Ceux de 14 : Maurice Genevoix, 1950

coquillage


A la mémoire de Gaston Saurel



Genevoix, 1915

Verdun, février 2015
"[...] et je pose, devant le rideau peint à l'huile, herbes vagues en camaïeu sous des nuages en volutes harmonieuses.
"Levez la tête... Un peu en avant, la jambe gauche... L'air martial, que diable, lieutenant!"
Je résiste ; M. Anselme s'obstine, traîne ses savates jusqu'à moi, me palpe la tête, autoritaire, pousse mon pied, redresse mon menton, esquisse un sourire-modèle, me met en place par petites retouches, comme un mannequin articulé."
Complété par ces quelques lignes après les premiers combats aux Eparges, quand il va chercher les photos :
"M. Anselme peut être fier de lui : les mains dans les poches, la jambe gauche un peu en avant, l'air martial, que diable ! je suis, dans ma vareuse trop courte, un beau lieutenant de carte postale."

Les Eparges (Points, Seuil, 2007, p. 619 et 706)


L'auteur :

     il naît à Decize, près de Nevers (Nièvre), le 29 novembre 1890. Ses parents sont commerçants, et s'installent, peu de temps après sa naissance, à  Chateauneuf-sur-Loire dont est originaire sa mère. C'est une petite ville (un peu plus de trois mille habitants alors) sur la rive de la Loire (comme son nom l'indique), à 30 km en amont d'Orléans. Il a un frère cadet né en 1893. L'enfance de Genevoix est donc plus campagnarde qu'urbaine et sa sensibilité aux paysages comme à la vie de la nature (faune et flore) s'y forge. Enfance heureuse interrompue par la mort de la mère, en 1903. Une douleur jamais totalement apaisée.
Ecole communale à Châteauneuf puis lycée à Orléans. D'excellents résultats incitent ses professeurs à l'orienter vers l'Ecole Normale Supérieure, et il est envoyé en classe préparatoire au lycée Lakanal, à Paris. Il passe le concours en 1911 et intègre l'ENS, rue d'Ulm, en section Lettres. Un avenir de professeur se dessine pour le jeune homme, et son diplôme de fin d'études porte sur "Le réalisme de Maupassant", mais il n'aura pas l'occasion de passer l'agrégation car la guerre éclate alors.
     Il est mobilisé le 2 août 1914 comme sous lieutenant au 106e d'infanterie et gagne la caserne de Châlons-sur-Marne. Affecté dans le secteur de Verdun, il est grièvement blessé pendant la bataille des Eparges (que raconte aussi Jünger au début d'Orages d'acier), le 24 avril 1915. Après sept mois d'hôpitaux divers, il est réformé avec 70% d'invalidité (Michel Bernard, le préfacier de l'édition de 2013 de Ceux de 14, dit 80%), il a perdu l'usage de sa main gauche.
De retour rue d'Ulm, le secrétaire général, avec lequel comme d'autres normaliens, il avait correspondu en lui envoyant ses premières rédactions relatives à son expérience de soldat, l'encourage vivement à en tirer un livre, ce sera Sous Verdun, publié en mai 1916, quelques mois à peine avant la publication du Feu de Barbusse. D'autres volumes suivront, Nuits de guerre (1917), Au seuil des guitounes (1918), La Boue (1921), et Les Eparges (1923).
En 1919, il est atteint de la "grippe espagnole" qui va faire des ravages (Apollinaire en meurt), mais il en réchappe. Il a renoncé à son avenir de professeur, refusé de passer l'agrégation, et décidé de se consacrer à l'écriture. La guerre a changé les hommes qui y ont survécu et, au sein de tant de choses mauvaises et terribles, elle en a eu aussi, rares, mais réelles, quelques bonnes — comme le dit un personnage des Nuits de guerre — elle a fait de Genevoix un écrivain.
Il s'installe à Châteauneuf-sur-Loire et écrit. Dès 1920, il s'essaie au romanesque. En 1925, Raboliot, qui est son cinquième roman, reçoit le prix Goncourt.
Au cours d'une de ses marches (Genevoix aime marcher), il découvre à Saint Denis-de-l'Hôtel, au lieu dit Les Vernelles, une très vieille maison, en bord de Loire, qu'il achète et vient habiter, après la mort de son père, en 1929.
Il écrit avec régularité, et il est alors un romancier fort admiré. Il puise ses sujets dans la nature qui l'environne. C'était déjà le cas avec Raboliot, ce l'est encore avec La Dernière harde, 1938, ou La Forêt perdue, 1967, ou encore les trois volumes des Bestiaires, 1969-1971, mais aussi dans les voyages qu'il entreprend. Lui qui voulait, jeune homme, aller enseigner à l'étranger, découvre l'Afrique en 1934 où il retourne en 1947, puis en 1954.
Il se marie, en 1937, avec Yvonne Louise Montrosier, médecin, qui meurt un an plus tard.
En 1939, il fait un assez long séjour au Canada où il apprend la déclaration de la guerre. De retour en France, il va s'installer chez ses beaux-parents, dans l'Aveyron et ne revient aux Vernelles qu'en 1943. Cette année-là, il se remarie avec Suzanne Neyrolles elle-même veuve avec une fille, Françoise. En 1944, naît leur fille Sylvie.
Il est élu en 1946 à l'Académie française dont il devient, en 1958, le secrétaire perpétuel et, faisant mentir son titre, il démissionne en 1974 pour retourner aux Vernelles et écrire le temps qu'il lui reste à vivre. Il aura été un académicien très actif, défenseur et promoteur de la langue française, un ancien combattant tout aussi actif pour que la mémoire des hommes de 14-18, morts et survivants, reste vive dans le coeur de leurs descendants.
Il meurt en 1980, après une vie d'écrivain bien remplie que la postérité a sans doute eu tort d'oublier si vite.

