L'Homme foudroyé, Blaise Cendrars, 1945

coquillage


Premier des quatre livres rédigés entre 1943 et 1949 groupés sous le nom de "tétralogie" à la fois par commodité et parce qu'ils apparaissent au lecteur contemporain comme appartenant au même régime d'écriture ; celui-ci, comme les autres, n'en obéit pas moins à des exigences singulières.

Aux origines du roman

En 1940, après l'armistice, Cendrars qui n'a pu s'embarquer à Marseille avec les dernières troupes anglaises qu'il suivait en qualité de correspondant de guerre, trouve refuge à Aix-en-Provence, chez la mère de Raymone, sa muse, actrice de théâtre et de cinéma alors en tournée avec la compagnie de Jouvet en Amérique du sud. Le séjour de l'écrivain dans la région va se prolonger jusqu'en 1948.
Les premières années sont particulièrement difficiles pour lui qui ne parvient plus à écrire, même s'il continue d'accumuler les projets et les plans. Jean Vigneau qu'il a connu chez son éditeur, Grasset, et qui vient d'ouvrir, en 1941, sa propre maison d'édition à Marseille, lui demande un texte sur les gitans, en décembre 1942, pour accompagner une série de photographies. En fait, quand le livre verra le jour, en 1946, les photographies auront été remplacées par des lithographies d'Yves Brayer. Cendrars commence à tourner autour de ce qui deviendra la première Rhapsodie.
Au début de l'année 1944, Vigneau le sollicite de nouveau pour un texte sur Marseille destiné à constituer un album avec des illustrations de René Rouveret, un ancien matelot. La même année, Denoël propose à Cendrars de publier ses Poésies complètes, ce qui sera fait. C'est donc avec Denoël que Cendrars signe un contrat pour un texte déjà intitulé L'homme foudroyé, qu'il s'engage à fournir à la fin de l'année.
Ainsi, l'année 1943 forme pivot comme le dit la lettre dédicace à Edouard Peisson, premier chapitre du récit qui amalgame les trois sources pour les transformer en fleuve : les gitans, le plus ancien, qui forme la troisième partie avec ses quatre Rhapsodies, réparties en 32 séquences ("comme un jeu de cartes" dira plus tard l'écrivain) ; "Marseille" et "Le Vieux port" qui en sont la seconde et qui permettent l'introduction de La Redonne ; et enfin, L'Homme foudroyé qui, pour avoir fourni son titre à l'ensemble, est devenu "Dans le silence de la nuit".
Outre ces points de départ occasionnels, il y a au moins deux projets d'écriture qui forment l'horizon de L'homme foudroyé (voire de la tétralogie entière), l'idée d'écrire des Mémoires d'outre-vie (chroniques) et celle de La Carissima, biographie imaginaire de Marie-Madeleine. Chacun de ces livres-fantômes hante à sa manière cette explosion scripturale qu'est L'Homme foudroyé.



Cendrars, 1945

Blaise Cendrars photographié par Robert Doisneau, Aix-en-Provence, 1945.







première de couverture de la première édition

Première de couverture de la première édition. Le mot "roman", ajouté par l'éditeur, sera supprimé pour l'édition de 1947.
Cendrars le commentait avec virulence pour son jeune ami, J.-H. Lévesque : "Si encore ils l'avaient mis au pluriel ! Mais ce pluriel les aurait épouvantés." (cité par Leroy, Pléiade I, p.883)

