La Sorcière, Jules Michelet, 1862

coquillage





Nadar

Michelet photographié par Nadar, 1856

Un étrange objet livresque

Conte ? Etude historique ? Essai ? Roman (c'est le terme que privilégie Barthes) ? tout cela sans doute.
Dans un avis pour la deuxième édition, chez Lacroix, à Bruxelles (décembre 1862, mise en vente en janvier 1863), Michelet se défend d'avoir fait autre chose qu'un livre d'historien : "Des livres que j'ai publiés, celui-ci me paraît le plus inattaquable. il ne doit rien à la chronique légère ou passionnée. Il est sorti généralement des actes judiciaires." [C'est l'auteur qui souligne]
Et si Michelet éprouve la nécessité de se défendre à l'orée de son texte, c'est que sa réception a été controversée. Hachette au moment de le publier renonce à mettre en vente le livre, inquiet de son contenu. Michelet se tourne alors vers Hetzel qui prend le livre, mais avise son auteur, le 11 novembre, qu'il est question d'une saisie. L'écrivain censure alors son texte (un passage dans l'introduction, un autre au chapitre IX de la seconde partie, signale Viallaneix). Le livre est mis en vente, 9000 exemplaires qui s'enlèvent aussitôt, mais surgit, quelques jours après à peine, une menace d'interdiction, et Hetzel abandonne l'idée d'un nouveau tirage. Michelet se tourne alors vers Lacroix. Même chez des proches, le livre apparaît comme une terrible bizarrerie.
Il faut dire que le sujet abordé est doublement sulfureux, il s'agit de "sorcellerie", autant dire de culte du "diable", de "satan", dans un pays qui reste encore fortement religieux, et beaucoup s'inquiètent des curiosités pas nécessairement historiques ni rationnelles qu'il va éveiller, et il s'agit aussi du "féminin" comme les premiers mots de l'introduction le clament : "Nature les a faites sorcières" dont les guillemets signalent qu'il s'agit d'une citation.
Le livre est composé de deux parties, comprenant chacune 12 chapitres. Il est précédé d'une introduction et suivi d'un épilogue, de "notes et éclaircissements" et d'une bibliographie intitulée "Sources principales". Ce paratexte, pour utiliser la notion élaborée par Genette, souligne la volonté historienne de l'auteur et s'organise en autant de garde-fou dressés contre le romanesque. Et pourtant...
Si la construction du livre paraît aller dans le même sens, suivant une ligne diachronique, retraçant la généalogie d'un personnage, la sorcière, depuis le haut Moyen Age, jusqu'aux débuts du XVIIIe siècle où se tiennent les derniers procès, elle est quelque peu battue en brèche par la rédaction de cette généalogie, car, pour la retracer, Michelet a "fondu" ses sources documentaires (dont les fameux manuels d'inquisition enseignant à identifier les sorcières) dans un récit poétique dont l'héroïne, comme le titre l'indique, est une figure de l'imaginaire, et non un être concret, historiquement défini. Il y a des sorcières, dans des temps historiques précis, créatures  différentes les unes des autres, mais toutes vouées au feu, et il y a LA sorcière qui les subsume toutes.


Si le livre obéit à cette injonction que se donnait l'auteur, dans son Journal, le 30 janvier 1842 : "Il faut entendre les mots qui ne furent dits jamais, qui restèrent au fond des coeurs [...] Il faut faire parler les silences de l'Histoire, ces terribles points d'orgue, où elle ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques", il fait bien autre chose aussi. Par exemple, éclairer, d'une certaine manière, cette tentation constante des sociétés fondamentalement masculines dans leurs pensées et leurs visions du monde qui associent si rapidement les femmes à des sorcières, effectives ou potentielles, et dont la fin du siècle de l'historien revisitera la figure à travers celle de la femme fatale, plus tard de la "vamp" cinématographique. De la sorcière séductrice (magicienne comme Circé) à la vieille femme, laide et mauvaise, des contes, la sorcière dessine toujours la silhouette des troubles et des peurs masculines devant les inquiétants pouvoirs que détiendraient les femmes.




1987

couverture de l'édition Jean de Bonnot de La Sorcière, 1987, qui reprend une édition illustrée par Martin van Maele, 1911.
L'illustrateur renoue avec une très ancienne tradition rattachant les sorcières à Diane/Artémis/ Séléné/Hécate, toutes déesses associées à la lune.