Le 11 novembre 2020, ses restes sont transférés au Panthéon. L'hommage, à travers lui, s'adressant à "Ceux de 14", comme le disent les discours officiels.



    


Christopher Nevinson

Christopher Nevinson (1889-1946), La Mitrailleuse, novembre 1915, huile sur toile (Tate Gallery)

Le livre

Cinq livres en un
En vérité c'est de cinq livres qu'il faut parler, publiés entre 1916 (Sous Verdun) et 1923 (Les Eparges). Les trois autres ont été publiés respectivement en 1917 (Nuits de guerre), 1918 (Au seuil des guitounes) et 1921 (La Boue).
Genevoix les rassemble en 1949 sous le titre global de Ceux de 14 qu'il dédie alors, dans sa totalité, "A mes camarades du 106 / En fidélité / A la mémoire des morts / et au passé des survivants." Les diverses parties conservant, par ailleurs, leurs dédicaces particulières. Il y adjoint un avant-propos dans lequel il insiste sur sa volonté de témoigner ("le témoignage que je relate") et justifie les corrections qu'il a apportées pour en "rendre plus sensibles la cohésion et l'unité."
Ceux de 14 se présente en quatre parties, Au seuil des guitounes (1918) et La Boue (1921) ayant été fondus en une seule partie initulée La Boue.
Le livre trouve son origine dans les carnets qu'emporte avec lui le jeune officier, comme bien d'autres soldats d'ailleurs. Il y note rapidement, au jour le jour, dans le premier, ce qui le frappe et, dans le second, lorsqu'il a un peu de temps, il commence à rédiger ces notes pour les rendre vivantes, dira-t-il. Enfin, la troisième étape consiste à recopier et envoyer, dès l'automne 1914, au secrétaire général de l'ENS, Louis Dupuy, ces sortes de compte-rendus d'une expérience de l'histoire en cours. Selon Michel Bernard (qui préface l'édition Flammarion de 2013), ce dernier devra insister longuement pour conduire Genevoix à transformer cela en livre. Il ne finit par accepter qu'en décembre 1915. Mais le premier volume est écrit très vite et publié en mai 1916, titré Sous Verdun et dédié à la mémoire de son ami le lieutenant Robert Porchon, jeune saint-cyrien tué aux Eparges, le 20 février 1915. Le volume est consciencieusement "blanchi" par la censure qui fait sauter phrases, paragraphes et pages entières. Il est précédé d'une préface d'Ernest Lavisse, historien et alors directeur de l'ENS.
La censure n'épargnera pas davantage, en 1917, Nuits de guerre, dédié, lui, à 4 de ses camarades normaliens.
Mais Genevoix continue son travail et 1918 voit paraître Au seuil des guitounes, lui aussi dédié à des camarades tombés. Il faut attendre 1921 pour le quatrième volume, La Boue (dédié à son père) et enfin le cinquième et dernier en 1923, Les Eparges, dédié aussi à un camarade de combat.


