Petits suicides entre amis, Arto Paasilinna, 1990/2003

coquillage


Ce roman d'Arto Paasilinna a été publié en 1990 en Finlande mais n'a été traduit en français qu'en 2003, par Anne Colin du Terrail, comme les autres romans du même auteur.

Petit détour :

Tout le monde se souvient sans doute du début de l'essai de Camus, Le Mythe de Sisyphe (1942), mais ne perdons pas l'occasion de le rappeler :



Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux : il faut d'abord répondre. Et s'il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu'un philosophe, pour être estimable, doive prêcher d'exemple, on saisit l'importance de cette réponse puisqu'elle va précéder le geste définitif. Ce sont là des évidences sensibles au coeur, mais qu'il faut approfondir pour les rendre claires à l'esprit.
Si je me demande à quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je réponds que c'est aux actions qu'elle engage. Je n'ai jamais vu personne mourir pour l'argument ontologique. Galilée qui tenait une vérité scientifique d'importance, l'abjura le plus aisément du monde dès qu'elle mit sa vie en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher. Qui de la terre ou du soleil tourne autour de l'autre est profondément indifférent. Pour tout dire, c'est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu'ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d'être vécue. J'en vois d'autres qui se font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de vivre (ce qu'on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions ? Comment y répondre ?



C'est à cette quetion que s'attaque le roman de Paasilinna. C'est dire si c'est une question grave et urgente. Comme il s'agit d'un roman, et non d'un essai, les questions et les réponses (ou leurs tentatives) s'incarnent dans des personnages.
Peut-être, par ailleurs, l'idée doit-elle quelque chose à Robert Louis Stevenson qui imagine un Club du suicide dans ses Nouvelles mille et une nuits (1882) dont l'idée lui aurait été donnée par son cousin, Robert Alan Mowbray Stevenson, qui avait ajouté celle d'un train "qui, partant de la gare londonienne de Charing Cross une fois par mois, emporteraient ceux qui sont las de la vie, dans une ultime fête, avant de les précipiter, en bout de ligne, du haut des falaises de Douvres..." (Charles Ballarin, notice pour Les Nouvelles mille et une nuits, Pléiade). Stevenson, il est vrai, ne gardera rien de cette idée ludique.
Mais il n'est pas exclu que Paasilinna ait trouvé l'idée excellente.




Arto Paasilinna

Arto Paasilinna (date et photographe  inconnus)


Une fable burlesque

La fable commence par la rencontre de deux hommes, (le lendemain de la Saint-Jean) dans la même grange abandonnée qu'ils ont choisi pour se suicider. L'un, entrepreneur (Onni Rellonen, la cinquantaine) dont les entreprises font faillite les unes après les autres (il en est à la quatrième) comme son mariage, prétend se tuer avec un revolver ; l'autre, un militaire, colonel, (Hermanni Kempainnen) se sent inutile dans l'armée, ne se remet pas de la mort de sa femme (cancer) et se prépare à se pendre. L'absence de privacité pour cet acte, le leur fait remettre. De discussions en saunas, en collations, en partage de boissons, en baignades, les deux hommes se découvrent tant de points communs qu'ils en deviennent amis et décident de repousser leur projet et de mettre au service d'autrui ce qu'ils viennent de découvrir, l'amitié et l'échange.
Ne trouvant pas d'appui dans les organismes officiels pour joindre leurs semblables, les suicidaires, ils passent une annonce dans un quotidien et reçoivent plus de réponses qu'ils ne l'imaginaient. Débordés et ne sachant comment s'en tirer face à cette abondance de courrier, ils trouvent, parmi les épistoliers, une femme qui pourrait avoir les qualités d'une secrétaire, Helena Puusaari, flamboyante rousse de 35 ans. Les trois associés vont organiser une rencontre de ces candidats au suicide, un "Symposium de suicidologie" à Helsinki, dans un restaurant qui offre des salles de réunions .





première édition

Première de couverture de l'édition Denoël, 2003. Le roman est maintenant disponible en Folio sous des couvertures déprimantes de réalisme.