Retour sur une rédaction

En 1860, Michelet a publié son 7e volume de l'Histoire de France consacré aux temps modernes, Louis XIV et la révocation de l'Edit de Nantes. Il a lu les comptes rendus de procès en sorcellerie qui ont particulièrement marqué la fin du XVIe et le XVIIe siècle, avec encore un retour au XVIIIe siècle, ceux des sorcières basques en 1609-1610, celui de Gauffridi en 1610, ceux des possédées de Loudun, en 1632-34, ceux des possédées de Louviers, 1633-1647, celui de mademoiselle de La Cadière en 1730-1731. Ces procès et leur analyse sont l'objet de la deuxième partie du texte de La Sorcière. S'ils composent cette deuxième partie, c'est sans doute parce que l'historien s'est demandé en les lisant, comme le fait tout lecteur, comment on en est arrivé là. Comment s'est construit cet imaginaire qui conduit à ce double personnage de la sorcière et de l'ensorcelée, qui souvent se découvre être le même. Il lui faut reprendre cette histoire de bien plus loin. Il va donc consacrer sa première partie à cette enquête qui est en même temps une quête et une construction. Et sans doute, comme souvent avec Michelet, y a-t-il quelque chose qui relève de l'illumination, de l'éclair ; au lieu de percevoir (comme il l'avait fait dans L'Histoire de France) la sorcière comme un témoignage de l'obscurantisme (misère et ignorance), elle est regardée sous l'angle du féminin comme la cristallisation des espoirs et des peurs de diverses sociétés.
Dans son Journal, il note le 22 décembre 1861 : "Mon brusque revirement sur la plan de mon livre (entre trois et six). Cette transformation, de l'imagination à la pitié, à la tendresse, enfin à la réhabilitation de la sorcière antique, me fut très agréable, très douce au coeur. Mon sujet rentrait dans l'humanité, au sein de la femme... J'écrivis le plan détaillé de La Sorcière."
Sans doute faut-il aussi tenir compte du fait que Michelet avait déjà consacré deux livres à sa réflexion sur le féminin, L'Amour en 1858 et La Femme, en 1859 et que la question du statut des femmes l'intéresse depuis longtemps ; n'avait-il pas publié en 1854 un livre consacré aux femmes de la Révolution ?
La question essentielle qu'il semble s'être posée est "A quoi sert une sorcière ?" ; une question qui peut se démultiplier et fabrique une problématique:  "Quelle est sa, voire ses, fonction[s] dans une société ?" Est-elle toujours la même au fil du temps ? dans des sociétés aux fonctionnements sociaux différents?" "Si, à la fin du Moyen-Age, à l'orée de la Renaissance (et si l'on en croit les historiens, c'est Michelet qu'il faut créditer de l'invention de ce concept), la sorcière est la prêtresse d'un anti-christianisme, adoratrice de Satan, en a-t-il toujours été ainsi?", "Qui est premier, la sorcière ou Satan ?" Sans compter, bien sûr, que le passé propose des cas particuliers, des sorcières (et des sorciers, par ailleurs), mais jamais la figure imaginaire qu'ils incarnent momentanément. Et d'ailleurs, autre question : "Pourquoi les sorciers, dont la présence est attestée, et tout autant redoutée, ne se sont-ils pas projetés dans une figure imaginaire masculine ?" Question que, curieusement, Michelet ne se pose pas, acceptant, lui aussi, d'emblée, que cette figure imaginaire ne peut être que féminine, ce qui en dit long sur la persévérance d'un fantasme.
Pour dessiner son personnage, Michelet va donc raconter une histoire. Il fait cela très bien et ses récits de procès dans la deuxième partie sont menés comme des romans avec des personnages, dont les portraits sont particulièrement parlants, des dialogues, du suspens, force émotions, des interprétations certes, mais inscrites dans une dramatisation spectaculaire où le sang et les larmes ne manquent pas.