Une impeccable construction

Malgré cette origine qui le ferait croire patchwork, L'Homme foudroyé est un récit superbement construit ce que, peut-être, l'épigraphe empruntée au Discours de la méthode de Descartes devrait faire soupçonner. On n'y prend garde car la citation semble bien n'indiquer qu'un contenu multiple "le grand livre du monde". Néanmoins, on pourrait se rappeler que Le Discours de la méthode fonde un parcours philosophique, que son auteur cherche à y établir des règles garantissant la possibilité d'une connaissance rationnelle, que Descartes, enfin, à l'encontre des traditions, le rédige en français et qu'il a longtemps paru un modèle de la langue classique. Si c'est bien la lecture du "grand livre du monde" que nous propose Cendrars, celle-ci ne va pas sans méthode dans l'organisation du récit qui débute dans la nuit des tranchées de la Grande Guerre pour se terminer dans la nuit parisienne sur le récit d'une autre guerre, intestine, entre les deux groupes de "gitanes" qui se disputent le pouvoir. D'une nuit à l'autre, Sawo, le copain de la Légion, gitan, déserteur, marginal et trafiquant de bijoux, noue les liens d'un récit qui procède par éclats, dans une confusion temporelle savamment régie (entre prolepses et analepses à partir d'une date d'ancrage, 1915 pour le premier livre ou 1927 pour le second, ou 1924 pour le troisième et de la date d'ancrage que représente 1943-44, le temps de l'écriture) pour célébrer la renaissance à l'écriture d'un écrivain qui, dès l'origine, s'était donné un nom programmatique : de la cendre qui brûle aux braises qui incendient.
Un savant déséquilibre organise les trois parties du livre :  le premier, assez bref,  "Dans le silence de la nuit" évoque en 9 chapitres, numérotés mais non titrés, le front, l'année 1915, l'ennui, la peur, la solitude — malgré la réelle fraternité qui existe entre les combattants —, univers de cendres et de désespérance, où l'homme seul, dans la nuit, ne peut que trembler, car rien n'a de sens et la mort est l'unique horizon, l'unique vérité aussi puisque, pour ces légionnaires, "Leur vie est neuf fois sur dix une vie imaginaire. Seule leur mort est réelle parce qu'ils ne sont plus là pour la raconter." (chap. 6)
Le deuxième livre, intitulé "Le Vieux-Port" est constitué de sept parties, titrées, certaines divisées en chapitres (la 3 "Une drôle de vierge" en 5 chapitres ; la 4 "La Redonne" en 7 ; la 5 "La femme à Mick" en 8 ; la 6 "Gens de mon commerce" en 5 ; la 7 "La dame en noir" en 10). Ce deuxième livre est aussi caractérisé par la présence de "NOTES (pour le Lecteur inconnu)"). Il est relatif à des événements qui se situent vers la fin des années vingt (Cendrars a réellement séjourné à La Redonne quelques semaines en 1927).
Le troisième livre déploie les quatre "Rhapsodies gitanes", chacune portant un titre ("Le fouet", "Les ours", "La Grand-route", "Les couteaux") et un dédicataire différent, mais toujours féminin, grandes dames réelles ou imaginaires, comtesse, infante, marquise , duchesse. Les titres des récits peuvent apparaître comme un résumé des attributs du monde nomade jouant tout autant du stéréotype que de la métonymie. Il est ainsi possible de lire les deux premiers livres comme une propédeutique aux "Rhapsodies", inversant ainsi le rapport temporel ; pour écrire les "Rhapsodies", il a fallu que l'écrivain invente le cheminement qui pouvait conduire de la mort à la vie ; qui pouvait intégrer la mort dans la vie, car les deux livres suivants ne sont pas dépourvus de souffrance et de deuils, mais déploient leurs histoires dans une durée, cessant par là même de prendre la figure de l'enfermement. A l'instar de la pièce de théâtre inventée par l'oncle de Sawo, transformant en fable la guerre des "gitanes", le "je" narrateur transforme et transfigure la vie avec ses aléas, mort incluse, en contes à dormir debout qui sont, comme disait Marthe Robert, "ceux qui nous tiennent le mieux éveillés." parce qu'ils interrogent toujours sur l'essentiel.



livre de poche

Première de couverture du livre de poche, 1960.