Un témoignage sur la guerre ?
C'était l'avis radical de Jean Norton Cru (Témoins, 1929) qui l'opposait à bien d'autres en cela, en particulier au Feu de Barbusse (1916) et aux Croix de bois de Dorgelès (1919) qu'il rangeait dans "la littérature", autant dire du côté du non fiable. Et pourtant, leur succès à tous deux a largement dépassé celui des livres de Genevoix, preuve s'il en est besoin que les lecteurs s'y retrouvaient, à tous les sens du terme.
La querelle est bien vaine toutefois, à moins de réduire la littérature au romanesque, car les livres de Genevoix relèvent de la littérature tout autant que les deux autres, sinon seuls les historiens le liraient, en quête de documents. Or les récits de Genevoix ne sont pas que des documents, et parfois, il advient que lecteur prenne l'écrivain en flagrant délit de littérature, si la littérature consiste dans le "mentir-vrai" cher à Aragon (autre ancien combattant). Ainsi, dans Nuits de guerre, lorsque, par un miraculeux hasard, c'est le jour même où son camarade Davril a ramené des douceurs de Verdun, complètement détruites par sa chevauchée, qu'arrive (au dessert, moment propice), dans la chaleureuse famille qui les accueille à Monts-sous-les-Côtes,  le premier colis de Genevoix avec cigarettes, bonbons et chocolats. Vrai ? faux? quelle importance, puisque les sentiments, eux, ne peuvent qu'être vrais, un petit bonheur épisodique mais profond, un moment de gentillesse partagée.
Témoigner, oui, mais sans les outils de l'écrivain, sans sa capacité de mettre en mots (et le lexique de Genevoix est particulièrement riche et précis), d'organiser, d'entrelacer notations météorologiques, observations du cadre (villages, collines, paysages divers, encore intacts ou tragiquement ramenés à une surface lunaire, dépourvue de végétation, trouée de tous les cratères des diverses bombes, bourbeuse, mortifère), portraits des hommes, dialogues, réflexions personnelles, que resterait-il du témoignage ?
Chacun des livres est d'ailleurs soumis au double régime du témoignage et de la littérature. Ils sont, tous les cinq, divisés en chapitres titrés, le titre donnant le thème dominant ; mais sous ces titres viennent des dates précises qui couvrent le parcours du narrateur depuis "mardi 25 août, Châlons-sur-Marne" jusqu'au "24-25 avril", c'est-à-dire depuis la mobilisation jusqu'aux blessures et à l'évacuation ; mais la littérature n'est pas non plus absente de ce qui paraît si objectif. Le premier volume a des allures de journal : les jours datés s'y succèdent à l'intérieur d'un même chapitre, alors que déjà dans le deuxième, les jours ont disparu, les dates encadrent une durée, par exemple "9-13 octobre" pour le premier chapitre. C'est ainsi jusqu'au dernier. Pour le récit des combats des Eparges, dates précises et durées alterneront. Ces choix relèvent aussi de la signification, le temps glisse dans un présent répétitif, celui du morne quotidien où se reproduisent les mêmes gestes, les mêmes activités ou celui de la violence extrême qui efface tout aussi bien des repères appartenant à un autre monde, si loin, qu'il a cessé d'avoir vraiment un sens. La guerre est un épouvantable présent que seule structure la plus ou moins grande distance de la mort à l'oeuvre.
Norton Cru appréciait aussi la rigueur des localisations.
Et en outre, en quoi il avait bien raison, la précision et la netteté des descriptions, celles des hommes comme celles des choses, celles des événements et des petits faits, la progression et la modification des sentiments du scripteur tant à l'égard de la guerre, qui se déroulait avec sa participation (exaltation des premiers mois, puis progressive déperdition d'énergie, amertume aussi), que des hommes qui l'entouraient. Entre Sous Verdun et Nuits de guerre, la différence est sensible, ne serait-ce que dans l'écoute plus attentive des soldats, en particulier de Pannechon, son ordonnance, mais des autres aussi auxquels il dessine toujours un visage, en quelques traits rapides faisant de chacun un individu particulier, dont il rapporte les remarques, les drôles, les tristes, les folles, les sensées, les désespérées, parfois les optimistes.



La guerre d'un écrivain

Une trajectoire individuelle
Il n'est sans doute pas étonnant que Barbusse et Dorgelès aient trouvé davantage de lecteurs que Genevoix. Ils parlaient de l'expérience du plus grand nombre, les fantassins ordinaires, ceux dont les corps, littéralement dépecés souvent, avaient jonché les champs de bataille, ceux dont la misère avait été si grande dans ces mois d'hiver, dans le froid, la pluie, la boue.
Car enfin, guerre dure, terrible, monstrueuse, mais il y a des degrés dans le vécu, et celui du fantassin ordinaire (Dorgelès, Barbusse) n'est pas celui des officiers. Pour les premiers pas de chambres en ville (si l'on peut dire) lors des cantonnements, des granges, encore heureux quand elles ne fuient pas, pas de "popote", la "roulante", sans parler du mépris qui, malgré bien des efforts de la part de l'auteur, affleure malgré tout souvent. Il veut être un bon officier, et il a dû l'être, mais il est un officier et ils sont la "masse" à manoeuvrer. L'amitié n'existe qu'entre pairs, et même dans la tranchée, il y a les uns et les autres ; fraternité de combat, oui, égalité, non. Barbusse n'avait pas tort, la lutte des classes était aussi dans les tranchées.
Mais là encore, la progression permet de nuancer. Entre les réactions du jeune officier menaçant les hommes prêts à céder à la panique et le lieutenant des Eparges qui file en cachette avec son ami Dast rejoindre les brancardiers, "Chaque soir, chez la mère Brize, nous allons Dast et moi, retrouver les brancardiers. Nous y allons en nous cachant : les brancardiers sans galons sont « des hommes » ; il ne faut pas — c'est défendu — être trop familier avec les hommes.", il semble que des siècles se soient écoulés. La guerre a aussi cette conséquence, elle fait vieillir.
Même chose pour ce qui regarde l'ennemi. Sous Verdun est, parfois, aujourd'hui, difficile à lire en raison d'une xénophobie violente, alors que dans Les Eparges, l'écrivain transcrit une lettre trouvée sur un soldat allemand mort, pour y lire, l'identité qu'il y a entre ces hommes et lui.