La construction d'un imaginaire

Il va en faire autant dans la première partie (qui s'inscrit historiquement du début du haut Moyen-Age jusqu'à la veille du XVe siècle), en construisant son personnage en trois étapes clés : l'origine, dans les pratiques païennes héritées de l'antiquité à la fois lointaine et proche (et Michelet connaît bien ses classiques), l'époque de la communication avec les esprits de la nature et les lutins du foyer, l'époque de l'exclusion, de la mise à l'écart qui est en même temps l'époque de sa plus grande importance, celle de la "naissance de Satan". Chaque étape apporte au personnage des caractéristiques qui n'annulent pas les précédentes mais s'accumulent. Bien que la sorcière ne soit pas exactement l'héritière de la magicienne antique, elle a reçu de la tradition des savoirs et des savoir-faire. D'une certaine manière si le conte de Michelet nous fait voir la sorcière comme une création médiévale, il ne laisse pas non plus d'insister sur cette longue gestation souterraine qui va faire surgir de la serve, de la paysanne, cette figure vénérée et redoutée, donc souvent haïe, de la sorcière. Guérisseuse, sage-femme, consolatrice, pourvoyeuse de remèdes, voire de philtres (les maux du coeur ou de l'esprit méritent autant d'attention que ceux du corps), elle sait sur les femmes bien plus que tout homme, prêtre compris. Elle n'en est que plus inquiétante.
Lorsqu'elle est associée à Satan (ce qui semble bien davantage être le fait du discours religieux amalgamant hérésie et sorcellerie, ce sur quoi Michelet passe), l'écrivain lui donne la figure de la révolte. Son Diable est profondément romantique, comme sa sorcière, en révolte contre le statu quo et, par là même, à l'origine de tout progrès, particulièrement dans le domaine scientifique. Mais elle-même l'était déjà, de manière nesciente avant son association avec le diable. Quand le christianisme décrète la mort des dieux païens, elle en entretient discrètement la mémoire ; quand le monde féodal se ferme comme un piège sur les pauvres, les femmes inventent des compensations, les fées, les lutins... Des rêves qui, comme tous les rêves, permettent quand même de supporter, voire de changer la situation, de l'améliorer.
Plus tard, vers le XIVe siècle, devenue "la fiancée de Satan", elle vit dans les marges, pourchassée et rattrapée, torturée, exécutée. Elle n'en reste pas moins le recours ultime, celui des désespérées. Car dans l'imaginaire de Michelet, la sorcière, c'est d'abord l'exercice d'une sororité, pour aider souvent, pour se venger parfois.




Quelques repères chronologiques :

Début Xe siècle : Canon episcopi, Reginon de Prüm, archevêque de Trèves  [y rapporte des croyances qui font des sorcières des dévotes de Diane — Reginon voit dans les vols nocturnes des "rêves", fournis néanmoins par le diable]
XIIe siècle : Pierre Valdo (1140-1217) prêche la pauvreté
        1184 : Le Concile de Vérone excommunie ses adeptes, dits "Vaudois", c'est aux Vaudois que sont attribuées les premières histoires de "sabbat" [les réunions de sorciers et sorcières avec le diable qui ont lieu la nuit et où les participants se rendent en volant. Le terme témoigne de l'antisémitisme ambiant puisqu'il est emprunté à la religion juive]
        Les Vaudois sont antérieurs à François d'Assises (1181-1226) qui va, aussi, prêcher la pauvreté.
XIIIe siècle :
        1204 :  grand schisme, séparation de l'Eglise d'Orient [qui devient "orthodoxe"] et de l'Eglise d'Occident ["catholique" sous la direction du Pape]
        1208 = appel du pape pour la croisade contre les Albigeois [qui seront plus tard appelés "Cathares"].
        1232 = bulle papale contre la ville de Stedinger (Allemagne) accusée de sorcellerie ; elle contient une longue description détaillée du "sabbat".
        1244 = chute de Montségur [dernier réduit des Cathares] — bûchers sur place.
        1272 = Traité sur le mal (De Malo) Thomas d'Aquin
XVe siècle : 1420/1430, début de la "chasse aux sorcières"
        1459 : Arras
        1484 : bulle Summis desiderantes affectibus (Désireux d'ardeur suprême) qui donne à deux inquisiteurs, Sprenger et Institoris, tout pouvoir pour réduire la sorcellerie dans des diocèses d'Allemagne du sud.
        1486 : Le Marteau des sorcières (Malleus maleficorum, manuel d'inquisition de Sprenger et Institoris, les deux inquisiteurs du pape) (II, II)
XVIe siècle / XVIIe siècle :
        1562-1598 : guerres de Religion
        1580-1670 : vague de répression
1609/1610 : procès des sorcières basques (II, IV-V)
1610 : affaire Gauffridi (II, VI)
1632-34 : Les possédées de Loudun (II, VII)
1633-1647 : les possédées de Louviers (II, VIII)
1730 : Le père Girard et La Cadière (II, X à XII)

1682 : Édit de juillet 1682, la sorcellerie est ramenée à des questions de police (abus, escroqueries, ou crimes parfois) jugées comme telles, le reste est imputé à la superstition.