L'illustrateur, Daniel Dupuy, a choisi d'attirer l'attention sur les "Rhapsodies gitanes" et les trois personnages féminins peuvent renvoyer aux "trois Marie", lesquelles ont, par ailleurs, quelque chose à voir avec l'histoire de Marie-Madeleine, que finalement, Cendrars n'écrira pas. Les couleurs vives, un peu tapageuses même, ne sont pas sans rapport avec le caractère exhubérant du texte tout entier.

La tentation biographique

Parrot rapporte, en 1948, dans un des premiers livres critiques consacrés à Cendrars (Poètes d'aujourd'hui, Seghers), ce que disait ce dernier de son travail en cours [la rédaction de ce qui est communément nommé la tétralogie] : J'écris ma vie sur une machine à écrire, avec beaucoup d'application, comme Jean Sébastien Bach composait son Clavecin bien tempéré, fugues et contrepoint.
Ecrire "ma vie" qu'est-ce à dire ? Longtemps, les lecteurs, en ce sens peu découragés par le poète lui-même (cf. Les entretiens avec Michel Manoll), ont pris au pied de la lettre les histoires que Cendrars appelait déjà "vraies" dans un autre de ses titres.
Il est de fait que le récit (comme ceux qui suivent, et certains de ceux qui ont précédé) semble relever du genre autobiographique selon sa plus stricte définition, celle élaborée dans les années 1970 par Philippe Lejeune, puisque le nom de l'auteur sur la couverture, le nom du narrateur et le nom du personnage principal sont le même: Blaise Cendrars, et qu'un certain nombre de personnages évoqués appartiennent soit à l'histoire personnelle de l'auteur (Raymone, par exemple) soit à l'histoire tout court (Léger, le peintre, ou Le Rouge, l'écrivain, pour n'en citer que deux).
Pourtant l'évocation de la Nationale 10 qui, partant de Paris finit par se perdre dans des fondrières aux frontières du Paraguay, diagonale improbable du désir tirée vers une jeune femme qui tombe morte le jour où elle reçoit une lettre de l'écrivain, avait de quoi faire réfléchir.
Aujourd'hui, il est plus aisé de se détacher de cette idée trop simple. Le livre correspond bien davantage à un projet non mené à terme, celui des "Mémoires d'outre-vie", au-delà de la vie, au-delà du quotidien, la vie non pas nécessairement vécue par un sujet ("ma" comme possessif, la vie qui est la "mienne"), mais telle que ce "je" particulier la perçoit, la conçoit ("ma" au sens de "ma façon" de voir, de comprendre la vie). C'est à la fois la vie vécue d'un individu dans des espaces et des temps définis (la Guerre, la Redonne, le Brésil, la banlieue parisienne), la vie rêvée, projetée (celle de l'aventurier, séducteur irrésistible, homme d'affaires pressé aux intérêts multiples, brassant des millions et jetant l'argent à pleines poignées pour de bonnes ou de mauvaises raisons), une vie démultipliée de toutes les autres vies, autant celles des personnages rencontrés et imaginés, voire simplement imaginés, que celles des personnes vraiment connues (André Gaillard, le poète; Gustave Le Rouge l'écrivain, ou le peintre Fernand Léger, par exemple), croisées, tressées au carrefour de leur existence vécue et de ce qu'elles auraient pu être ou dû être pour s'accorder à ce qui est pressenti de leur vérité (la lecture de L'Homme foudroyé fait souvent résonner ces vers de son ami Apollinaire "Je connais gens de toutes sortes / Ils n'égalent pas leurs destins." ("Marizibill", Alcools), mais encore de la vie démultipliée par les livres, dans lesquels Cendrars puise volontiers, ou plus exactement qui sont bien davantage expériences que lectures, ceux qu'ils lisaient, qu'il avait lus, souvent difficiles à identifier tant les lectures de l'auteur étaient éclectiques, ou éventuellement ceux que d'autres avaient lus, comme son ami t'Serstevens lui fournissant des informations tirées de ses propres fiches (L'Homme que fut Blaise Cendrars. Souvenirs, 1972).
Dans le premier livre, la fin du chapitre 3 raconte le foudroiement du soldat van Lees, au cours de l'attaque de la ferme Navarrin, littéralement "volatilisé" par un obus. Et le narrateur conclut par ces mots : Que ce petit ex-voto de l'homme foudroyé lui serve d'oraison funèbre ! Bien que le terme "ex-voto" puisse désigner le paragraphe précédent, l'image inoubliable de l'événement, et "l'homme foudroyé" van Lees lui-même, il n'est pas interdit de l'élargir à tout le récit qui en devient une forme d'action de grâce rendue par un donataire qui serait par là un autre "homme foudroyé", l'auteur lui-même, qui dans la même attaque perd son bras droit et, à travers ce premier récit, fait naître son oeuvre d'écrivain de cet événement traumatisant. Le dernier mot, restant il est vrai à Sawo (Mais Sawo n'est-il pas ici un des nombreux doubles du narrateur ?), n'est-il pas "Amen" ?







