend 83 textes. (le premier fascicule est disponible sur Gallica).
En 1926, dans les Oeuvres complètes, procurées par Henri Bachelin pour les éditions Bernouard, l'ensemble est augmenté de deux textes, total : 85.

En 1906, Maurice Ravel choisit cinq de ces textes ("Le paon", "Le grillon", "Le cygne", "Le martin-pêcheur", "La pintade") pour les mettre en musique. Jules Renard, suivant en cela les traces de son admiration la plus grande, Victor Hugo, n'éprouve aucun plaisir à voir "déposer de la musique" au pied de ses textes. Il rapporte assez sèchement, dans son Journal, la visite que lui fait Ravel, le 12 janvier 1907. Il n'ira pas l'écouter. Mais sa femme et sa fille iront, elles.



L'oeuvre

Son titre est une invite ambiguë. A le découvrir, le lecteur se souvient de titres similaires, et d'abord celui de l'oeuvre de Buffon dont le titre complet Histoire naturelle générale et particulière avec la description du cabinet du roi a vite été oublié, abrégé en Histoire naturelle, ou dans les nombreuses adaptations pour la jeunesse au XIXe siècle remplacé par le nom de l'auteur ; il peut aussi se souvenir de l'oeuvre de Pline l'ancien, celui-là même qui mourut dans l'éruption du Vésuve occasionnant la destruction de Pompéi et d'Herculanuum (en 79), qui portait le même titre.
Or ces deux oeuvres sont celles de naturalistes, s'inscrivant dans les sciences de leur temps. Faudrait-il créditer Jules Renard, écrivain, d'une même ambition ? Les titres des textes pourraient le faire croire. Ce sont en effet, le plus souvent, des titres dont le déterminant défini semble désigner l'espèce ("L'oie", "le cerf" etc.), mais le lecteur découvre aussitôt qu'il ne s'agit pas de monographies, mais de saynètes empruntées à la vie quotidienne. Du coup, le pluriel du titre en prend tout son sens, il s'agit d' "histoires" au sens de contes et l'adjectif, "naturelles", peut à la fois signifier qu'elles sont empruntées à la "nature", qu'elles relèvent de la réalité (par opposition à "inventé", "artificiel"), qu'elles racontent les choses telles qu'elles sont, sans les embellir ni, non plus, les enlaidir.
Bien sûr, Jules Renard n'ignore pas Buffon et il suffit de lire "Le cheval" ou "Le cygne" pour constater qu'il prend un certain plaisir (malin ?) à contredire ce dernier. "La plus noble conquête de l'homme", "sa fierté", "sa fougue", "sa beauté" ont disparu ; "Il n'est pas beau mon cheval" dit le narrateur avant d'ajouter "Mais il m'attendrit." De même que la gloire du cygne, "la grandeur, la majesté, la douceur" comme l'écrit Buffon ne sont pas totalement absentes du texte de Renard mais s'achèvent sur "[...] il fouille du bec la vase nourrissante et ramène un vers. / Il engraisse comme une oie." Et Buffon qui le disait "supérieur en tout à l'oie"...
Ce n'est donc pas un livre qui prétend livrer des savoirs généraux, mais des cas particuliers, ce qui est davantage du ressort de l'écrivain, voire du poète, voir et montrer ce que nul autre ne regarderait de la même façon. Sous le thème général de la nature, l'oeuvre est diverse, quoique composée. Le texte d'ouverture "le chasseur d'images" et le texte de clôture (à partir de l'édition de 1909) "Fermeture de la chasse" se répondent et encadrent l'ensemble. Les textes les plus nombreux ont pour sujets les animaux, familiers, si l'on peut dire, comme la puce ou le grillon, domestiques comme les animaux de la basse-cour et de la ferme, sauvages comme les habitants des bois, des champs et des halliers, ainsi du cerf, ou du lièvre, voire du crapaud ou encore ceux que permettaient de découvrir le Jardin d'Acclimatation (au bois de Boulogne) ou le Jardin des Plantes ("Singes").
Quelques textes, plus rares, s'attachent aux éléments du paysage, les coquelicots, par exemple, ou "Une famille d'arbres" qui, jusque en 1909, cloturait le livre.
La forme en est variable, parfois dialogue ("Au jardin"), parfois récit ("Poissons" ou "la mort de Brunette" — Brunette est une vache), parfois brève notation réduite à une phrase nominale ("La Puce. Un grain de tabac à ressort.") ou démultipliée par l'adjonction de diverses observations ("La nouvelle lune"), mais toujours marquée par un regard singulier, personnel, ce qui fait à la fois la beauté et la richesse de ces vignettes, en même temps que leur faiblesse lorsque l'originalité montre par trop qu'elle a été longuement cherchée, et glisse dans la préciosité.
Leur particularité est qu'elles proposent, chaque fois, une petite aventure. Elles ne perdent jamais de vue que l'animal raconté, le paysage croisé, n'existent que dans le regard de l'être humain qui y prête attention, aussi accordent-elles la part belle à ce regard qui "reconnaît" dans les comportements animaux nombre de comportements humains, ce qui pourrait rapprocher ces textes des fables de La Fontaine, mais ce n'est pas le cas. L'écrivain procède par petites touches par lesquelles l'analogie entre l'homme et l'animal est davantage suggérée que posée. Ainsi le "chasseur d'images" "saute du lit de bon matin", comme la poule "saute du poulailler" ou les dindes sur la route forment "un pensionnat". L'humour, l'ironie, le sourire accompagnent toujours ces analogies. Et dans le même mouvement, l'être humain aussi, créature naturelle, trouve sa place dans le tableau, aussi divers que les bêtes le sont.



