Cligès, Chrétien de Troyes, vers 1176-1177

coquillage



incipit de Cliges, manuscrit du  XIIIe siècle

Incipit de Cligès "Cil qui fist...", dans un manuscrit du XIIIe siècle (BnF)

Le texte

Cligès est considéré comme le deuxième roman de Chrétien puisque l'auteur y dresse, dans son prologue, la liste de ses oeuvres antérieures et que n'y apparaissent ni Le Chevalier de la charrette, ni Le Chevalier au lion, ni Le Conte du graal, et qu'en revanche Erec et Enide est cité dès le premier vers. Les médiévistes le datent de 1176 ou 1177 au plus tard.
L'accès au texte nous est fourni par sept manuscrits à quoi s'ajoutent cinq manuscrits très fragmentaires, s'échelonnant du début du XIIIe au milieu du XIVe siècle. Au XVe siècle une adaptation en prose en est faite pour le duc de Bourgogne, Philippe le Bon (1393-1467).
Le récit se déroule en un peu plus de 6700 octosyllabes à rimes plates. Là encore, comme dans la majorité des textes médiévaux, le nombre de vers varie en fonction des manuscrits choisis pour élaborer le texte.
Le prologue précise que la source de l'histoire se trouve "dans un des livres de la bibliothèque de monseigneur Saint-Pierre à Beauvais" ("En.I. des livres de l'aumaire / Mon seignor saint Pere à Beauvez" (éd. Livre de poche) ; le dit livre n'a peut-être jamais existé (en tous cas, il n'a jamais été identifié) mais sert de caution à l'écrivain qui, échappant ainsi au "péché" d'invention assimilé au mensonge, se contente de transmettre à travers une belle "conjunture" comme il le dit au début d'Erec et Enide.
Le prologue (44 vers) développe par ailleurs l'idée de "translatio studii" en associant chevalerie (la vaillance) et clergie (la science) qui riment ensemble (vers 31-32) ; Comme Cligès, le Grec, va à la cour du roi Arthur, savoir et vaillance que Chrétien rassemble dans le mot "ennors" (la gloire), partant de Grèce est passée à Rome et se trouve maintenant en France, "Et que Dieu fasse qu'elle y reste."
Ce prologue est peut-être à entendre comme une piste de lecture nous induisant à chercher ce que le récit va nous dire à propos des savoirs, des connaissances, des moyens de les obtenir, de les conserver, de les faire fructifier.




La composition

Le roman suit une trajectoire linéaire en racontant la rencontre et le mariage des parents (Alexandre et Soredamor) avant de suivre les aventures du fils, Cligès, lorsque, à quinze ans, il tombe à son tour amoureux.
Alexandre est le fils de l'empereur, "qui tint Grece et Constentinoble" (vers 49) ; au XIIe siècle, cela se nomme l'Empire romain d'Orient, et c'est un univers que les deux premières croisades (1096 et 1147) ont rendu familier aux cours françaises. Adolescent, il demande à son père, et obtient, l'autorisation d'aller auprès du roi Arthur prouver sa vaillance et se faire adouber. C'est à la cour d'Arthur qu'il s'éprend de Soredamor, soeur de Gauvain et donc nièce du roi. Ils s'épousent, ont un fils et retournent en Grèce lorsqu'Alexandre apprend la mort de son père et par la même occasion que son frère cadet, Alis, s'est approprié le trône.
Il n'y aura pas de conflit, mais un accord au terme duquel Alis conserve le titre, renonce à se marier pour laisser le trône au fils d'Alexandre, Cligès, cependant qu'Alexandre exerce réellement le pouvoir.
Alexandre meurt, mais avant de mourir demande à son fils d'aller faire reconnaître sa vaillance à la cour de son grand-oncle, Arthur, par son oncle Gauvain ; Soredamor meurt aussi de chagrin et une ellipse conduit à l'adolescence de Cligès lorsque son oncle, Alis, rompt son serment et décide d'épouser Fenice, la fille de l'empereur d'Allemagne. Au premier regard, les deux jeunes gens vont tomber amoureux l'un de l'autre.
Si l'histoire progresse selon la ligne du temps qui est celle de la lignée, du père au fils, elle est aussi une construction parallèle, puisque l'histoire de Cligès, dans sa quête amoureuse, est le parallèle de l'histoire du père. Même amour pour une étrangère, en terre étrangère (Soredamor à la cour d'Arthur, en Bretagne ; Fénice en Allemagne) au premier échange de regard, même passage par la cour du roi Arthur, même victoire, fondée sur une ruse, acquise lors du siège du château d'un traître pour le père, lors de ia bataille contre le duc de Saxe pour le fils, même aboutissement à un mariage et même clausule déceptive puisque le premier couple meurt : "Mas cele qu'an apele Mort / N'espargne home faible ne fort /Que touz ne les ocie et tut", et que l'amour de Fenice et Cligès a eu pour résultat l'enfermement des femmes à Constantinople, ainsi ne craint-on pas que l'Amour les prenne dans ses liens.