Le Champion des dames


enluminure en marge du Champion des dames, poème de Martin le Franc, 1451, représentant, comme le dit le surtitre, des Vaudoises (à la fois hérétiques puisque appartenant à l'hérésie de Pierre Valdo qui, avant François d'Assises, prêchait la pauvreté, et sorcières puisque volant l'une sur un balai, l'autre sur un bâton), manuscrit Fr. 12476, BnF






Henry Meynell Rheam

Henry Meynell Rheam (1859-1920), La sorcière (The Sorceress), aquarelle, 1898.

Elle fait penser à ce paragraphe de Michelet (I, 12): "[...] on l'admire trop et on en a tant peur! de cette toute puissante Médée, de ses beaux yeux profonds, de ses voluptueuses couleuvres de cheveux noirs dont elle est inondée."

Barthes fait remarquer, dans sa préface à La Sorcière, pour Le Club Français du Livre en 1959 (recueilli dans Essais critiques, Points-Seuil, 1981) qu'il est "le livre de prédilection de tous ceux qui aiment Michelet." Et il justifie cette passion par de nombreuses et solides raisons, mais sans doute peut-on y ajouter que c'est aussi parce que tous les "partis pris" de Michelet s'y exaltent (et par "partis pris" nous n'entendons pas blâmer Michelet car ils sont une grande part de ce qui fascine dans son écriture), comme aussi son talent inégalé pour "ressuciter", rendre sensible (parce qu'il l'est lui-même) les rêves, les attentes, les souffrances, les peurs voire les terreurs d'hommes et de femmes soumis à des conditions de vie extrêmement dures, que les pouvoirs (le seigneur, l'Eglise) endurcissent encore, et dans lesquels, pourtant, souffle l'esprit de révolte et des aspirations qui nous les rendent, par delà le temps et l'espace, fraternels.

L'Eloge des femmes

Bien sûr, s'agissant de "sorcière", donc de femme, dominent deux sentiments qui sont peut-être inséparables, chez Michelet, l'admiration et la pitié. Pitié pour les malheureuses sorcières-ensorcelées, dont les procès relatent les souffrances, les misères, les malheurs, mais pitié aussi pour les malheureux paysans du féodalisme, et plus encore pour leurs femmes, quitte à colporter la légende d'un "droit de cuissage" que les historiens contemporains révoquent en doute. Mais surtout admiration pour les femmes qu'il n'est pas loin de proclamer supérieures aux hommes, en générosité, en courage, en imagination, en volonté, et quelquefois aussi, en cruauté.
Il glose ainsi d'entrée, la formule "Nature les a fait sorcières" : "— C'est le génie propre à la Femme et son tempérament. Elle naît Fée. Par le retour régulier de l'exaltation, elle est Sibylle. Par l'amour, elle est Magicienne. Par sa finesse, sa malice (souvent fantasque et bienfaisante), elle est Sorcière, et fait le sort, du moins endort, trompe les maux." (on notera les majuscules de respect)
Plus loin, lorsqu'il parle du rôle guérisseur des sorcières (I, IX), il note "[...] la femme est partout la pauvre Grisélidis, née pour épuiser la douleur, souvent battue, soignée, jamais.
Il ne faut pas moins que le Diable, ancien allié  de la femme, son confident du Paradis, il ne faut pas moins que cette sorcière, ce monstre qui fait tout à rebours, à l'envers du monde sacré, pour s'occuper de la femme, pour fouler aux pieds les usages, et la soigner malgré elle. La pauvre créature s'estimait si peu !... Elle reculait, rougissait, ne voulait rien dire. La sorcière, adroite et maligne, devina, pénétra. Elle sut enfin la faire parler, tira d'elle son petit secret, vainquit ses refus, ses hésitations de pudeur et d'humilité. Plutôt que de subir telle chose, elle aimait mieux presque mourir. La barbare sorcière la fit vivre." Il y a, dans ces images proches du cliché, tant de tendresse et d'émotion, une pitié si vraie pour le sort de Grisélidis, que le lecteur ne peut s'empêcher d'être ému et d'applaudir la sorcière de sa "barbarie".
Il accumule les questions rhétoriques, les exclamatives, les jugements de valeur pour louer leurs qualités, dont la curiosité, le courage, l'énergie ne sont pas les moindres. Elles conservent tout ce que les hommes perdent, le lien étroit avec la nature (les plantes, les lieux, les eaux), la mémoire des morts ; elles inventent les histoires, car Michelet les fait conteuses, ; elles ont souci des corps ; consolatrices, elles savent écouter, et en particulier celles que nul n'écoute, les autres femmes.