Doisneau, banlieue de Paris, Ivry, 1946

Robert Doisneau, Ivry, 1946.

Doisneau et Cendrars font connaissance en 1945 lorsque Denoël envoie Doisneau, alors inconnu, photographier son nouvel auteur à Aix-en-Provence. Les "Rhapsodies" sont déjà écrites. L'intérêt des deux hommes pour la banlieue se rencontre même si leur point de vue est très sensiblement différent. Il aboutit, en 1949, à un album intitulé La banlieue de Paris.

Un art poétique

Car si L'Homme foudroyé est un recueil d'histoires, c'est d'abord et avant tout un hymne à la littérature et un art poétique. Sa première caractéristique en est la boulimie. Elle était déjà dans les premiers vers de La Prose du transsibérien... (1913) : Et je n'avais pas assez de sept gares et des mille et trois tours, comme elle se redit dans l'incipit de Vol à voile (1932) : A quinze ans on a les yeux plus gros que le ventre. / Et j'étais gourmand. [...] Je voulais tout voir, tout regarder. Rien n'a vraiment changé pour l'homme de 56 ans qui écrit à corps perdu dans sa cuisine d'Aix. Le "je" narrateur veut tout absorber, tout conserver, les humains (hommes et femmes) dans leurs beautés, leurs laideurs, leurs qualités, leurs défauts, leurs forces, leurs faiblesses ; les paysages dans toutes leurs différences, des champs de betteraves labourés par la guerre à l'intense lumière de la Méditerranée, des rues de Marseille aux terrains vagues de la banlieue parisienne, de la combe inattendue qui mène au hameau de La Pierre à la forêt brésilienne ; les sensations, toutes : la vue, bien sûr, mais aussi le toucher, l'ouïe, le goût (la cuisine occupe une place non négligeable) et l'odorat qui ouvre les premières pages du Vieux-Port ; les émotions, toutes : de la peur au désir, de la répulsion à la fascination, du mépris à l'admiration, de l'inquiétude à l'extase.
Il faut absorber le monde et le recomposer dans une belle "conjunture", pour reprendre le mot de Chrétien de Troyes. Cendrars ne dit pas autrement dans la définition qu'il donne du roman : Or, le roman a sa propre architecture et ses matériaux sont le réel et l'irréel, l'invention et le document, l'analyse des sentiments et la synthèse psychologique, les nerfs et le coeur, l'observation et le rêve, le vocabulaire et le verbe, l'action qui libère et la vision qui crée les personnages du roman ; c'est pourquoi  un roman est l'expression d'une conception héroïque de l'existence et c'est pourquoi le héros d'un roman est toujours aux antipodes des contingences de la vérité historique telle que les érudits, ces détectives scientifiques, ces policiers bertilloneurs de l'histoire, mais aussi ces saint-Thomas qui ne croient pas à la vie et à la résurrection, conçoivent cette vérité... ("Lettre dédicatoire à mon premier éditeur", Oeuvres autobiographiques, Pléiade, p. 16). Pour quoi, après tout, les éditions Denoël n'avaient pas tout à fait tort de cataloguer L'Homme foudroyé, "roman".
Sa deuxième caractéristique est l'oralité, c'est la leçon de Sawo a la fin du récit :  Un courrier qui vous rapporte un message se l'est raconté tout le long de la route et quand il vous le récite il y ajoute des détails de son cru, selon sa faculté d'élocution et son émotion, et pour donner plus de passion à la chose, il insiste et revient mille fois sur ces détails vrais qu'il a trouvés en cours de route. La parole est beaucoup plus vivante que l'écrit. Et à son tour quand on raconte, on brode sur du déjà brodé. Ainsi, on enserre la vérité dans un filet dont elle ne s'échappera jamais plus. Elle est ligotée. (Pléiade I, p. 503)
Cette oralité se manifeste de trois manières. D'abord, dans la présence continuelle d'un interlocuteur, le dédicataire au premier chef (et dans le cas de Peisson la dédicace constitue même le premier chapitre), mais aussi un ami comme J.-H. Lévesque avec lequel il mène une conversation fictive, ou le lecteur qu'il introduit d'abord par les pronoms (on / vous), puis par les notes qu'il lui destine ; le dialogue peut se révéler plus souterrain puisqu'il est celui de l'écrivain avec les autres écrivains, de l'oeuvre avec les autres oeuvres, y compris les siennes. Ensuite par le rythme des phrases, une alternance de périodes (souvent constituées d'accumulations) et de phrases brèves, quelquefois réduites au mot seul ; par les jeux avec le lexique, de l'archaïsme "emmi" (Furetière le dit déjà "vieux"), l'emprunt littéraire "un trotte-menu" (cf. La Fontaine : "la gent trotte-menue", "Le Chat et un vieux rat") au néologisme, "micassure", "myrophore" (porteur de parfum), en passant par le mot rare, "zinzinuler", ou les expressions argotiques "gourbi" (habitation), "bougie" (pour "expression", "visage"), "la tour pointue", métonymie désignant le quai des Orfèvres à Paris, c'est-à-dire la préfecture de police ; souvent associant les uns aux autres, ainsi des "gueules


