Les Landes : réalité et symbole dans Thérèse Desqueyroux et La Fin de la nuit, François Mauriac, 1927 / 1935

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Fond de tiroir : le texte a été rédigé en 1981, dans le cadre du DEA de Littérature, à Paris III, Sorbonne Nouvelle, sous la supervision de M. René Guarguilo.




    
L'oeuvre romanesque de François Mauriac (1885-1970) présente aux lecteurs une remarquable constance thématique associée à une frappante répétition descriptive des lieux où le romancier campe ses personnages.
     Longtemps, et peut-être encore aujourd'hui, confortés par l'affirmation péremptoire de Claudel au moment du prix Nobel, en 1952, les critiques ont décrété Mauriac "romancier régionaliste", tant par les situations évoquées (tensions familiales) que par le cadre de ces situations, très généralement limité à la région bordelaise. Thérèse Desqueyroux (1927), son dixième roman, n'échappe pas à cette règle implicite et pourrait bien être, à ce niveau, sa plus belle réussite. Le cas de La Fin de la nuit (1935)1, suite et fin du "cycle" inauguré par le premier, est quelque peu différent puisque l'action se déroule, pour l'essentiel, à Paris, sans que pour autant, cependant, la tonalité landaise en soit évacuée. Nous avons employé le mot cycle, bien qu'il ne nous semble pas exactement approprié — même s'il est généralement associé à ces deux oeuvres — parce que le personnage de Thérèse hante son auteur à partir de 1927. Il figure dans un roman de 1930 : Ce qui était perdu ; on le retrouve dans deux nouvelles publiées en 1933 : Thérèse chez le docteur  et Thérèse à l'hôtel. La première de ces nouvelles se déroule à Paris et met Thérèse en présence d'un psychanalyste. Peut-être faut-il y voir une première tentative de l'auteur pour se débarasser d'un personnage encombrant, n'écrira-t-il pas dans la préface de La Fin de la nuit : "Depuis dix ans que, fatiguée de vivre en moi, elle demandait à mourir...", mais l'essai tourne court et liquide la psychanalyse par la même occasion : le médecin en sort ridiculisé et avec lui ce qui est perçu comme une pseudo-science. Malheureusement, il liquide aussi la nouvelle qui est de piètre qualité et prouve surtout que son auteur n'entendait pas grand chose à la psychanalyse.
     La deuxième nouvelle situe son action sur la Côte d'Azur et apparaît comme une tentative du même ordre mais dans un contexte de religiosité un peu pesant. L'échec est identique, pour le personnage et pour la nouvelle, quoique mieux venue que la précédente.
D'une certaine manière, il semble que Mauriac ne parvient à se débarasser de Thérèse qu'en la réinstallant au coeur des Landes où elle pourra attendre "la fin de la vie, la fin de la nuit".
     Si l'on peut donc retrouver dans tous les personnages de Mauriac cette figure multiple et unique dont Thérèse Desqueyroux est la plus fascinante incarnation: un être écartelé entre le désir d'être soi-même, un individu en quelque sorte sans appartenance, une confuse aspiration à ce qui pourrait être l'absolu, qui pourrait, qui devrait être Dieu (selon le voeu implicite de ses narrateurs successifs), et toutes les tentations d'un quotidien terrestre dans ses concupiscences2, on retrouve aussi un même univers dans lequel se déroule ce drame. Univers privilégié, circonscrit dans les limites du monde aquitain et le plus souvent réduit aux dimensions d'un triangle dont les pointes seraient Langon, Bazas et Saint-Symphorien : zone des petites landes, entre la Garonne et l'Océan, que le fleuve sépare des terres à vigne de la rive droite.
Comment ce paysage est-il intégré dans le texte au niveau de l'écriture et quelles fonctions remplit-il ? Telles sont les questions auxquelles nous voudrions apporter quelques éléments de réponse.