Le blâme de l'Eglise

Partout présent, il n'attend pas la deuxième partie et, en particulier, l'histoire de La Cadière qui lui donne le plaisir (visible) de clouer au pilori le jésuite séducteur de la jeune femme, pour s'en prendre à ce qu'il juge être son esprit mortifère. D'abord dans sa condamnation de la nature "Les premiers chrétiens, dans l'ensemble et dans le détail, dans le passé et dans l'avenir, maudissent la Nature elle-même. Ils la condamnent toute entière, jusqu'à voir le mal incarné, le démon dans une fleur." Ensuite, en jetant à la tête de tous les misérables des armées de démons, en les privant de toute échappatoire. Enfin, en organisant ce qu'on a appelé "la chasse aux sorcières". 


Le portrait que Michelet fait de Sprenger est un modèle du genre : "Voilà l'incontestable et solide mérite de Sprenger. Il est sot, mais intrépide ; il pose hardiment les thèses les moins acceptables. [...] Ce solide scolastique, plein de mots, vide de sens, ennemi juré de la nature, autant que de la raison, siège avec une foi superbe dans ses livres et dans sa robe, dans sa crasse et sa poussière."
Autant pour louer les femmes, Michelet n'avait pas assez de mots tendres, attendris, amusés parfois pour leurs débordements, autant pour fustiger l'Eglise et ses hommes, l'écrivain n'a pas de mots assez durs, d'ironie assez cinglante, de sarcasmes assez virulents. La sottise est encore le constat le moins brutal, portée par des anecdotes où l'absurde frise le ridicule et qui feraient rire si elles n'avaient entraîné tortures et bûchers.
Juste pour le plaisir, cette condamnation, dans l'introduction, de tous ces juges ecclésiastiques ou civils (ils partagent, bien sûr, la même idéologie : "enivrés et ensauvagés par le poison de leur principe") convaincus d'avoir toujours raison : "Il [le juge] n'a pas besoin, comme nous, de s'expliquer comment cette âme [celle des coupables], de degré en degré, peut devenir vicieuse. Ces finesses, ces tâtonnements, s'il pouvait les comprendre, oh! comme il en rirait, hocherait la tête. Et qu'avec grâce alors oscilleraient les superbes oreilles dont son crâne vide est orné !" La dernière phrase est une merveille de rythme où tous les mots sont autant de flèches empoisonnées.

Il est certes vrai que La Sorcière ne peut guère servir de document pour la compréhension d'un phénomène, la sorcellerie, mais le livre fournit des pistes de réflexion tout à fait riches et productives en raison même des partis pris de son auteur. Le christianisme, tel que l'Eglise le diffuse a joué un grand rôle dans cette histoire et d'autres que Michelet, longtemps après lui, ont montré à quel point la question de la sorcellerie est à rattacher à celle des hérésies, qui furent nombreuses et qui mettaient en danger le pouvoir même de l'Eglise. Si les hérétiques sont des sorciers, les sorciers sont des hérétiques, tout cela à mettre sur le compte de Satan, l'explication évitait les questionnements. Le pouvoir politique aussi n'a pas rechigné à s'en servir au besoin, une fois bien ancrée la peur des dits sorciers.
Michelet a eu aussi cette intutition que d'autres développeront (par exemple Jean Delumeau, 1978) que les sorcières fleurissent dans les temps mauvais, ceux de la peur, épidémies, famines, guerres, et sur un plan plus local, malheurs auxquels personne ne peut fournir d'explications, morts d'enfants, de bestiaux, mauvaises récoltes successives.
Enfin, naturellement, il apporte une contribution inestimable, et la première, à l'étude de cette figure de l'imaginaire, la sorcière, comme incarnation du féminin, car à lire le texte, le lecteur découvre le hiatus qui existe entre la sorcière et la sorcellerie. La pensée magique du monde occupe peu la réflexion de Michelet. En revanche, comme le titre l'indique, l'intéresse cette construction d'une figure imaginaire dont les conséquences s'inscrivent brutalement dans la réalité et la transforment.





Curiosité
: extraits d'un film d'animation japonais, Belladonna la sorcière, d'Eiichi Yamamoto, 1973, adapté du récit de Michelet.
A écouter : l'intervention de Michel Porret, professeur d’histoire moderne à l’Université de Genève, dans Concordance des temps, émission du samedi 8 février 2020,"Les sorcières, haïes et fascinantes" sur France culture.



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