Constantinople, enluminure XVe siècle

Arrivée des croisés à Constantinople  (2e croisade, 1147), Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet, Tours, vers 1455-1460.


L'amour

Alors que dans Erec et Enide le mariage était le point de départ, comme il le sera dans Le Chevalier au lion, dans Cligès, le mariage est l'aboutissement du récit. Chacune des deux parties raconte une conquête amoureuse. La vaillance y a sa part, tournois et batailles n'y manquent pas, mais leur distribution dans le récit n'est pas régulière, occupant des places stratégiques, pour confirmer, en quelque sorte, le bon choix des jeunes filles : attaque du château de Windsor où, grâce à une ruse (n'est-il pas Grec comme Ulysse ?), Alexandre permet sa prise et la punition du traître, Soredamor est donc justifiée de l'aimer; combat contre le Duc de Saxe et son neveu à la fin duquel, Cligès victorieux (lui aussi en usant de ruse), sauve Fénice que le duc avait fait enlever, alors que son futur époux Alis n'a pas su la défendre. Un dernier tournoi permet à la cour d'Arthur de reconnaître la valeur de Cligès et la bataille finale n'aura pas lieu puisque l'armée rassemblée par Arthur pour reconquérir le trône de Cligès est aussitôt dissoute à l'annonce de la mort d'Alis.
La plus grande partie du roman développe donc des "aventures" amoureuses à travers la narration d'abord, pour laquelle Chrétien alterne le récit du narrateur omniscient et parfois le regard d'un personnage sur le couple (la reine, par exemple, face à Soredamor et Alexandre), les monologues intérieurs des personnages et les dialogues (Fenice et sa nourrice Thessala, par exemple). Le récit suit, ainsi, pas à pas, les étapes de la progression des sentiments dans le coeur des personnages. L'amour naît du regard, il est soudain et irréversible, quels que soient les efforts déployés pour échapper à sa domination. Il se manifeste par des troubles physiques (la pâleur, la rougeur, le tremblement), il éveille des angoisses (exprimées le plus souvent par des antithèses), il rend les amants timides et muets devant la personne aimée. Si les sentiments sont identiques chez l'homme et la femme, la dame n'en reste pas moins celle qui "domine" la relation puisque c'est elle qui en définit les termes, ainsi de Fenice refusant d'accepter l'amour de Cligès puisqu'elle est l'épouse de son oncle quoiqu'elle n'aime pas ce dernier. Narration et description de ces sentiments amoureux devant beaucoup à Ovide et en particulier à son Art d'aimer que Chrétien dit avoir traduit.
A lire ces développements, le lecteur a souvent l'impression que l'auteur explore toutes les manières d'exprimer le sentiment amoureux et la façon dont il affecte jeunes hommes et jeunes filles, voire tous les hommes, et l'épisode de la nuit de noces illusoire de l'empereur Alis, met peut-être en garde sur cette illusion qu'est tout amour, tout en préservant l'idée que cette illusion est bénéfique : elle rend heureux, même à travers la souffrance, lorsqu'on s'interroge sur les sentiments de l'autre, peut-être toujours aussi inaccessibles que Fenice pour son mari officiel.
Ce personnage de l'oncle ne manque d'ailleurs pas d'intérêt qui aime sincèrement son neveu, mais qui est tout prêt à le déposséder de son héritage, et qui finit par mourir de rage de n'avoir pu rattraper les amants coupables à ses yeux.