adustes" où un terme familier, voire argotique, est qualifié à l'aide d'un adjectif rare ; une syntaxe appartenant à l'oral, le plus souvent dans les dialogues, nombreux, tout autant que littéraire dans un respect soigneux des concordances de temps ; enfin, par les récurrences (la drogue en est une), les reprises et les répétitions, conformément à la leçon de Sawo, qui couturent le texte (ex. J'arrivais d'Egypte et du Haut-Soudan que l'on retrouve à 6 pages d'intervalle, ou Marseille appartient à qui vient du large, à 25 pages d'écart, c'est dire que le lecteur n'y prète pas nécessairement attention mais qu'il en ressent, même sans en avoir conscience, la fonction poétique).

L'ensemble dégage une impression de naturel, de spontanéité, donc d'authenticité, qui est, bien sûr, le comble de l'art.

 

Fernand Léger, 1924

Fernand Léger, Charlot cubiste, 1924
Eléments en bois peints, cloués sur contreplaqué

Une galerie de portraits

Si L'Homme foudroyé est une longue promenade spatio-temporelle, le récit est aussi un livre des portraits. Portraits de légionnaires, de groupe autant que d'individus (van Lees, le foudroyé ;  Coquoz ; Tarasa ; Faval ; Sawo) ; portraits de mauvais garçons, Victor, Félix; portraits de gens ordinaires, les pécheurs de La Redonne ou Madame Caroline, la couturière ; portraits d'individus surprenants comme Jicky, le photographe, qui se conclut sur une comparaison tout aussi surprenante ; portrait du père François, ancien charretier, conducteur d'automobile et propriétaire d'un terrain dans la Zone, portrait de M. Jean, fabriquant de mannequins, sans parler des "gitanes", le Grélé, le Balafré, Marco le transylvanien, dresseur d'ours et de petits Charlots, sans parler des portraits d'André Gaillard, poète suicidaire, de Gustave Le Rouge, feuilletonniste, journaliste, chimiste, maniant le fouet avec autant de dextérité que le père François, celui de Léger en rôdeur de banlieue, et tant d'autres.
Et surtout portraits de femmes, souvent au vitriol, à commencer par celui de Diane de la Panne (ou la guigne) surnommée Diane pour sa double qualité de chasseresse et de vierge (selon les affirmations du narrateur), et la panne pour avoir été rencontrée alors que sa voiture était en panne.
Celui de la "femme à Mick", Sophie aux "dents de louve".
Celui d'Antoinette, amoureuse de 17 ans se révélant lesbienne et se faisant enlever (ou enlevant) la femme de Le Rouge,  Marthe. Celui de Marthe elle-même, personnage trouble et inquiétant autant que douloureux.
Celui de Mme de Pathmos, flamboyante et richissime sud-américaine ou de Paquita, Mexicaine et gitane, mais tout aussi riche que la précédente, initiatrice de l'alphabet aztèque, personnage qui fabrique des poupées en mise en scène de sa vie, comme Manuel Seca, le pompiste de la forêt brésilienne sculpte un chemin de croix dont tous les personnages sont juchés sur des voitures.