Les Landes : une réalité géographique reconstruite par la mémoire

    Les noms de lieux, de villes, cités tout au long des deux romans, permettent une localisation géographique très précise du cadre de la fiction.
Cette géographie se met en place dès les premières pages de Thérèse Desqueyroux. En sortant du palais de justice de la petite ville de B., une sous-préfecture dont son père, Jérome Larroque (industriel et propriétaire terrien), est maire et conseiller général (p.30), où se tient une foire le premier jeudi de chaque mois, Thérèse doit aller chercher la voiture qui l'attend sur la route de Budos (p. 8). Il lui faudra alors une heure de trajet, en passant par la descente du ruisseau blanc (p. 21) pour rejoindre la gare de Nizan où elle prendra un train qui s'arrêtera à Uzeste, puis à Villandraut avant d'atteindre Saint-Clair. De là, dix kilomètres, c'est-à-dire une heure de carriole lui seront nécessaires pour atteindre sa destination finale : Argelouse (p. 17)
    Ce voyage en chemin de fer qui la reconduit chez son mari se prête donc particulièrement bien à l'inscription d'un paysage réel que l'écriture masque et démasque dans le même mouvement.
     Tout se passe comme si Mauriac accumulait les points de repères, cadastrait le terrain, jouant subtilement du référent et de la fiction romanesque, pour mieux y enchâsser (ou y perdre) l'imaginaire.
     L'itinéraire décrit avec une telle précision démasque Saint-Clair en Saint-Symphorien, de même qu'il invite le lecteur à compléter le B. en Bazas. Cette graphie de l'initiale joue le rôle de caution réaliste : on ne cache que ce qui en vaut la peine. Ecrire B. permet d'affirmer, au premier chef, que l'on ne peut dévoiler le nom de la ville sous peine d'impliquer les acteurs de l'histoire et par là donner à entendre qu'il s'agit d'un fait réel et non d'une fiction. La réalité ainsi indexée de B. contamine l'ensemble du décor qui contamine, à son tour, les personnages et le récit. L'effet de réel se propage toujours en ondes concentriques.
     Mais en même temps, écrire B. revient à souligner l'interchangeabilité du référent. B., c'est n'importe quelle petite ville de province, dans le sud-ouest, puisque seuls le marché et les platanes de la place, la mousse des vieilles pierres, l'odeur de fournil et de brouillard lui donnent consistance :  caractéristiques qu'elle partage, ou pourrait partager selon la saison, à cette époque, avec quasi toutes les villes du sud-ouest de la France.
Ce cadre géographique ne varie pas au cours du récit. Il se précisera à travers des indicateurs que seront les noms propres : celui de la rivière, la Hure, qui arrose Saint-Symphorien. Ceux des métairies autour du même bourg dont Mauriac modifie la graphie en fonction de la prononciation : Silhet (Sillet), bergerie abandonnée où se retrouvent en hiver Georges et Marie dans La Fin de la nuit ; Vilméja (Villemegeat), résidence des Azevedo ; ceux des pinèdes : Mano, à l'ouest de Saint-Symphorien, Louchats, au nord, Balisac, au nord-ouest.
    Pourtant cette réalité concrète dont portent témoignage les cartes, que l'on peut parcourir à pied, en voiture ou en chemin de fer, est modifiée, altérée par une géographie imaginaire qui s'y superpose. Un premier indice de cette altération apparaît dans l'itinéraire de Thérèse au sortir du palais de justice où a été rendue son ordonnance de non-lieu. Le personnage va prendre son train à Nizan. Qu'elle n'utilise pas la gare de B. peut se justifier dans le cadre du roman, moins on la voit là, moins elle compromet la situation de son père. Mais pourquoi Nizan plutôt qu'Uzeste qui se trouve à la même distance et bien plus près de Saint-Symphorien ? La seule explication qui se puisse donner de cette distorsion imposée à une réalité que le narrateur a pourtant si soigneusement posée relève des impératifs de la mémoire affective. Ce trajet, peu logique dans la situation de Thérèse, correspond à celui qu'il faudrait faire en venant de Langon, c'est-à-dire de Bordeaux. On en pourrait dire autant des moyens de transport utilisés qui renvoient davantage au début du siècle qu'aux années 1920 (une calèche, le train puis  la carriole). Aller vers Argelouse, c'est toujours remonter le temps, pour Thérèse.
     C'est la route que prendra, à son tour, Bernard Desqueyroux, à la fin du premier roman, après avoir laissé sa femme à Paris, mais différemment : "L'auto l'attendrait le soir à Langon. Très vite, au sortir de la gare, sur la route de Villandraut, les pins commencent." (p. 173)
Vient confirmer cette hypothèse le traitement romanesque subi par Argelouse. Contrairement à Saint-Clair, le nom d'Argelouse n'est pas imaginaire. La localité existe, située à une vingtaine de kilomètres à l'ouest de Saint-Symphorien. Toutefois, les caractéristiques que lui donne le narrateur sont celles de Jouanhaut, résidence de vacances de la famille Mauriac pendant la jeunesse de l'écrivain. Toutes les proximités accordées à Argelouse, en particulier les métairies et les palombières où se rencontrent les personnages sont acccessibles de Jouanhaut, dans les conditions décrites, mais pas d'Argelouse, ou du moins avec une bien moindre facilité. L'auteur lui-même le confirme dans Commencements d'une vie (1932) : "Saint- Symphorien : des lagunes, des pins à l’infini. Ma grand-mère, née Lapeyre, venue de Villandraut, était issue elle-même, par sa mère, des Martin dont la maison transformée depuis un siècle en métairie, s’est écroulée cette année ; elle s’élevait dans ce quartier perdu de Jouanhaut que j’ai décrit, dans Thérèse Desqueyroux, sous le nom d’Argelouse. Aujourd’hui encore, Jouanhaut n’est relié au bourg que par une route impraticable."
     Ainsi les Landes dans lesquelles se situent la majorité des fictions mauriaciennes sont-elles essentiellement issues de souvenirs personnels embusqués sous l'apparente rigueur géographique. Ceci d'ailleurs n'échappait pas à l'auteur lui-même qui écrit dans Province (1926) : "La province nous fournit des paysages. Tu crois avoir perdu ton temps dans ces campagnes ; mais bien des années après, tu retrouves en toi une forêt vivante, son odeur, son murmure pendant la nuit. Les brebis se confondent avec la brume et le ciel du déclin des vacances, les palombes passent."
     Les lieux délimités par des noms référentiels donnent à ceux-ci une autre fonction que celle de dénoter un espace réaliste, ils sont bien davantage évocateurs d'une couleur, d'une saveur locale, comme les patronymes : Duros (l'avocat), Pédemay (le médecin), Deguilhem (Le fiancé d'Anne) et naturellement Desqueyroux.
     Il en va de même, d'ailleurs, des quelques régionalismes implantés dans le texte : travail du bois (résinier - gemme), noms de gâteaux (mique, fougasse), réalité de la forêt (pignades — francisation de pignadas — brandes, alios, pignes).
Ils sont les notes musicales d'une suggestion, d'une harmonie de la mémoire.