COQS






Dans la première édition d'Histoires naturelles, "Le coq" est le douzième texte. Il est constitué d'une seule partie consacrée au remplacement du coq du clocher.
Pour l'édition de luxe de Foutry, en 1899, le texte a été augmenté d'une seconde partie et il ouvre le recueil. A partir de l'édition de 1904, il prend la troisième place dans le recueil et ne la quitte plus.
"Coqs" relève davantage du poème en prose que du récit ; si le premier texte opposait l'ancien et le nouveau, le second y ajoute celle du vivant et de l'inerte. Le premier ouvre à des interrogations sur le temps, la durée, la vie, le vieillissement que le second prolonge sur celles relatives à la vie et à l'art.
L'observation, réelle, chez Jules Renard, malgré tout ce qu'il en peut dire dans son Journal, en insistant sur la précision, la volonté de ne pas "quitter la nature d'un pas" comme auraient dit aussi bien Boileau que Molière, voire La Fontaine au XVIIe siècle, l'observation est un tremplin vers une réflexion morale, au sens de "leçon de vie". Ne notait-il pas, déjà, en 1889, dans son Journal : "21 octobre. — Un La Bruyère en style moderne, voilà ce qu'il faudrait être." Et l'on sent la fierté avec laquelle il rapporte ce que lui a dit Léon Daudet, à la fin de 1893 (c'est avant l'affaire Dreyfus) " — Les comparaisons ne disent rien. Il faut pourtant que je vous compare à La Bruyère. Oui, vous êtes le La Bruyère moderne."



Benjamin Rabier, 1909
Mise en page de l'édition Arthème Fayard de 1909 avec les illustrations de Benjamin Rabier (BnF)


Benjamin Rabier, 1909




Toulouse-Lautrec

Lithographie de Toulouse-Lautrec illustrant "Coqs" dans l'édition Floury de 1899. Dans cette édition, le texte de 1896 a été augmenté d'une seconde partie, d'où son nouveau titre au pluriel.

