La Forêt perdue, Maurice Genevoix, 1967

coquillage



Contexte


   Ce roman est écrit entre 1965 et 1966. Maurice Genevoix est alors secrétaire perpétuel, depuis 1958, de l'Académie française où il a été élu en 1946. Il partage sa vie entre Paris et sa province natale, sa maison des Vernelles, près de Saint-Denis-de-l'Hôtel, dans cette région où il a passé son enfance (à  Châteauneuf-sur-Loire, quelques sept kilomètres à l'est), non loin de la Sologne qu'il a célébrée dans tant de récits. Sa sensiblité au monde des arbres, des animaux, s'y est sans nul doute forgée. Elle transparaît déjà fortement dans ses premiers récits, Raboliot, par exemple, ceux relatifs à la Grande guerre et rassemblés sous le titre de Ceux de 14. Et il le dit lui-même : "C'est le pays de mon enfance, et l'enfance est la saison de la vie où se constitue ce fonds dans lequel un écrivain peut puiser indéfiniment. Ce pays m'envoûta par mille liens lents à tisser. Mes livres sont nés de cette amitié, de cette confiance…" (interview accordée à Paris-Match en 1976)
     Peut-être est-ce le livre dans lequel Genevoix qui a, alors, 76 ans, retrouve les chemins de son enfance, le temps des enchantements forestiers, comme il le fera pour les animaux dans ses trois Bestiaires, à peine postérieurs (1969-1971).
Le texte longtemps difficile à trouver a été republié en 2015 par GF dans l'édition de Jean Dufournet qui fournit l'appareil critique (préface, entretien avec Genevoix, lexique et bibliographie).
    C'est un beau conte de mort et de vie qu'aucun amoureux des arbres et des forêts ne pourra oublier une fois lu. Moins encore ceux qui, dans leur mémoire, ont aussi une forêt "perdue" sous des étendues de béton.



Genevoix

Maurice Genevoix, mai 1969, aux Vernelles (détail). Photo Patrice Habans / Paris Match






automne

Forêt en automne

Le titre

Car ce titre est à lui seul une énigme.
Jean Dufournet nous apprend qu'il n'a pas été trouvé immédiatement. Le dossier de Genevoix correspondant au roman porte pour titre "Le cerf de Chérupeaux", d'autres titres apparaissent contenant tous le mot "cerf". L'accent était donc mis sur l'animal, d'abord, comme les autres documents du dossier le montrent, dont le dernier poème des Chimères (Nerval) "Vers dorés". Peut-être Genevoix a-t-il pensé qu'il avait publié un roman portant le titre La Dernière harde (1938) et qu'il ne fallait pas donner l'impression de revenir sur ses propres brisées. La forêt a donc pris le pas sur l'animal.
"Perdue", pourquoi ? comment ? par qui ? Perdue parce que disparue ? Perdue, parce qu'il est impossible de retrouver son emplacement, comme le "pays sans nom" du  Grand Meaulnes ? Perdue, parce que les hommes ne savent pas (ou plus) entrer en contact avec elle, n'y voyant plus que des terrains à  exploiter, du bois, des matières qu'ils croient inertes, ne sachant plus y respirer le vivant ? Perdue, comme l'enfance parce qu'il est impossible de rebrousser le temps ? Perdue pour quelques personnages dans une histoire particulière, à un moment précis du temps, ou perdue pour tous les hommes depuis des temps immémoriaux ? Le lecteur entre dans le récit pour résoudre cette énigme.

