Loup. Extrait d'Histoire naturelle, Pline l'Ancien, 77-78

coquillage


Pline l'Ancien, Caius Plinius Secundus (Ier siècle ap. J.-C) est l'auteur d'une Histoire naturelle en 37 volumes qui n'a jamais cessé d'être lue depuis sa parution, en 77-78 de notre ère. Sa première traduction en français date de la Renaissance (Antoine du Pinay, 1562).
A nos yeux, l'ouvrage ressemble à une encyclopédie dans laquelle l'auteur a rassemblé toutes les connaissances de son temps, de la géographie à la botanique, de l'astronomie à la géologie, de la médecine aux arts. C'est ce que disait, dans sa préface ("l'Encyclopédie des Anciens", faisant nommément référence à l'oeuvre de Diderot et de D'Alembert), Poinsinet de Sivry, qui en procure une édition bilingue , en 12 volumes, entre 1771 et 1782.
Après avoir présenté le monde physique (Livres II à VI), étudié l'homme dans le livre VII , Pline consacre le livre VIII "aux autres animaux et en premier lieu aux animaux terrestres" (VIII, 1)
Il commence par l'éléphant, puis les serpents, puis les grands prédateurs dont le lion (VIII, 18). Il en vient enfin au loup (VIII, 80-84), après avoir évoqué des animaux dont le regard est dangereux :




Vase grec

Dolon couvert d'une peau de loup pour espionner les Achéens (Iliade, chant X)
Lécythe (vase à parfum) à figures rouges, vers 460 av. J.-C., Musée du Louvre.
Dans l'Iliade, le loup est associé à la guerre.



Mais en Italie1, on croit aussi que le regard des loups est néfaste et que s'ils voient un homme avant d'en être vus, ils lui ôtent la voix pour un moment. L'Afrique et l'Egypte2 produisent des loups petits et faibles, les régions plus froides des loups violents et féroces. Nous devons résolument tenir pour fausse la croyance selon laquelle des hommes se changeraient en loups puis reprendraient leur forme, ou bien il faudrait croire toutes les histoires dont tant de siècles nous ont dévoilé le caractère fabuleux. Mais d'où vient que cette croyance soit tellement enracinée dans le peuple qu'on emploie comme injure l'expression d' «homme qui change de peau»3 ? Nous allons l'indiquer. Evanthès4, un auteur grec qui n'est pas à négliger, écrit que, selon les Arcadiens5, un homme appartenant à la maison d'un certain Anthus est tiré au sort par sa famille et conduit près d'un certain étang de la région ; qu'après avoir suspendu ses vêtements à un chêne, il traverse cet étang à la nage, s'en va dans des lieux déserts, se transforme en loup et se joint à la troupe de ses congénères pendant neuf ans. S'il est resté éloigné de l'homme durant cette période, il revient vers le même étang et, après l'avoir traversé à la nage, reprend sa forme initiale mais en ayant vieilli de neuf ans ; en outre, ce qui est encore plus fabuleux, il reprendrait ses mêmes vêtements. Il est étonnant de voir jusqu'où peut aller la crédulité grecque. Il n'est point de mensonge si impudent qu'il ne trouve quelqu'un pour l'attester. Ainsi Scopas6 raconte que Démaenétus de Parrhasié, lors d'un sacrifice de victimes humaines que les Arcadiens faisaient encore à cette époque en l'honneur de Jupiter Lycéen7, goûta aux entrailles d'un enfant immolé et se transforma en loup ; ayant repris sa forme d'athlète dix ans plus tard, il s'exerça de nouveau et fut vainqueur au pugilat à Olympie. Mieux encore, on croit dans le peuple qu'un minuscule poil de la queue de cet animal contient un philtre d'amour et que, lorsqu'il est pris, le loup jette ce poil qui n'est efficace que s'il est arraché à un individu vivant. On pense que la durée de son accouplement n'excède pas douze jours dans toute l'année ; qu'il mange de la terre quand il est affamé ; que, parmi les augures, il n'en est pas de plus favorable que de voir un loup couper la route sur la droite avec la gueule pleine. Dans ce genre d'animaux, on trouve aussi les loups qu'on appelle "cerviers", tel celui venu de Gaule qui fut exhibé lors des jeux de Pompée le Grand, comme nous l'avons dit8.  On affirme que si cet animal tourne la tête en mangeant, quelque affamé qu'il soit, il se met soudain à oublier sa nourriture et s'en va chercher autre chose." (Histoire naturelle, traduction Stéphane Schmitt, Pléiade, 2013)