Argelouse

    Au centre de ce tissage de mots, il y a Argelouse. Non l'Argelouse géographique mais l'Argelouse-Jouanhaut de la mémoire mauriacienne. Argelouse centre du monde, commencement et fin.
     L'histoire de Thérèse est tout entière inscrite dans la trajectoire d'une fuite et d'un retour (définitif puisque celui d'une agonisante) vers ce quartier. Dans cette trajectoire, la confusion est totale du réel à l'imaginaire. dans la mesure où la maison de Saint-Clair dans laquelle revient Thérèse à La Fin de la nuit présente toutes les caractéristiques d'Argelouse : pénombre, silence, et plus important encore : l'encerclement par les pins.
Dans La Fin de la nuit, Argelouse concentre tous les refus de Thérèse et présente en même temps toutes les ambivalences d'un lieu onirique. Constamment rappelé par les objets : bibliothèque, petit fauteuil de tante Clara, feu de cheminée, ce lieu originaire l'est aussi au niveau des références que l'on pourrait dire culturelles de Thérèse. Marie, sa fille, ne peut avoir pour avenir que d'être "une commère d'Argelouse" dont la vie se déroulera comme aurait pu se dérouler celle de Thérèse "assise de décembre à juillet derrière la fenêtre de ce petit salon qui donne sur la grand-place de Saint-Clair et le reste de l'année dans la salle de la maison d'Argelouse "(p. 71) De même que, lorsque Thérèse s'insurge contre Georges, c'est pour le ravaler aux rangs des "idiots d'Argelouse, ces paysans de l'esprit".
     Argelouse, toutefois, n'en est pas moins le lieu positif de l'enfance, de l'innocence, du temps d'avant l'acte (où mariage et tentative d'empoisonnement sont bel et bien confondus), le temps où Thérèse vivait en sécurité, bercée par la présence de la servante qui ourlait des draps à son chevet  (La Fin de la nuit, p. 76).
Ce qui apparaît d'abord d'Argelouse dans Thérèse Desqueyroux, c'est la nuit, la distance et le silence : "Elle voit en esprit la maison perdue [...] les chiens [...] aboient encore puis se taisent ; et de nouveau règnera le silence solennel." (p. 15) Dans cet endroit que l'on ne peut atteindre qu'au prix d'un trajet allongé de toutes les ornières du chemin (p. 18, 29, 98, 120), "il n'y a rien [à] entendre que le vent dans les pins" (p. 30).
     Ce n'est qu'une fois posée ces prémisses que le romancier s'engage dans une description d'Argelouse au début du chapitre III. Argelouse est situé à une extrémité de la terre, c'est un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d'avancer, un endroit abandonné de Dieu et des hommes : "quelques métairies sans église, ni mairie, ni cimetière. Les hommes qui ont fondé Argelouse sont partis vers Saint-Clair, abandonnant ces maisons qui se tassent un peu plus chaque année et la grande aile fatiguée d'un de leur toit touche presque terre."
Après Argelouse, vers l'ouest, il n'y a plus que 80 kilomètres de lande et l'océan. Pays de la soif, monde stérile de marécages, de lagunes, de pins grêles, de landes. "Landes", ici, au sens strict où Brémontier3 le définissait dans son rapport, en 1796 : "toute espèce de terrain, bon ou mauvais, non cultivé et qui ne produit que quelques herbes et arbustes continuellement broutés par les bestiaux auxquels ils servent de pâture."
Les quelques maisons du quartier se répartissent autour d'une étendue de seigle, auprès de quelques chênes et sont entièrement cernées par les pins.
Quelques détails les précisent : poutre sculptée de l'auvent, cheminée de marbre, grillage protégeant un jardin des moutons, fenêtres qui ferment mal ou portes rongées par les rats (p. 143), cabinet en planches dans le jardin où s'entassent des journaux (p. 162). Un canapé de reps rouge, dans la salon de la tante Clara, une cloche qui signale l'heure des repas.
Ainsi se présente Argelouse dans une évocation rapide que pourrait synthétiser cette vision de Thérèse un soir d'automne : "Au détour de la route apparut le champ [...]. Des fumées d'herbes brûlées traînaient au ras de cette pauvre terre qui avait donné son seigle ; par une entaille dans le talus, un troupeau coulait comme du lait sale et paraissait brouter le sable." (p. 90)
L'essentiel en est donné : pauvreté, stérilité. A Argelouse, l'humanité est quasi absente. Ceux qui l'habitent en permanence, la tante Clara ou les bergers, n'offrent que peu de rapports avec ce qui caractérise les humains. Clara, coupée du monde par sa surdité, les bergers évoqués seulement à travers leurs cris de sauvages quand ils rassemblent leurs troupeaux. Seuls, en automne, les chasseurs semblent faire partie de l'humanité.
Les vrais habitants d'Argelouse sont les adolescents qui y vivent leurs vacances et ce qui, d'une manière ou d'une autre, ressemble à une aventure intérieure : Thérèse et Anne, Anne et Jean, Thérèse et Jean, dans Thérèse Desqueyroux, Georges et Marie, dans La Fin de la nuit. Mais une fois de plus, ce qui a été vécu là n'existe que dans la mémoire, celle de Thérèse durant le voyage qui la reconduit du Palais de justice à Saint-Clair, celle de Marie qui raconte sa passion à sa mère.
Ce qui importe donc au romancier, c'est la localisation d'Argelouse, village landais par excellence, prenant son sens et sa valeur d'être au coeur des pins, à la fois fin du monde et origine. Nous avons bien les caractéristiques d'un lieu imaginaire, précis et flou dans le même temps. Ce dont on pourrait trouver confirmation dans les tics d'écriture que l'on peut relever dans Thérèse Desqueyroux, en particulier l'emploi fréquent du démonstratif alors que syntaxiquement il ne se justifie pas (ce silence, p.15, cette boue, p.27). La référence existe mais elle est implicite, se situant dans le hors texte de la mémoire de l'écrivain.