Le récit

Il est précédé d'un bref avant-propos qui le fait naître d'une histoire rapportée à propos d'un cerf de la forêt et de la phrase conclusive "On ne sait pas quel âge il avait. Il est mort de sa belle mort." Ce sera donc un conte surgi du désir de retrouver l'animal légendaire. Il se déploie en 14 chapitres brefs, mais sur une longue durée, puisque l'histoire commence lorsque l'héroïne a deux ans et se termine après son mariage et la naissance de son enfant, elle a alors 20 ans. 
Il raconte l'histoire de deux jeunes hommes, deux chasseurs, élevés ensemble quoique de condition sociale différente, obsédés par la forêt qui limite les terres des humains et qu'ils veulent conquérir et dominer, et de la fille du premier à qui il sera donné ce qui leur est refusé.
      Cela se passe il y a très, très longtemps, ou hier ou demain, puisque nous entrons dès les premières pages dans les territoires de l'imaginaire : "Le pays où je vous mène est peut-être de par ici, mais il est d'un autre règne. Comment vous dire ? Ça pourrait être de ce côté-ci de la Loire touchant à la grande forêt gauloise.Ça pourrait, aussi bien, être de l'autre côté de l'eau, en tirant vers le Berri, dans une Sologne plus écartée et plus sauvage. Mais, surtout, l'histoire me vient du fond du temps, si reculée par-delà les années que même les plus vieux d'autrefois en avaient perdu le souvenir."


Cet incipit pose en même temps l'ordre du conte (un conteur : Je - me / la présence de l'auditoire : vous / le caractère oral de l'intervention grâce à la question rhétorique / le temps et le lieu non définis) et celui de la forêt dont l'indétermination, avec les quatre adjectifs "grande," "gauloise" ,"écartée", "sauvage", renvoie à ce qui serait une forêt primitive, une forêt de l'origine.
La suite permet au lecteur de situer cette histoire dans un lointain Moyen-Age, lui aussi plus imaginaire que réel, évoquant souvent des miniatures ou des enluminures, par la finesse et la grâce de ses descriptions, par leurs couleurs aussi.



Les personnages :


La forêt : c'est d'abord elle qui est présentée, en opposition avec le monde des humains, c'est-à-dire un monde domestiqué, modelé, producteur. Elle n'est pas une forêt mais LA forêt, la synthèse de toutes les forêts connues ou rêvées. "C'était seulement la forêt, je vous dis, la plus vraie, qui vivait sa vie hors des hommes dans ses lointaines profondeurs d'arbres." C'est un forêt qui est proche de celle des romans du XIIe siècle où se perdent les chevaliers poursuivant des cerfs blancs, qui y rencontrent des ermites, ou y traînent leur folie, comme Yvain dans Le Chevalier au lion.
Les paysans n'en approchent pas, seuls les chasseurs y pénétrent. Elle a les caractéristiques d'une forêt primaire puisqu'elle abrite des espèces très différentes. "Hors de nous, immense et toute vivante, tissée de siècles, nourrie du vieil humus de ses milliards de feuilles tombée, toute fermée, toute serrée sur son soleil et sur son ombre [...]". Elle commence par des pins mêlés de bouleaux, se continue par "la futaie sans fin des grands charmes, comme une armée de géants" qui précède celle des hêtres. Les deux chasseurs du récit ne peuvent aller plus loin. Le coeur de la forêt est constitué de chênes, de "chênes vénérables", enfermant une clairière. La description progressive de sa découverte par les deux chasseurs est d'une grande beauté, car cette "conquête" (c'en est une, car la forêt se défend d'abord avant d'être pour sa plus grande partie vaincue et soumise : "Jusqu'au plus loin de la futaie des charmes, la forêt portait maintenant leurs marques", y compris celle des brûlis "Ces grandes balafres, bleues de cendres, c'était là leur royaume dérisoire.") retrace d'une manière, certes poétique, ce qui a sans doute été l'avancée des hommes sur la forêt du temps où elle dominait encore la terre.
Le cerf : personnage à l'origine du récit, il reste important, mais important par rapport aux hommes. Ce n'est pas un conte animalier. Comme Genevoix le note en 1972, sur les dessins de ses bestiaires "Le génie du bois" c'est lui, "le roi de la forêt" dit La Brisée. Il s'agit d'un animal exceptionnel. Dans les yeux de La Brisée, il apparaît comme un imposant mâle de 18 cors "comme deux arbres sur la tête", de couleur "blonde et chaude, sombre sur l'échine, peu à peu pâlissant vers le ventre", des prunelles "dorées peut-être ou brun clair semé d'or."
Les deux chasseurs veulent ce cerf magique qui est, à leurs yeux, l'âme de la forêt. Le vaincre serait dominer la forêt, mais pas davantage le cerf que la forêt ne se laissent dominer, et le cerf se défend avec efficacité.
Face à la nature incarnée par ces deux entités, il y a les humains :