1. Au temps de Pline (Ier siècle), l'Italie correspond à la partie sud (la Calabre) de l'Italie actuelle. La distance géographique, par rapport à Rome, indique sans doute une distance intellectuelle vis-à-vis de cette croyance, encore que l'on y puisse lire aussi une réaction de peur où le saisissement à la vue du prédateur rend muet.
2. la notation zoologique est exacte.
3. en latin "versipellis" = loup-garou.
4. sans doute Néanthès de Cyzique, dit Stéphane Schmitt  (Pléiade, 2013), un philosophe grec du IVe s. av. J.-C.
5. Arcadiens : habitants de l'Arcadie, région montagneuse du Péloponèse que Pline décrit rapidement au livre IV, 80.
6. "Copas qui Olympionicas scripsit" un historien grec inconnu, qui a écrit sur les victoires aux jeux Olympiques.
7. Jupiter lycéen (Zeus Lycœus) , par association du dieu et de la montagne Lycée, en Arcadie, au sommet de laquelle se trouvait un autel consacré au dieu. L'enceinte en était interdite. Un animal s'y réfugiant ne pouvait être poursuivi par les chasseurs.
8. Il s'agit du lynx qu'il a décrit quelques temps avant (VIII, 70) : "C'est lors des jeux de Pompée le Grand que l'on montra pour la première fois le chama, que les Gaulois appelaient «rufius» et qui avait un aspect de loup avec des taches de pard."



Auparavant, Pline s'est débarassé de la louve romaine, en VIII, 61 "Quant aux enfants allaités par des bêtes sauvages après avoir été exposés, comme les fondateurs de notre ville l'ont été, dit-on, par une louve, je pense qu'il est plus juste d'attribuer ces faits à la grandeur de leur destin qu'à la nature des bêtes."
Pline suit ici Tite Live qui, dans son Histoire romaine (I, 4), rationalise l'aventure en voyant dans la louve, l'épouse du berger Faustulus, Laurentia, "une prostituée à qui les bergers avaient donné le nom de Louve". L'animal envoyé par le dieu Mars, père supposé des jumeaux, a bien sûr, une tout autre allure.
Un peu plus loin, il rapporte les pratiques des Gaulois qui font croiser des chiennes, en les attachant dans les forêts à l'époque des ruts, et des loups pour améliorer la race "et leurs meutes ont chacune pour guide et chef un individu issu d'un loup. Les autres chiens l'accompagnent à la chasse et lui obéissent ; en effet, ces animaux entretiennent entre eux des liens d'autorité." (VIII, 148)
Une localisation négative : "Sur le mont Olympe, en Macédoine, il n'y a pas de loups ; il n'y en n'a pas non plus en Crète." (VIII, 227)
Autre information dans le livre des oiseaux (X, 23), à propos des éperviers qui partagent le gibier avec les chasseurs  : "Les loups font quelque chose de semblable près du Palus Méotide1 : en effet, s'ils ne reçoivent pas leur part des pêcheurs, ils déchirent les filets que ceux-ci ont tendus." (c'est Aristote qui le raconte).

1. la Méotide, au nord de la mer d'Azov, habitat des Scythes, sur le territoire de l'Ukraine aujourd'hui.

monnaie
revers d'un denier d'argent de Sextus Pompée (vers 137 avant notre ère) représentant, sous le figuier, la louve et les jumeaux,  Romulus et Remus.



Comme en VIII, 83, Pline rappelait les pratiques de magie auxquelles peut se prêter le loup, il y revient à plusieurs reprises ; d'abord à propos des dents (XI, 166) : "On se sert de la canine droite du loup dans les rituels magiques." ; puis dans le livre sur "les remèdes tirés des animaux" (XXVIII, 157) "On dit qu'un museau de loup qu'on a laissé vieillir s'oppose aux maléfices ; c'est pourquoi on le cloue sur la porte des fermes. On pense que la peau entière du cou, portée en manchette, procure aussi le même effet : de fait, la puissance de cet animal est telle que, outre ce que nous avons rapporté (en VIII, 80-84), ses empreintes provoquent l'engourdissement des chevaux qui les piétinent." Et un peu plus loin, dans le même livre (XXVIII, 257) : "Une dent de loup attachée sur eux empêche les terreurs des jeunes enfants et les maladies de la dentition, un effet également produit par la peau de loup. On dit que les grandes dents de cet animal, attachées sur des chevaux, rendent ceux-ci infatigables à la course"
Enfin dernière notation : "le foie de loup ressemblerait au sabot d'un cheval ; les chevaux qui suivent les traces d'un loup en portant un cavalier en crèveraient." (XXVIII, 263)