La forêt

    Si les Landes sont bien, comme Argelouse qui en est le centre, un paysage symbolique tramé de souvenirs d'enfance, assez précieux pour que chacun des romans le répète, assez impérieux pour que cette répétition varie fort peu dans ses termes, Mauriac n'oublie malgré tout pas son inscription sociale. Il est certes exact qu'on est fort loin d'une description analytique de rapports de classe, mais il n'en reste pas moins vrai que jamais n'est oublié le fait que la lande c'est d'abord, et avant tout, des hectares de propriétés.
Si le pin, comme nous le verrons, est l'âme du Landais, s'il la figure avec justesse, ce n'est, peut-être, que dans la mesure où l'un est propriété de l'autre et d'une certaine manière, à l'inverse, son propriétaire puisque l'arbre façonne le destin de l'homme.
Si Bernard et Thérèse s'épousent alors qu'aucune affinité réelle ne les unit, c'est qu'ils sont l'un et l'autre amoureux de leurs pins. Car, même si la chose était entendue dès leur enfance au niveau des familles, et qu'importe alors que les Desqueyroux soient religieux et plutôt de droite alors que les Larroque sont athées et républicains, Thérèse et Bernard eux-mêmes n'envisagent pas d'autre avenir. Thérèse n'avoue-t-elle pas qu'elle a toujours eu la propriété dans le sang et a conscience que, de son côté, Bernard était amoureux de [ses] pins.
Elle aime participer aux conversations des hommes après les longs déjeuners campagnards, lorsque les échanges glissent vers les métayers, les résiniers, la gemme, les poteaux de mine ou la térébenthine (p. 40).
Même lorsque des tentations d'incendiaire l'effleurent, mouvement de révolte contre un monde qui l'étouffe, elles disparaissent à peine évoquées : détruire les pins serait comme un suicide, et ce n'est pas contre elle que va sa colère mais contre les autres, contre les humains, et les hommes au premier chef, et ce qu'elle reproche à l'incendie, c'est bien d'épargner les hommes en brûlant les forêts.
Le lecteur connaît l'étendue de ces propriétés : 2000 hectares pour Bernard Desqueyroux, 3000 pour Thérèse qui est la fille la plus riche de la lande (p. 32, 39), comme il connaît les possibilités de récolte de résine par jour et le prix payé au résinier (p. 166). Le narrateur signale que les gemmes4 se règlent à la Toussaint, que ces propriétaires sont aussi des industriels, Jérome Larroque ne possède-t-il pas sa propre scierie et ne traite-t-il pas sa résine à Saint-Clair ?
Ce monde du capital foncier est celui des luttes et des rivalités dont dans La Fin de la nuit, Marie expose, avec tranquillité, certains rouages et le coup manqué du père de Georges Filhot portant sur 20.000 hectares et "qui devait se payer, comme il faisait toujours, avec le bois à couper, et avoir la terre pour rien"  (p. 36) Si le coup avait réussi, son mariage avec Georges n'aurait présenté aucun problème.
Cette propriété omniprésente, qui façonne les gestes des  personnages jusque sur le pavé parisien où Thérèse écrasera toujours ses cigarettes avec un luxe de précautions qui trahit une crainte constante du feu, pèse sur tous les destins. Tous s'y soumettent, avec plus ou moins de révolte, mais s'y soumettent.
Anne, la première, à qui il faut peu de temps pour oublier sa passion pour Jean Azevedo, l'homme de la ville, et pour accepter un mariage de pins avec le fils Deguilhem. Anne est pauvre, son seul héritage tenant dans quelques vignes du côté de Langon et les Deguilhem possédent "les plus beaux pins du pays" (p. 62). Qu'importe alors qu'elle le trouve vieux et qu'il soit le piètre personnage que voit Thérèse avec sa moustache de gendarme et son air ridicule.
C'est aussi la propriété qui, aux yeux de Bernard Desqueyroux (et de son attitude peut s'inférer celle de l'entourage de Thérèse), justifie l'acte commis par sa femme : pourquoi aurait-elle voulu le tuer, en effet, sinon pour posséder seule leur propriété commune ?
C'est encore la propriété qui va tisser l'avenir de Marie dans les transactions explicites (celle de sa mère lui abandonnant tous ses biens, ces hectares de pins qui malgré la crise valent encore des millions) ou implicites (entre les deux familles) qui aboutiront à son mariage avec Georges.
Le contexte dans lequel apparaît la lande propriété du second roman est celui de la crise, et de cela seul, Bernard est encore capable de parler à Thérèse mourante : "Vous savez que la résine ça va de mal en pis : vous avez vu les cours d'aujourd'hui ?" dit-il à sa femme dans leur dernier face à face.
L'envers de ce monde de propriétaires, celui des travailleurs, n'est pas entièrement absent. Il est évoqué à travers les bonnes oeuvres de la tante Clara qui, dans Thérèse Desqueyroux, parle des conditions terribles dans lesquelles vivent les métayers, les résiniers : vieillards réduits à mourir de faim, condamnés au travail jusqu'à la mort, infirmes abandonnés, femmes asservies à d'exténuantes besognes. (p. 82) Parfois, glisse l'ombre d'un drame comme celui du berger qui se noie parce que sa bru ne lui donne pas à manger, mais cette vision rapide de la misère est annulée très vite par la certitude d'être dans un pays où le plus pauvre est propriétaire, n'aspire qu'à l'être davantage (p. 81). C'est du moins ainsi que la "mauvaise conscience" des riches trouve de quoi se calmer.
La lande propriété n'est donc jamais oubliée, mais plutôt  repoussée à l'arrière-plan pour ne plus être que le décor d'une action.