dessins de Genevoix

dessins de Genevoix illustrant l'édition Plon de ses trois Bestiaires, 1972.


Abdon, le seigneur de Chérupeaux  "Sans être vieux, il était déjà sur l'âge. Trapu, sanguin, porté naguère aux promptitudes, il était devenu bonhomme..." Il est veuf. Il est lui aussi chasseur, c'est un privilège seigneurial, mais il a renoncé à la forêt, sans qu'il explique jamais pourquoi, sinon au lecteur qui a accès à ses pensées ; à cause de Waudru, il a "respecté la forêt pour qu'il y ait un monde sans hommes, sans armes d'hommes, où la vie et la mort ne voient point transgresser leurs lois..." Il chasse, en plaine, avec ses oiseaux. Il a eu deux fils, morts à la guerre, Il lui reste le plus jeune, Bonavent, une fille abbesse d'un couvent,  et une petite fille, Florie, à laquelle il est très attaché.
Ludgarde : la jeune épouse de Bonavent, "malade depuis ses couches". Son rôle est peu important sinon pour expliquer la beauté de sa fille et la souffrance de son jeune mari amoureux, veuf avant de l'être vraiment.
Bonavent : "Grand, svelte, beau comme saint Georges, les yeux larges et pleins de feu, l'humeur sombre..." Après la mort de Ludgarde, obsédé comme La Brisée, il va passer sa vie à chasser, autrement dit à chercher à forcer la forêt pour en obtenir le secret.
La Brisée : le "double" sombre de Bonavent. Il est piqueux, "responsable des chiens et de leur conduite à la chasse". Comme son seigneur, obsédé par le grand cerf. Il devient le mentor de Florie.
Florie : la petite fille que l'histoire voit grandir "blonde aux yeux bruns", aussi fascinée par la forêt que son père ou le piqueux, mais l'abordant bien différemment. Idolâtrant son père, très proche de son grand-père, elle a reçu d'eux deux sortes d'enseignement, la mise en garde de son grand père mais aussi la passion de son père. Ele est donc le personnage qui va pouvoir opérer la synthèse.
Wautru : personnage mystérieux qui passe à la fois pour simple d'esprit et pour sorcier et qui a tout du lutin, un "petit homme","Une face couleur de brique, maigre, camuse et barbue". Il est apparu plus tard que les autres dans le projet. Dans le monde du récit, il surgit tout aussi inopinément pour s'interposer devant le meurtre, l'enfant qui pèche un poisson, La Brisée qui tue un sanglier, mais aussi pour protéger, dans la mesure du possible, les humains ; on ne sait pas grand chose de lui. Comme le grand cerf, il peut apparaître comme l'esprit de la forêt, comme le médiateur qui pourrait apaiser les relations de l'homme et de la forêt, ce que d'une certaine manière, il a réussi avec Abdon.





Ivan Shishkin
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Ivan Shishkin (1832-1898), Clairière dans une forêt de chênes, 1896.

Une fable religieuse ou une fable écologique ?