Otto Dix

Otto Dix, La danse des morts (eau-forte de la série de gravures intitulée La Guerre), 1924, Historial de la Grande guerre, Peronne


On voit, par ces deux exemples, que la trajectoire que dessine Ceux de 14 conduit de ce que l'on pourrait appeler une simplicité initiale : "mon pays est attaqué, je dois le défendre" et mourir s'il le faut,  dans un imaginaire cornélien "Mourir pour la patrie est un si digne sort / Qu'on briguerait en foule une si belle mort." (Corneille, Horace, II, 3), à une complexité finale où se battre reste un devoir, mais un devoir pesant, horrible, et qui a perdu la plus grande partie de son sens.
Les hommes sont littéralement de la chair à canon, puisque le guerre devient de plus en plus une affaire de machines, dans laquelle ceux qui sont sur le terrain n'ont rien à dire, juste à tuer quand on leur en donne l'ordre, et à être tué. A plusieurs reprises la hiérarchie impose de "tenir" quand tout a rendu la position intenable, y compris des décisions aussi absurdes que celle de laisser tranquillement les  Allemands fortifier leurs propres positions aux Eparges.
Ainsi des soldats, blessés en 14 et jugés pour être arrivés aux postes de secours sans justification et partant accusés de s'être mutilés et condamnés à un an de prison, jugement indulgent faute de preuve, d'autres auront moins de chance, fusillés ("un des nôtres" dit Robert Porchon en entendant le bruit de la fusillade). L'indignation éprouvée par l'auteur est grande, mais c'est tout. On ne saura pas s'il est intervenu.
Une sensiblité exacerbée
Et puis, pour nous lecteurs bien éloignés de ces souffrances (un siècle nous en sépare), il y a dans ces pages autre chose que la guerre, une sensibilité qui s'affine, un oeil qui voit tout, les blessures certes des hommes, les cadavres mutilés, l'impuissance devant la souffrance, mais aussi les mouvements de panique, la terrifiante confrontation des blessés descendant des lignes et des soldats qui y montent, les populations jetées sur les routes, fuyant, leurs vies détruites, les maisons de famille abandonnées sans retour, livrées au pillage et à la dégradation de ceux qui, par ailleurs, n'ont guère le choix ;  mais encore ce qu'il reste de beauté ici ou là, dans un ruisseau qui court, dans les grands bois encore intacts, dans le ciel d'un crépuscule ou d'une aurore, dans le retour du printemps, dans la nature têtue qui recommence, malgré tout. Une sensualité tactile, gustative, auditive extrêmement forte qui ne perd rien de ce qu'elle reçoit, perçoit, la forme d'une feuille, l'éclat d'une lumière dans un sous-bois, le chant d'un oiseau, tous les bruits infernaux de la guerre en action, et le bonheur de sentir des draps sur son corps, ou la saveur d'une omelette au lard.
C'est en grande partie grâce à cette sensibilité que le lecteur peut partager l'expérience du narrateur, et frémir autant que s'apitoyer en même temps que comprendre qu'il restera toujours en-deçà de ce que furent vraiment ces neuf mois pour lui, sinon qu'ils ont accouché d'un écrivain et d'un écrivain qui "témoignera" toute sa vie de la splendeur (et de la fragilité) de la vie et du vivant.
Ce que Genevoix arrive magnifiquement à transmettre c'est à quel point la guerre est dans le même instant une aventure collective (mêmes souffrances, mêmes dangers pour tous) et une histoire solitaire (chacun ne peut affronter que seul la peur, la mort).




A découvrir
: la liste des auteurs et des oeuvres picturales ayant retracé les moments de la Grande Guerre sur Wikipédia.
A l'occasion de l'entrée au Panthéon de l'écrivain, les émissions que lui a consacré France Culture.



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