Les Landes : un paysage symbolique

     Ce décor est évoqué de deux manières dans ces romans : décor in presentia où se meuvent les personnages et essentiellement Thérèse ou décor in abstentia, évocation de la mémoire de Thérèse ou de Marie. L'évocation est le plus souvent prise en charge par le personnage (focalisation interne) quoiqu'un narrateur intervienne pour assurer le relais entre les diverses pensées de Thérèse qui donnent au roman une forme peu éloignée du monologue intérieur.
     Au présent, la Lande est sombre, automnale ou hivernale, le plus souvent noyée de pluie. Dans les premières pages de Thérèse Desqueyroux, elle est d'abord une muraille sombre de forêt. "D'un talus l'autre les cimes des premiers pins se rejoignaient et sous cet arc, s'enfonçait la route mystérieuse." (p. 21) On retrouve cette même vision lors du retour de Thérèse à Argelouse, qui ne voit de la fenêtre qu'une "masse sombre de chênes [qui] cachaient les pins ; mais leur odeur résineuse emplissait la nuit ; pareils à l'armée ennemie, invisible mais toute proche [...] ils cernaient la maison." (p. 130)5
Cette lande, qui emprisonne de la seule masse de ses pins, est aussi une lande qui redouble l'emprisonnement par les barreaux de la pluie : "sur les tuiles, sur les vitres brouillées, sur le champ désert, sur cent kilomètres de landes et de marais, sur les dernières dunes mouvantes de l'océan" (p. 148). Un paysage sans horizon, un vide où la durée s'étire en éternité : la pluie épaisse unifie le temps, confond les heures ; un crépuscule rejoint l'autre dans le silence immuable.  (p. 151)
De même, au retour de Thérèse dans La Fin de la nuit, la première notation concernant le monde extérieur est celle d'un "matin morne où la pluie fouettait les vitres" (p. 220).
Les notations sont extrêmement brèves, pauvres en adjectifs, ces derniers servant moins à qualifier le substantif qu'à l'amplifier, à souligner son sens comme pour le silence qui est toujours solennel et/ou immuable.
C'est ainsi que ces évocations de la lande, lorsque Thérèse la regarde, sont dépourvues de couleur. Aucun pittoresque, au sens traditionnel du terme, une sorte de nudité de l'écriture tirant sa puissance évocatrice de sa répétition et de sa fugacité même. Seules les odeurs sont intensément présentes: odeurs de résine, de brume, d'herbes mouillées ou brûlées. Chaque prise de contact de Thérèse avec le paysage est liée à une évocation odorante, comme si la mémoire mauriacienne restait attachée à des odeurs qui peuvent se démultiplier alors que l'image, elle, ne peut que répéter l'omniprésence des pins. Sans doute faut-il y lire aussi, la double influence de Baudelaire dont une citation fournit l'exergue de Thérèse Desqueyroux et du Proust de la mémoire affective. Mais cette absence de pittoresque renforce le caractère de prison. C'est la lande des fuites impossibles où les chiens retrouvent toujours les hors-la-loi comme il arrive à Daguerre que chiens et gendarmes traquent au milieu des pins rachitiques de cette terre mauvaise qu'est la lande du sud.
Une lande qui, malgré la pluie, reste sèche puisque une heure de soleil suffit pour impunément fouler, en espadrilles, les chemins feutrés d'aiguilles, élastiques et secs (p. 168).
     La lande que vit Thérèse au présent est bien une lande ravagée, abandonnée, où rien ne pousse, une terre aride où rien n'est vivant hors les oiseaux qui passent et les sangliers nomades, un pays secret et triste qui ne prend réellement sens qu'en opposition et en liaison avec la lande de la mémoire: celle de Thérèse dans le train qui la reconduit à Argelouse, après son non-lieu, ou dans sa mémoire parisienne à travers l'histoire de Georges et Marie.
      Cette lande de la mémoire est, elle, beaucoup plus diversifiée. Elle connaît les saisons : les tout débuts du printemps, l'été, le début de l'automne. Ces évocations de la mémoire s'appuient sur des lieux communs implicites. La lande du printemps est celle du temps des fiançailles, où en compagnie de Bernard, Thérèse suit ce chemin de sable qui va d'Argelouse à Vilméja. "Les feuilles mortes des chênes salissaient encore l'azur; les fougères sèches jonchaient le sol où perçaient de nouvelles crosses d'un vert acide". (p. 41). Les notations de couleur, comme il a été dit, sont si exceptionnelles dans ces deux romans qu'il convient de les relever ici où l'azur et le vert tranchent sur la couleur beige et brune (sable, feuilles mortes) qui est la coloration neutre du paysage le reste du temps. Lieux communs, disions-nous, dans la mesure où le paysage répond aux traditionnelles correspondances entre nature et homme, la jeunesse associée au matin, à la fraîcheur ; l'âge adulte à l'été, le temps des passions ; l'hiver à la mort.
Mais ces lieux communs sont si totalement intégrés à la vision du monde de Mauriac qu'il parvient à leur redonner une certaine vigueur en les reliant à une expérience concrète et intime du paysage. Ce que l'on peut lire au tome II du Journal : "A vingt ans, le miroir double de la terre et du ciel réfléchissait notre coeur et nous aidait à le connaître. Nous ne lisions pas directement en nous-mêmes ; la nature seule avait le pouvoir d'orchestrer nos voix intérieures, le monde était à nos yeux le révélateur de l'homme", ne paraît jamais autant à l'oeuvre que dans Thérèse Desqueyroux.
Notons aussi que les promesses contenues dans les couleurs du printemps sont des promesses équivoques : l'azur sali et l'acidité du vert laissent planer un doute sur les épanouissements possibles de l'été.
Le printemps de la mémoire n'oublie pas d'être odorant, parfumé de "vent froid [...] ce vent qui sent le marécage, les copeaux résineux, les feux d'herbes, la brume." (p. 181)
Comme la lande du présent, la lande de la mémoire peut être pluvieuse. C'est le temps où Thérèse, enceinte, voit Argelouse comme une prison : "comme si cela n'avait pas été assez des pins innombrables, la pluie ininterrompue multipliait autour de la sombre maison ses millions de barreaux mouvants" (p. 104) où allitérations (m / p) et assonances (o/ on /i) jouent leur partie dans la démultiplication  de l'enfermement.
Cette symbolique explicite de la lande sous la pluie donne son sens à toutes les pluies qui accompagnent Thérèse : il pleut à son retour de B., il pleut à Paris, il pleut lorsque, malade, elle revient à Saint-Clair. La pluie devient le signe du définitif, de la clôture, de l'accompli. Sans doute serait-il possible de lire ceci comme faisant partie dun mythe personnel de l'auteur et de rattacher cette expérience de la pluie/malheur à celle de l'adolescent pour lequel les premières pluies marquaient la fin du paradis des vacances.
      Dans ces landes de la mémoire, outre celle de l'été, que nous étudierons plus loin, il en est une qui occupe une place particulière, c'est la lande du début de l'automne, la lande d'octobre tout entière occupée par la chasse à la palombe.
La chasse règle la vie des hommes. C'est la seule période de l'année où Bernard Desqueyroux, jeune-homme, vient s'installer à Argelouse. C'est la seule période de l'année pour laquelle le narrateur nous rapporte des détails précis de vie et de comportement. Et lorsque Marie rejoint sa mère à Paris, le lecteur apprend que la palombe est encore la seule chose à laquelle s'intéresse Bernard, hormis les cours de la résine: "Que voulez-vous qu'il fasse, le 11 octobre, sinon chasser la palombe? [...] Il y passe sa vie ... Le monde peut bien crouler... il n'y a que les palombes qui comptent" (La Fin de la nuit, p. 24)
Encore convient-il de préciser que la chasse décrite au lecteur ne concerne en fait que les préparatifs, "il fallait s'occuper des appeaux, leur crever les yeux" (p. 77) ou le résultat, "les palombes captives se débattaient, gonflaient le sac jeté sur la table" (p. 95), jamais l'acte proprement dit. Le seul coup de feu tiré dans le roman est celui d'Anne, un soir d'été, abattant des alouettes au "calibre 24, qui ne repousse pas". A travers ce coup de feu d'Anne se préfigure le symbolisme qui va accorder une place si importante aux attentes des palombes. Lorsque Anne tire, "un cri ivre s'interrompait dans le bleu, et la chasseresse ramassait l'oiseau blessé, le serrait d'une main précautionneuse et, tout en caressant de ses lèvres les plumes chaudes l'étouffait". Préfiguration de ces destins (et du sien propre aussi) enserrés dans les landes, destins de femmes qui meurent étouffées : Thérèse, Anne elle-même que Thérèse contribuera à étouffer, comme l'alouette, puis Marie dont tout laisse à penser le gâchis futur et contre lequel il n'est qu'une défense : la fuite, celle de la grand-mère maternelle, Julie Bellade, par exemple, rayée de l'histoire familiale.