A partir de là, s'engage un récit qui tient du roman picaresque (personnages hauts en couleur, et tribulations sur les routes), et du burlesque au sens strict du terme puisque présentant des réalités graves sous leur aspect le plus trivial, le plus comique. Le roman répond, à sa façon, à la fameuse question "Peut-on rire de tout ?", et il répond fermement "oui !" et surtout de ce qui nous fait peur, de ce qui nous touche tous directement. Chaque lecteur s'est posé, se pose, ou se posera, cette question "ma vie vaut-elle d'être vécue ?" La réponse du roman est sans détour, "si elle ne le vaut pas, change-la !".
Après le symposium, un groupe constitué d'une vingtaine de personnes décide de ne plus se quitter et d'organiser un suicide collectif, ce qui, "économiquement" (démonstration faite par Onni Rellonen), présente bien des avantages.
Au milieu de ces personnes qui n'ont plus de raisons de vivre, deux individus détonnent. Seppo Sorjonen (qui vient directement de La Cavale du géomètre) serveur du restaurant séduit par la beauté d'Helena, défini comme "empêcheur de déprimer en rond" par les autres membres du groupe, et qui décide de les accompagner ; Uula Lismanki, riche éleveur de rennes lappon, animé par la curiosité, dit-il, mais tout en lui est mystérieux, qui affirme tout de go n'avoir nulle intention de se suicider.
Le roman se déploie sur 34 chapitres et un épilogue. Il semble difficile de faire rire sur un sujet pareil, dont par ailleurs le roman ne minimise jamais la gravité, sinon en quelques occasions où les réclamations et les plaintes des personnages s'apitoyant sur leurs vies relèvent de l'enchaînement de clichés. En contrepoint, les expériences du groupe qui va parcourir, à grande vitesse, la Finlande et une grande partie de l'Europe (de la Finlande au Cap Nord en Norvège, puis descente vers la Suisse, enfin destination Cap Saint Vincent, au bout du Portugal) , et les récits de Seppo Serjonen, relèvent toujours du particulier, du concret, du sensible autant que du sensuel, souvent dans des circonstances loufoques. En cours de route, le groupe décide de se constituer en une sorte de club, l' "Association libre des mortels anonymes", faut-il ajouter que tout un chacun pourrait rejoindre une telle association.
Comme dans la vraie vie, il ne passe rien dans ce roman. Il se contente de raconter un parcours, un voyage, s'inscrivant par là dans une des métaphores essentielles par lesquelles l'être humain tente de se comprendre, celle du voyage de la vie. Si la vie est un voyage, un parcours de la naissance à la mort, alors ce voyage particulier, qui dure, en gros, un mois, en est l'image exacte. Les difficultés ne manquent pas, les rencontres inattendues non plus, les réponses tout aussi inattendues pour les surmonter, mais aussi les plaisirs qui s'offrent en chemin, à l'encontre de ce que les personnages imaginaient, finissent par construire une "leçon" de vie. Par ailleurs, les histoires de Seppo, le jalonne ainsi, de l'évocation de la naissance et de l'enfance, à celle du mariage, célébration de la vie, après être passé par le danger, l'attention à la beauté qui permet de vaincre, et en ayant intercalé entre le premier et le dernier de ses récits heureux, une sordide histoire de meurtre.


Au passage, Passilinna épingle, à son habitude, avec verve, les travers de nos sociétés contemporaines, leurs dysfonctionnements. L'équipée sauvage ( ils ont trouvé un chauffeur de bus suicidaire pour les convoyer) de nos personnages déclenche l'inquiétude de la police finlandaise, ce qui nous vaut quelques pages friandes sur la bureaucratie et l'obsession du complot.
Inutile de dire que les raisons de vivre vont l'emporter sur les raisons de mourir, ce qui n'est pas dévoiler grand chose car l'incipit du roman contient l'explicit :



Les plus redoutables ennemis des Finlandais sont la mélancolie, la tristesse, l'apathie. Une insondable lassitude plane sur ce malheureux peuple et le courbe depuis des milliers d'années sous son joug, forçant son âme à la noirceur et à la gravité. Le poids du pessimisme est tel que beaucoup voient dans la mort le seul remède à leur angoisse. le spleen est un adversaire plus impitoyable que L'Union soviétique*.
Mais les Finlandais sont une nation de guerriers. Ils ne capitulent pas. Ils se rebellent, encore et toujours, contre la tyrannie.

* L'Union soviétique (L'URSS) : l'organisation ne sera dissoute qu'en décembre 1991.






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