Un roman tourbillonnant

Dans ce roman, on peut lire à la fois la mise en oeuvre d'une poétique de la courtoisie à travers l'attention portée au sentiment amoureux, aux comportements raffinés des personnages masculins à l'égard des dames et sa contestation. Certains y lisent un anti-Tristan, et il est vrai que les références explicites, par exemple lorsque Fenice refuse pour elle et Cligès, le destin de Tristan et Iseut, ou implicites, qui sont les plus nombreuses, n'y manquent pas. Comme Tristan et Iseut, Soredamor et Alexandre découvrent leur amour au cours d'un voyage maritime, un cheveu d'or y joue un rôle, Cligès accompagne son oncle en Allemagne — équivalent du voyage en Irlande —, pour y chercher la fiancée de ce dernier, des philtres sont produits par Thessala qui ne sont en rien des philtres d'amour mais des potions destinées à créer des illusions (mais n'est-ce pas jeter le doute sur tout rapport amoureux ?), les amants sont découverts dans un jardin — version "civilisée" de la forêt du Morois — par un chasseur, ils sont dénoncés, etc.. Les jeux avec le roman de Tristan et Iseut sont innombrables et vont tous dans le sens d'une dénonciation de l'amour adultère, y compris, par la sorte de pirouette finale (la claustration des impératrices à Constantinople), condamnation humoristique du comportement de Fenice.
Sans compter que cette belle histoire est aussi celle des "illusions" : par deux fois, on croit Alexandre mort (à la cour d'Arthur pendant la prise du château de Windsor, à Athènes lorsque l'unique rescapé du naufrage des bateaux envoyés le chercher l'annonce à Alis), comme Cligès est cru mort pendant la bataille contre le duc de Saxe, comme Fénice se fait passer pour morte, afin d'échapper à son mariage. L'empereur Alis croit tenir son épouse dans ses bras alors qu'il n'étreint que le néant, comme au temps de son frère, il régnait mais ne gouvernait pas puisqu'Alexandre assumait le pouvoir réel, lui ne gardant que le titre. Tout se passe comme si le "sen" attaché à ce récit était une incitation à la méfiance, une invitation à percer les apparences pour tenter d'en atteindre la réelle signification. La reine, par exemple, qui voit pâlir, trembler, rougir Soredamor et Alexandre sur le bateau met ces malaises sur le compte du mal de mer, quoiqu'elle finisse par comprendre qu'il s'agit d'amour, mais bien plus tard, et qu'à ce mal elle donnera son remède : le mariage. De même, lorsque Fénice et Cligès fuient la vindicte d'Alis, leur invisiblité est-elle fruit de la magie, ou manière pour le narrateur de dire que les personnages romanesques n'ont pas d'existence et ne peuvent donc servir de modèles aux auditeurs / lecteurs ?
Enfin, ce récit qui multiplie les "merveilles", en particulier dans sa seconde partie, est inscrit dans une géographie dont les toponymes renvoient avec précision à celle du XIIe siècle, car s'il est précisé qu' "Engleterre" "lors estoit Breteigne dite", les noms des villes échappent à la topographie proprement arthurienne, employée dans les autres romans, Athènes, Constantinople, Cologne, Southampton, Windsor, tous ces noms renvoient au monde connu des auditeurs. Alors réalité ? illusion ? Illusion ? réalité ? Le monde tourbillonne, pour notre plus grand plaisir. Il semble que le récit passe son temps à poser des questions implictes auxquelles il cherche à trouver des réponses : que savons-nous de l'amour ? que savons-nous de la nature ? et ce sont les épisodes des potions concoctées par Thessala (la Thessalie avait une grande réputation de magie)  laquelle travaille bien davantage comme un apothicaire que comme une sorcière ou celui des médecins bien décidés à prouver que Fenice n'est pas morte et qui la torturent pour ce faire (épisode qui rappelle curieusement, pour un lecteur du XXIe siècle celui qu'imagine Marguerite Yourcenar dans sa nouvelle "Le sourire de Marko" , 1938) que savons-nous du monde qui nous entoure ?...

Cligès est un des plus troublants romans de Chrétien, un de ceux qui invitent à une relecture continuelle.



Au centre du roman, se situe la nuit de noces illusoire de l'empereur Alis, que raconte ainsi le narrateur en soulignant avec la répétition (9 occurrences) du mot "néant", le caractère illusoire du plaisir ressenti par le personnage, qui n'en est pas moins vécu comme réel :


[...]
Tenir la cuide, en n'en tient mie,
Mais de neent est a grant ese,
Neent embrasse et neent baise,
Neent tient et neent acole,
Neent voit, et neent parole
A neent tence et neent luite.
Molt fut bien la poisons confite,
Qui si le travaille et demaine.
De neent est en si grant poine
Car por voir croit et si s'en prise
Qu'il ait la forteresse prise.
Enseint le cuide, ensint le croit,
Enseint se lasse et le recroit.

(vers 3312-3324)

[...]
Il croit la tenir, et ne tient rien,
Mais du néant il est heureux,
Néant il enlace et néant couvre de baisers,
Néant il tient et néant il embrasse,
Néant il voit et au néant parle,
Avec le néant se dispute et avec le néant lutte.
Très bien concoctée a été la potion
Qui tant le besogne et l'agite.
Du néant, il est si fatigué
Car il croit vraiment, et s'en vante,
Avoir pris la forteresse.
Ainsi le croit-il, ainsi en est-il persuadé,
Ainsi s'épuise-t-il et le croit-il encore.






couverture de l'édition GF

Couverture de l'édition bilingue de Cligès, GF, 2006, qui illustre bien les jeux d'illusions du roman.


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