La chasse à la palombe est essentiellement une chasse d'affût et nul doute que cette réalité landaise ne fixe à ce point l'attention de Mauriac pour cette raison même. Chasse au filet, puisque la tradition veut que l'on tue les oiseaux en les étouffant afin de leur conserver toute leur saveur, faite de longues attentes à scruter le ciel depuis les palombières. Cet aspect de la chasse est constamment rappelé et d'abord par Thérèse elle-même qui évite les bois, l'automne venu, à cause des palombières, car "il faut s'arrêter à chaque instant, siffler, attendre que la chasseur d'un cri vous autorise à repartir ; mais parfois un long sifflement répond au vôtre; un vol sest abattu dans les chênes; il faut se tapir." (p. 82) et qui préfère aller du côté de la palombière abandonnée parce que "les pins ont trop grandi pour qu'on puisse guetter les palombes et que la forêt alentour cachait l'horizon ; les cimes écartées ne ménageaient plus ces larges avenues de ciel où le guetteur voit surgir les vols".
La chasse à la palombe, dans ses raffinements, est cependant la représentation d'un monde primitif, "fruste et sauvage", un monde simple et clair où il y a les chasseurs et les chassés, où chacun sait de quel bord il est, chacun, sauf justement Thérèse.
Nous avons déjà noté que lorsque Mauriac fait le bilan de ce que lui a apporté la province : un paysage, il associe à celui-ci les palombes et les brebis. Brebis et bergers dont on retrouve l'évocation à intervalle régulier, dans les deux romans. Les troupeaux ne connotent aucune saison particulière et leur symbolisme est beaucoup plus latent que celui des palombes. Mais comme elles, ils relèvent d'une réalité landaise prégnante et les grands parents de George Filhot ont eux-mêmes été bergers à Argelouse, comme Thérèse le dit de ses propres ancêtres ou de ceux des Desqueyoux quand elle s'insurge contre les réactions de caste de Bernard à l'encontre des Azévédo. Ces brebis qui sont, à la fin de l'hiver, "couleur de la cendre", sont intimement liées à la "face brûlée" de Thérèse. La parabole de la brebis égarée donne sa fonction au troupeau, bien davantage que le réalisme de la description. Comme Thérèse, le soir, les brebis s'affolent, répondant à une angoisse qui sourd du crépuscule et la tante Clara crie comme le berger. Ainsi, lorsqu'elle rencontre Jean Azevedo dans la palombière abandonnée, l'arrivée du troupeau précédé de "ces piétinements, ces cloches, ces cris sauvages des bergers", pourrait être un prétexte de complicité avec lui, hors du troupeau.
     Lande printannière, lande automnale, leur présence est bien moins forte que celle de la lande en été. Ce que la mémoire conserve le mieux, c'est le souvenir de la saison brûlante.
La lande estivale, dans sa chaleur, se décline en deux types de paysages : une bonne chaleur qui renvoie à l'enfance et à l'adolescence, une chaleur vécue à deux, et une mauvaise chaleur, celle de la brûlure, vécue de manière solitaire.
Chaleur des vacances, lorsque Anne arrivait de Saint-Clair à bicyclette avec "le visage en feu" et que les écolières se retrouvaient sous les chênes, lorsque "les cigales s'allumaient de pin en pin et [que] sous le ciel commençait à ronronner la fournaise, quand des millions de mouches s'élevaient des hautes brandes". Ces descriptions d'un monde de lumière, où le silence heureux est celui de la complicité, ne sont pas sans susciter l'image de ces photos anciennes auxquelles le temps a donné le caractère de photos surexposées où tout se noie dans trop de clarté.
C'est le temps heureux d'une communion, d'un être-là avec quelqu'un, dans la quiétude des pénombres (maison ou palombière) cernée de toutes parts par la lumière "comme une gorgée de métal en fusion". Dans la relation d'Anne avec Thérèse, comme dans les relations amoureuses entre Anne et Jean, plus tard entre Georges et Marie — qui reprend et accomplit la relation brisée d'Anne et Jean — c'est le même décor de lumière éclatante, la même quiétude animale d'être là ensemble. Univers paradisiaque d'avant la faute, et la définition du bonheur, ébauchée par Thérèse dans La Fin de la nuit, est bien d'une "longue sieste au soleil", d' "une torpeur de pensée" qui annule les désirs (p. 107).
Parce que ce feu de l'été est lumière et bonheur, même confus, il est associé à l'eau, il ne brûle pas, il endort. Anne et Thérèse ont le champ de seigle qui, lorsque le crépuscule rougit le bas des pins et que la chaleur stagne sous les chênes, devient un lac au bord duquel on s'assoie pour rêver en regardant glisser les nuages où Anne voit des femmes ailées et Thérèse d'étranges bêtes étendues. Ou bien elles vont se tremper les pieds aux sources de la Hure "qui crèvent, nombreuses, un bas fond d'étroites prairies entre les racines des aulnes" (p. 36). De la même manière, Georges et Marie, dans La Fin de la nuit auront le moulin et son eau glacée, et dormante, qui "dissimule moins les corps"  (p. 106).
La présence des eaux, imaginées ou réelles, qui tempèrent le feu de l'été disparaît totalement lorsque Thérèse l'affronte seule, lorsqu'elle est entrée dans le troupeau de "celles qui ont servi". C'est l'été de son mariage que se met en place cette lande mauvaise et asséchée, "ce jour étouffant des noces" (p. 43) qui va faire Thérèse pareille à "un feu sournois qui rampe sous la brande, embrase un pin, puis l'autre et de proche en proche crée une forêt de torches." (p.43)
Même solitude et même feu mauvais pour Anne séparée de Jean, consumée dans le grand soleil qui finira en incendie ou en orages (p. 66). La lande éternise tout, comme la pluie quand elle tombe paraît ne devoir jamais s'interrompre, de même la sécheresse, le ciel inaltérable semblent clamer quil ne pleuvra plus jamais. Les menaces d'incendie réel6 éveillent chez Thérèse des fantasmes d'incendiaire, et elles donnent à sa cigarette, détail réaliste qualifiant le personnage manifestant sa modernité et son indépendance, une autre dimension, celle d'une menace virtuelle et perpétuelle. Combien de pinèdes n'ont-elles pas flambé pour une cigarette mal éteinte ! Mauriac qui ne lui avait conféré cet attribut que relativement tard dans le cours du récit (au début de sa réclusion) se reprend, corrige son texte et en fait une donnée constante de Thérèse. Manifestation extérieure et visible du feu intérieur qu'est le personnage.
Lande mauvaise et sèche, asséchante, grosse de ses virtualités d'incendie, pays de la soif, cette fois bien nommé, terre d'un désir vers ailleurs, autre chose, qui exaspère les tensions humaines. Le crime, le passage à l'acte, la décision, s'inscrit alors logiquement dans le feu réel, "le jour du grand incendie de Mano", alors que "le parfum de la résine brûlée imprégnait ce jour torride et [que] le soleil était comme sali" (p. 111). Cet "après-midi accablant, le ciel gorgé de fumée, le fuligineux azur, cette pénétrante odeur de torches qu'épandent les pignades consummées" qu'elle évoquera en parlant à son mari (p. 176).
Le feu qui couvait en Thérèse a éclaté sous la pression du feu extérieur, comme si elle n'était qu'un pin parmi les autres, et elle ne maîtrise pas plus ce feu que les hommes ne maîtrisent l'autre. Elle ne saura pas davantage comment cet incendie intérieur a commencé, pas davantage que les hommes ne savent vraiment pourquoi, un jour, la forêt flambe. De la même manière, elle sortira de sa dépression nerveuse, de cet abandon de soi consécutif à la séquestration, comme elle reviendrait dans "une lande incendiée par elle", foulant "cette cendre", se promenant à travers "les pins brûlés et noirs" (p. 159).
C'est le même jour incendiaire que retrouve aussi Bernard, lorsque remontant dans ses souvenirs, il revoit le visage de la séquestrée de Poitiers7 qu'il scrutait intensément alors que" bourdonnaient les mouches, qu'au dehors grinçaient les cigales d'un jour de feu." (p. 162)
   