COQS

I
    
     Il n’a jamais chanté. Il n’a pas couché une nuit dans un poulailler, connu une seule poule.
     Il est en bois, avec une patte en fer au milieu du ventre, et il vit, depuis des années et des années, sur une vieille église comme on n’ose plus en bâtir. Elle ressemble à une grange et le faîte de ses tuiles s’aligne aussi droit que le dos d’un bœuf.
     Or, voici que des maçons paraissent à l’autre bout de l’église.
     Le coq de bois les regarde, quand un brusque coup de vent le force à tourner le dos.
     Et, chaque fois qu’il se retourne, de nouvelles pierres lui bouchent un peu plus de son horizon.
     Bientôt, d’une saccade, levant la tête, il aperçoit, à la pointe du clocher qu’on vient de finir, un jeune coq qui n’était pas là ce matin. Cet étranger porte haut sa queue, ouvre le bec comme ceux qui chantent, et l’aile sur la hanche, tout battant neuf, il éclate en plein soleil.
     D’abord les deux coqs luttent de mobilité. Mais le vieux coq de bois s’épuise vite et se rend. Sous son unique pied, la poutre menace ruine. Il penche, raidi, près de tomber. Il grince et s’arrête.
     Et voilà les charpentiers.
     Ils abattent ce coin vermoulu de l’église, descendent le coq et le promènent par le village. Chacun peut le toucher, moyennant cadeau.
     Ceux-ci donnent un œuf, ceux-là un sou, et Mme Loriot une pièce d’argent.
     Les charpentiers boivent de bons coups, et, après s’être disputé le coq, ils décident de le brûler.
     Lui ayant fait un nid de paille et de fagot, ils mettent le feu.
     Le coq de bois pétille clair et sa flamme monte au ciel qu’il a bien gagné.




Pierre Bonard

Une des trois illustrations de Pierre  Bonnard (1867-1947) pour l'édition Flammarion de 1904

II
    
     Chaque matin, au saut du perchoir, le coq regarde si l’autre est toujours là, — et l’autre y est toujours.
     Le coq peut se vanter d’avoir battu tous ses rivaux de la terre, — mais l’autre, c’est le rival invincible, hors d’atteinte.
     Le coq jette cris sur cris : il appelle, il provoque, il menace, — mais l’autre ne répond qu’à ses heures, et d’abord il ne répond pas.
     Le coq fait le beau, gonfle ses plumes, qui ne sont pas mal, celles-ci bleues, et celles-là argentées, — mais l’autre, en plein azur, est éblouissant d’or.
     Le coq rassemble ses poules, et marche à leur tête.
     Voyez : elles sont à lui ; toutes l’aiment et toutes le craignent, — mais l’autre est adoré des hirondelles.
     Le coq se prodigue. Il pose, ça et là, ses virgules d’amour, et triomphe, d’un ton aigu, de petits riens — mais justement l’autre se marie et carillonne à toute volée ses noces de village.
     Le coq jaloux monte sur ses ergots pour un combat suprême ; sa queue a l’air d’un pan de manteau que relève une épée. Il défie, le sang à la crête, tous les coqs du ciel, — mais l’autre, qui n’a pas peur de faire face aux vents d’orage, joue en ce moment avec la brise et tourne le dos.
     Et le coq s’exaspère jusqu’à la fin du jour.
     Ses poules rentrent, une à une. Il reste seul, enroué, vanné, dans la cour déjà sombre, — mais l’autre éclate encore aux derniers feux du soleil, et chante, de sa voix pure, le pacifique angélus du soir.




Une famille d'arbres




Théodore Rousseau
Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Théodore Rousseau (1812-1867), Chênes d'Apremont, 1850-1852.

    
     C’est après avoir traversé une plaine brûlée de soleil que je les rencontre.
     Ils ne demeurent pas au bord de la route, à cause du bruit. Ils habitent les champs incultes, sur une source connue des oiseaux seuls.
     De loin, ils semblent impénétrables. Dès que j’approche, leurs troncs se desserrent. Ils m’accueillent avec prudence. Je peux me reposer, me rafraîchir, mais je devine qu’ils m’observent et se défient.
     Ils vivent en famille, les plus âgés au milieu et les petits, ceux dont les premières feuilles viennent de naître, un peu partout, sans jamais s’écarter.
     Ils mettent longtemps à mourir, et ils gardent les morts debout jusqu’à la chute en poussière.
     Ils se flattent de leurs longues branches, pour s’assurer qu’ils sont tous là, comme les aveugles. Ils gesticulent de colère si le vent s’essouffle à les déraciner. Mais entre eux aucune dispute. Ils ne murmurent que d’accord.
     Je sens qu’ils doivent être ma vraie famille. J’oublierai vite l’autre. Ces arbres m’adopteront peu à peu, et pour le mériter j’apprends ce qu’il faut savoir :
     Je sais déjà regarder les nuages qui passent.
     Je sais aussi rester en place.
     Et je sais presque me taire.




A écouter : trois des textes mis en musique par Ravel et chantés par Bruno Laplante ("le paon", "le grillon" et "le cygne").


Accueil                Jules Renard