Tous les portraits mettent en évidence la dualité des êtres ou plus exactement leur profondeur, l'impossibilité de les comprendre, chaque facette de leur être contredisant la précédente et contredite par la suivante. Non seulement, ils échappent à l'observateur, mais le plus souvent, ils s'échappent à eux-mêmes. Il faut savoir prendre les gens comme ils sont. Les mensonges aussi font partie de la personnalité. (Pléiade I, p. 225)



Tamara de Lempicka

Tamara de Lempicka (1898-1980), Autoportrait à la Bugatti, 1925.


Mystère des êtres qui est aussi le mystère de leurs rapprochements, et d'abord celui des sexes. Les couples, hormis celui de Tite et de Félix, étant le plus souvent des entreprises de destruction réciproque. Les femmes, à ce jeu pervers, paraissant plus et mieux armées que les hommes. La "Salomé" des symbolistes n'est guère loin.

Une quête du sens

Des portraits à la géographie poétique du roman, des anecdotes aux digressions, L'Homme foudroyé entraîne son lecteur dans un réflexion métaphysique sur le sens de la vie (l'ombre de Pascal et des Pensées hante tout le premier livre), celle des êtres particuliers, comme celle de la vie en général. Une quête inscrite dans la tension entre la mort et la vie, des tranchées de la Grande Guerre à la plaine ouverte où est exécuté Marco-le-transylvanien ; entre le haut, le ciel, les envols (oiseaux et avions) et le bas, le souterrain, le caché, dont Marseille est emblématique qui occulte dans ses tréfonds ses origines gréco-latines; entre les apparences (multiples, par ailleurs) des êtres et leur vérité (qui n'est sans doute que celle de la superposition, juxtaposition de toutes ces apparences contradictoires). Le narrateur s'y définit comme amant du secret des choses (Pléiade I, p. 517). Le tout aboutissant à l'acceptation, Amen. La cruauté du monde et des êtres, la souffrance et le plaisir, tissent en un seul ensemble les contradictoires. Si Une vie ne prouve rien comme l'affirme le narrateur, de nombreuses vies ne prouvent pas davantage mais font chatoyer les merveilles du "grand livre du monde."
Et le lecteur, comme le narrateur à la fin du deuxième livre, éprouve lui aussi le sentiment d'une immense Ode à la joie, célébrant tout ensemble le monde et les êtres qui s'y agitent et dont l'existence trouve sa justification dans la beauté qu'elle fait naître d'être mise en mots, cessant ainsi d'être périssable.





A lire
: un article de Patrick Williams sur les gitans dans le récit.
un article de Henri Bordillon qui permet, grâce à l'exemple de Le Rouge, de mieux apprécier la transformation littéraire de la réalité dans le récit de Cendrars.



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