    Ces quelques remarques sont naturellement loin d'être exhaustives, car la lande apparaît à d'autres niveaux dans ces deux  romans : les habitudes culinaires, par exemple, de "l'oeuf frit sur du jambon" que partagent Anne et Thérèse à l'auberge de Nizan au "Picon grenadine" de celle de Saint-Clair qui a "un goût qu'il na pas ailleurs" dont Bernard, en voyage, ressent fortement la nostalgie. Elle présente aussi d'autres fonctions dont celle d'être un désert (au sens du XVIIe s.) potentiellement propice  à une recherche méditative (mysticisme adolescent de Jean Azevedo ou pensée fugitive de Thérèse qui parlera d'aventure intérieure, de recherche de Dieu). Toutefois, il nous semble que nous pouvons voir à travers l'étude rapide ici faite comment fonctionne un certain système de l'écriture de Mauriac.
Sa réussite est intimement liée à la possibilité de tisser un réseau qui fait de l'homme et de la nature une unité résonnante ainsi que le dit Thérèse d'elle-même: "j'ai été créée à l'image de ce pays aride" (p. 124) et inversement, il sera dit de Bernard qu'il est "issu d'une race oisive et trop nourrie", ce qui fait de lui "un pin planté dans la terre engraissée d'un champ [qui] bénéficie d'une croissance rapide; mais très tôt le coeur de l'arbre pourrit et, dans sa pleine force, il faut l'abattre." (p. 75)
L'analogie des hommes et des pins qui court dans les deux romans, et que Thérèse souligne dans l'explicit de Thérèse Desqueyroux, en parlant de "forêt vivante" pour la foule et découvrant que : "Le gémissement des pins d'Argelouse, la nuit, n'était émouvant que parce qu'on l'eût dit humain.", relève presque du cliché poétique. Pourtant, il est indéniable que ce "cliché" fonctionne et qu'il apparaît, curieusement, comme toujours neuf.