Jean Dufournet, en merveilleux médiéviste qu'il était, suit la piste de la quête du Graal. Il est indéniable que le récit semble souvent faire écho aux romans, aux lais des XIIe et XIIIe siècles, en particulier parce que sa langue mêle avec bonheur archaïsmes et régionalismes ; que le violent désir qui habite tant Bonavent que la Brisée, atteindre le secret de la forêt, pourrait être comparé à la quête des chevaliers tentant de trouver le Graal, autrement dit se lançant dans une quête mystique, quête de la vérité, d'une vérité que seule la mort dévoile. Et le cerf est bien la créature qui ouvre les portes de la mort, peut-être naissance à la vraie vie. De fait, dans nombre d'écrits religieux médiévaux, le cerf est une figure christique. Par exemple, la légende de saint Hubert raconte comment chasseur impénitent, il poursuit un cerf porteur d'une croix entre ses bois, et se convertit. Brueghel en a peint la vision. D'autres saints ont connu la même expérience. Ces vies de saints permettraient alors de justifier les massacres auxquels se livrent Bonavent et La Brisée, ce serait la voie du péché, au terme de laquelle, ils découvriraient leur rédemption.
Mais le cerf blanc dans la littérature médiévale est aussi signe de féerie, et lorsque Florie le rencontre, à son tour, elle "s'immobilisa, interdite et comme féée." (faé/féé = enchanté au sens propre, soumis à un charme), c'est-à-dire signe d'un autre monde, non pas transcendant, comme dans le christianisme mais immanent. Florie, entrant dans la forêt, sans armes, sans cheval, sans chien, fait bien l'expérience d'une communication avec un autre monde : "Au-delà de ce que voyaient ses yeux — les colonnes des chênes assemblés, leur épaisse et grise écorce, les noeuds de leurs racines et la puissance de leur plongée, — elle voyait ce qui restait caché, de toute part mêlé à la forêt."


La communion de Florie ne se fait pas avec une divinité mais avec la nature même, la vérité qu'elle découvre est celle de l'unité du monde, des plantes aux animaux et aux hommes. La vérité et la nécessité de la forêt. Le vivant est une seule et unique totalité et elle découvre qu'il n'y a qu'une vérité : l'amour, celui de toutes les créatures. Si bien que l'on pourrait peut-être lire ce roman comme une variation sur le bref récit de Plutarque, revu et corrigé par Michelet, plutôt que Rabelais, rapportant la mort du grand Pan. Le christianisme a voulu en finir avec la nature : "On se figurait que, la Nature étant morte, morte était la tentation. Troublée si longtemps de l'orage, l'âme humaine va donc reposer." (La Sorcière, GF, p. 45). Mais il n'est pas besoin d'une religion pour cela, les activités humaines y suffisent qui n'acceptent pas les territoires vierges de leur emprise. Les hommes veulent s'approprier la nature, mais ce faisant, ils la tuent. Si bien que la forêt est "perdue", à la fois au sens de "disparue", mais aussi au sens de condamnée à mort. Les hommes ne peuvent vivre sans les forêts, Chateaubriand le disait déjà, et cependant ils continuent à les détruire et avec elles les écosystèmes (comme nous disons aujourd'hui) dont les humains font aussi partie.





Pour découvrir les univers forestiers :
A lire : Jacques Brosse, Mythologie des arbres, Plon, 1989
Robert Dumas, Traité de l'arbre. Esai d'une philosophie occidentale. Actes Sud, 2002,
Robert Harrison, Forêts. Essai sur l'imaginaire occidental. Flammarion, 1992, Champs essais, 2010. Traduit de l'américain, Forests : the Shadow of Civilization,  par Florence Naugrette
Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres, Les Arènes, 2017, traduit de l'allemand par Corine Tresca
L'Arbre-monde (The Overstory), Richard Powers, 2018, traduit de le l'anglais (Etats Unis) par Serge Chauvin
Mais aussi le poème de Victor Hugo, "A Albert Dürer", dans Les Voix intérieures, 1837.
A regarder et écouter : une conférence de Francis Hallé (12 octobre 2013)




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