COMMENTAIRE

Il est important de noter d'abord que ce texte va avoir une très longue postérité. Jusqu'au XVe siècle, il a été le texte le plus répandu en Europe. Des écrivains comme Aulu-Gelle (Les Nuits attiques, IIe siècle), ou Isidore de Séville (VI/VIIe siècles) lui sont redevables , eux-mêmes servant de relais entre Pline et le Moyen-Age. Ils alimentent les connaissances diffusées, en particulier, dans les bestiaires. Encore au XVIe siècle, le Dictionnaire des épithètes de Maurice de La Porte (1571) emprunte à Pline les quelques informations qu'il fournit sur l'animal : "Le regard du loup est dangereus, de sorte que s'il choisit l'homme le premier, il lui fera pour lors perdre la parole. En un an il n'est en rut que douze jours, et quand il a faim il mange la terre." (Cité par Jean Pruvost, Le loup, Honoré Champion,2010) Et les superstitions dont fait état Pline sont encore répertoriées dans l'Encyclopédie de Diderot/D'Alembert, par exemple: "On prétend que les hochets faits avec une dent de loup sont très utiles pour rendre la dentition plus aisée aux enfans ; & que si on leur fait porter des dents de loup en amulette, ils ne sont point sujets à la peur. "
A la lecture de Pline, la première chose qui frappe est la disproportion entre les deux types d'informations, celles relatives à l'animal en termes de zoologie et celles des croyances associées au loup. Il est vrai que, dans son "sommaire", l'auteur décrivait le contenu de ses paragraphes ainsi : "Des loups. D'où vient la fable des hommes qui changent de peau."
Sur le plan zoologique, les informations sont réduites. Il est d'abord question de la taille : les loups sont plus petits dans le sud (Afrique, Egypte), ce qui est exact. Il y a bien des loups au nord de l'Afrique,  quoique longtemps considérés comme des chacals, il s'agit bien de loups de petite taille (Canis lupus lupaster, qu'il faut peut-être d'ailleurs envisager comme une sous-espèce particulière, Canis Anthus, ou loup doré d'Afrique), leur poids, en moyenne, tourne autour de 16 kg ; ils sont plus gros dans le nord, où se trouvent, en effet, les spécimens les plus majestueux de Canis lupus lupus, loup gris (cf. Landry, Le Loup, 2017), avec une moyenne de poids de 50 kg, ce qui n'interdit pas des animaux bien plus lourds. Plus on remonte vers le nord, dans le peuplement lupin, plus les animaux sont grands et lourds. Peut-être, d'ailleurs, Pline a-t-il eu l'occasion d'en voir lorsqu'il participe à une campagne militaire en Germanie en 47-48.




Fournival

enluminure tirée du Bestaire d'amour de Richard de Fournival (vers 1245) : le leu (loup) illustre la rencontre amoureuse, le premier qui regarde subjugue l'autre.