     Sans doute faut-il chercher la réussite de Thérèse Desqueyroux, comme la réussite moindre, l'aspect plus formel, plus crispé de La Fin de la nuit, dans cette osmose de la lande et des personnages qui permet à l'auteur de se livrer, selon ses termes, sans fausser le jeu libre des personnages. Les échappées descriptives de la lande sont toujours rapides, esquissées en quelques mots, souvent les mêmes ; elles interviennent avec justesse lorsqu'elles apportent au texte un surcroit d'échos, avec une grande finesse de traits qui, contrairement à ce que disait Sartre8, il est vrai à propos de La Fin de la nuit, ne gènent pas le lecteur malgré son registre étroit "[...] La monotonie des horizons qu'il dessine, l'emploi des mêmes détails, la redite de certaines expressions" puisque redites et répétitions, soulignant la monotonie du paysage, contribuent à mettre en valeur son caractère symbolique fortement imprégné de religiosité et à mieux enfermer les personnages dans la nuit qu'est leur vie.










1
. La pagination et les références renvoient à l'édition des deux romans en livre de poche, 1981, qui reprennent les éditions originales parues chez Grasset en 1927 et 1935.














2. selon le terme affectonné par la théologie pour désigner les appétits mondains : le pouvoir, le savoir, les plaisirs sensuels.
































































































3. Nicolas Brémontier (1738-1809) est considéré comme le créateur de la forêt, en ce qu'il incita à généraliser des expériences déjà menées pour la rétention des dunes par Charlevoix de Villiers.


































4
. l'ensemble de la résine récoltée.


































5
. Cette "armée" des pins est une image fort ancienne que divers poètes du XIXe siècle réactivent, par exemple Gautier qui compare le pin à "un soldat blessé",  et qui trouve peut-être son origine dans Macbeth (IV, 1) où les sorcières prédisent que "jamais Macbeth ne sera vaincu avant que la grande forêt de Birnam marche contre lui jusqu'à la haute colline de Dunsinane." (Shakespeare, traduction de François-Victor Hugo)





































































































6
. A découvrir : la réalité des incendies dans les Landes, Sud-Ouest 28 juillet 2020.













7
. La "Séquestrée de Poitiers" renvoie à un fait-divers qui a défrayée la chronique en 1901. Une femme restée prisonnière de sa famille pendant 25 ans. La une de nombreux journaux avaient popularisé l'image assez effrayante d'une femme cadavérique.















8
. Monsieur François Mauriac et la liberté, 1939, repris dans Situations I, Gallimard, 1947.


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