La durée du rut : une douzaine de jours, confirmée par les observations biologiques (cf. Landry, p. 138) ; et quelques mots de répartition géographique en précisant deux régions où n'existeraient pas de loup, en Macédoine, sur le mont Olympe, et en Crète, ce qu'explique son insularité.
    A mi-chemin de la zoologie et des croyances, deux faits qui relèvent de la familiarité, celui des croisements opérés par les Gaulois dont l'objectif est d'améliorer les qualités de leurs chiens de chasse, et celle des Scythes de la région en bordure de la mer d'Azov (le Palus Méotide) qui paient, en quelque sorte, un tribut aux loups, ce qui incite à imaginer que, comme dans la légende du loup de Gubbio, nourrir les loups revient à avoir la paix avec eux, et qui revient aussi à signaler les capacités d'adaptation du prédateur à son environnement.
      A noter qu'il ne propose aucune description physique de l'animal, aucune information sur son habitat ni sur ses moeurs. Quelle explication en donner ? Peut-être l'animal est-il si connu que ce type d'informations est jugé dispensable ? Peut-être aussi n'est-il pas vraiment connu, pas davantage qu'il ne le sera dans les siècles suivants puisqu'il faut attendre le XXe s. pour que démarrent vraiment les observations, d'abord sur des loups en captivité, puis sur des loups en liberté, dans le nord des Etats-Unis et au Canada.
      Toutes les autres notations sont relatives aux diverses croyances touchant à l'animal, à commencer par celle qui est le plus longuement évoquée, la possible transformation d'hommes en loups.
Il est intéressant autant que surprenant de constater que l'animal, en lui-même, comme prédateur, n'est pas évoqué, sinon indirectement par son caractère dangereux pour les chevaux : que les traces de loup engourdissent les chevaux, voire les font crever (c'est-à-dire mourir d'épuisement), ou que les crocs attachés à un cheval le rendent particulièrement véloce. Quoique ces remarques soient inscrites dans un contexte de magie, elles pourraient aussi relever de l'expérience. Les chevaux courent parce que l'odeur du prédateur les fait fuir ou ils s'immobilisent pour la même raison. La peur, pour l'animal, comme pour l'homme, pouvant s'exprimer dans le double registre de l'immobilité (figement) ou de la fuite ; poursuivre des loups est, par ailleurs, une entreprise épuisante, compte tenu de l'endurance de l'animal.
Le poil et les dents sont les deux autres caractères de l'animal qui sont associés à la magie. Autrement dit, ce sont des particularités biologiques : fourrure et grandes dents (crocs) qui retiennent l'attention. Qu'un poil de la queue d'un loup puisse jouer son rôle dans un philtre d'amour peut conduire sur plusieurs pistes, celle des croyances (erronées, comme nous le savons aujourd'hui) en la disponibilité sexuelle du loup qui couvrirait toutes les femelles, ce qui en ferait un parangon de la puissance masculine, ou celle venue de l'observation qui montre que le loup est monogame, fidèle à sa compagne, et soucieux de sa progéniture.  Ce qui ferait de la préparation, un philtre identique à celui que la mère d'Iseut prépare, quelques siècles plus tard, afin de garantir un heureux mariage à sa fille en rendant celui qui le boira avec elle, qu'elle suppose devoir être le roi Marc,  indissolublement uni à elle. Le philtre tient ses promesses, mais c'est avec Tristan qu'elle le boit, par accident.
Quant aux dents, elles jouent un double rôle, celui d'effrayer, mais aussi celui de l'identification. Mettre l'enfant en contact avec elles l'aidera à avoir lui-même une dentition efficace. De même la fourrure en rappelant l'animal dangereux éloigne le mal. Longtemps encore, les dents de loup seront perçues comme un remède à la peur, puisque J-B Thiers rapporte des habitants du Perche, au XVIIe s. qu'ils "portaient sur eux des yeux ou des dents de loup"  pour se prémunir contre le peur (cité par Delumeau, La Peur en Occident, p. 10).
     Quant aux loups garous, Pline insiste sur l'absurdité de telles croyances, à deux reprises : " Nous devons résolument tenir pour fausse la croyance [...] ou bien il faudrait croire toutes les histoires dont tant de siècles nous ont dévoilé le caractère fabuleux" avant de l'évoquer,  puis ensuite "Il est étonnant de voir jusqu'où peut aller la crédulité grecque. Il n'est point de mensonge si impudent qu'il ne trouve quelqu'un pour l'attester." pour introduire sa seconde anecdote.
Il renvoie donc cette croyance à la tradition, par là à la superstition, et l'exclut de la rationalité. Il note, cependant, qu'elle est si bien ancrée qu'elle est la source d'une insulte.
     Le loup est l'horizon du monde civilisé, le monde habité et contrôlé par l'homme, le loup appartient au vaste inconnu de la nature sauvage. Ce que semble conforter l'attitude des Romains lorsqu'un loup s'aventure dans la ville (cf.  Jean Trinquier, "Les loups sont entrés dans la ville"). La référence à l'Arcadie va en ce sens. Si Pline ne reprend pas le mythe de Lycaon, les deux anecdotes qu'il rapporte ont toutes deux trait à l'Arcadie.
L'Arcadie est une région montagneuse du Péloponèse. Les Grecs en faisaient la patrie du dieu Pan. C'est une région qui paraissait encore "ensauvagée" puisqu'on lui prêtait l'existence de sacrifices humains. Mais progressivement, par une sorte de retournement, elle devient une région "idyllique" où les hommes vivent encore une vie pastorale et harmonieuse, cf. Virgile, Bucoliques. Image qu'elle conserve dans la littérature et la peinture française, à partir de la Renaissance, cf. Poussin, "Et in Arcadia ego".
L'Arcadie apparaît ainsi comme l'espace d'une différenciation homme / animal non encore pleinement accomplie, puisque l'homme peut retrouver quelque chose de son animalité en franchissant la frontière de l'eau. Cette faculté se rencontre, plus tard, dans les contes populaires (le conte des cygnes, recueilli par les frères Grimm), voire dans la littérature, comme dans le lai de Marie de France, Bisclavret. De l'homme au loup, du loup à l'homme, les différences sont moins importantes que les similitudes.
Toutes ces histoires de "changeurs de peau" sont répandues dans nombre de cultures, et dans l'hémisphère nord, l'animal emblématique de ces transformations est le loup. Hérodote le rapporte à propos d'un peuple au nord de la Scythie, et il s'agit probablement d'une évocation non comprise à l'initiation, et/ou au chamanisme ; les indiens Pueblos, aux USA, y voient la marque même de la sorcellerie.

Au fond, ce que Pline nous dit, dans cette rapide évocation du loup, c'est que l'animal réel a moins d'importance que les fantasmes qu'il engendre. Incarnation de la puissance, de la force, il est en quelque sorte le double dangereux de l'homme.



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