Capitaine Conan, Roger Vercel, 1934

coquillage



Thème, La Grande guerre : 1. Le Feu, Henri Barbusse  (1916) - 2. Les Croix de bois, Dorgelès (1919) - 3. Ceux de 14, Genevoix (1916-1921 )- 4. L'Adieu aux armes, Hemingway (1929, traduit en français 1932) - 5. La Main coupée, Cendrars (1946) -







couverture

Couverture du livre de poche, 1953

     La guerre, même dans les pays qui vivent en paix, est une interrogation récurrente. Outre les dommages qu'elle inflige à ceux qui la subissent, soldats, populations civiles, villes, campagnes, elle agit en ondes concentriques, finissant par atteindre tout et tous. Il semble que les hommes ne parviennent pas à s'en débarrasser. Pourtant, la littérature ne cesse d'y penser et d'en montrer à la fois les horreurs et l'absurdité.
     La Grande Guerre (1914-1918)
a été, non seulement un moment terrible pour le monde (dix millions de morts sans compter les blessés et les handicapés à vie), mais aussi un véritable traumatisme dont le XXIe siècle prend encore la mesure puisque la littérature contemporaine comme le cinéma reviennent régulièrement sur ces quatre années et celles qui ont suivi, comme l'avait fait, par exemple, Bertrand Tavernier en adaptant Capitaine Conan en 1996.
     Ce roman appartient à la longue série (qui n'est pas seulement française) d'oeuvres tentant de comprendre et, peut-être, de dépasser l'événement.
Bien que publié quelques quinze ans après les événements qu'il relate, son succès a été réel. Il a même reçu le prix Goncourt l'année de sa parution, en 1934.
Lorsqu'est lancé le livre de poche, en 1953, le roman est le 9e volume de la collection ce qui signe sa notoriété car le Livre de poche ne prenait pas de risques, il fallait que la marchandise fût sûre de trouver preneur. Cela ne l'empêche nullement d'être un excellent roman.
L'écrivain l'a dédié à Jean des Cognets (1884-1961), son aîné de dix ans, écrivain, journaliste, alors directeur général du Petit Echo de la Mode, mais participant aussi à Ouest-Eclair.

L'auteur

     Il n'y a pas grand chose à en dire. Il est né Roger Delphin Auguste Cretin le 8 janvier 1894 au Mans. Son père meurt en 1896. Il est élevé par sa mère. Il a commencé des études de lettres lorsqu'éclate la première guerre mondiale. Mobilisé, sa mauvaise vue lui vaut d'être affecté dans les services sanitaires. Il est brancardier. Blessé au bras, gazé par l'inhalation d'ypérite en Argonne (ce qui le handicape pour le reste de sa vie), après sa convalescence, il est orienté, en 1917, vers l'école militaire de Saint Cyr pour y suivre une formation d'officier. Il est ensuite envoyé sur le front d'Orient, chargé de propagande et ensuite magistrat instructeur à la prévôté ("Formation de gendarmerie placée sous le commandement d'un prévôt, chargée de la police d'une caserne ou d'une armée en campagne, qui exerce, en outre, une juridiction sur les forces françaises en territoire étranger".TLF). Comme le reste de l'armée d'Orient, il ne sera démobilisé qu'en 1919.






Vercel, 1934

Roger Vercel en 1934, au moment du Goncourt.

     De retour en France, il reprend ses études de Lettres. Celles-ci une fois terminées, il est nommé, en 1920, professeur au collège de garçons de Dinan, une petite ville de Bretagne, non loin de Saint-Malo. Le climat maritime lui a été recommandé par les médecins en raison de ses poumons en mauvais point.
C'est à Dinan qu'il va vivre le reste de sa vie.
En 1927, il soutient une thèse de doctorat sur Corneille. Sa thèse complémentaire, "Lexique comparé des métaphores dans le théâtre de Corneille et Racine", lui vaut un prix de l'Académie française, en 1929.
La vie de Vercel est donc celle d'un professeur de lettres discret qui écrit durant les vacances, comme bien d'autres.
Il publie son premier roman en 1930, Mon père Trajan, sous le pseudonyme de Roger Vercel (peut-être le souvenir d'un village de Franche Comté dont sa famille était originaire) qui, en 1936, devient son patronyme officiel. Les romans qui suivent sont eux aussi inspirés de ses années de guerre, spécialement dans les Balkans.
     Mais la véritable passion de Vercel est la mer. Et la majorité de ses oeuvres ont pour cadre l'océan et pour personnages les marins, en particulier ceux des temps héroïques de la marine à voile, mais pas toujours, ainsi de Remorques (1935) racontant une histoire très contemporaine.
A partir de 1941, il demande et obtient chaque année sa mise en disponibilité. En 1945, il sera mis à la retraite d'office.
Vercel a épousé une Bretonne, et le couple a deux enfants, Simone (1923-2015) et Jean (1929-2011). L'écrivain s'éteint à Dinan, le 26 février 1957, à 63 ans.

La polémique
: en 2011, un bel esprit a déterré un article publié en octobre 1940 dans Ouest-Eclair (devenu aujourd'hui Ouest-France) par Vercel.
L'article fleure un antisémitisme indéniable, fondé sur une argumentation sinistrement imbécile. Pas de quoi se vanter, certes. Mais pas non plus de quoi grimper au plafond. A la Libération, le Comité National des Ecrivains dont l'indulgence était fort limitée n'a rien trouvé à redire à cette période de la vie de Vercel, sa légion d'honneur ne lui a pas été retirée. Bref, ceux qui l'ont jugé, alors, ont admis que même un écrivain a le droit d'être idiot. On ne sache pas que cet article ait eu d'autres conséquences que celle-ci. On peut continuer à lire Vercel sans risquer de tomber dans les mêmes vaticinations crétines. Jean des Cognets, en revanche, directeur politique du journal sera lui condamné à deux ans de prison et à l'indignité nationale.
     Et d'ailleurs s'il fallait une caution à Vercel, il a celle de Primo Levi qui l'avait découvert dans Remorques, le premier livre qu'il lisait après son internement à Auschwitz (il raconte, à la fin de Si c'est un homme, comment le livre lui tombe entre les mains sans préciser ce dont il s'agit) mais il le précise dans A la recherche des racines. Anthologie personnelle, paru en 1981, où il écrit : "J'ignore tout de Roger Vercel. S'il est vivant ou mort. Mais je serai content qu'il soit vivant et sain et continue à écrire, car sa manière d'écrire me plaît. J'aimerais écrire comme lui, et avoir raconté les choses qu'il raconte. " Gageons que ce qu'avait aimé Primo Levi c'était la place du travail dans le roman.



Le roman



La  guerre
     Le roman, comme le lecteur peut s'y attendre,  en raison du titre, va proposer une vision de la guerre. Elle ne sera pas différente pour l'essentiel de celles que proposaient, en leur temps, Barbusse ou Dorgelès ou encore Genevoix : le froid, la boue, la malnutrition, les marches forcées dans un paysage détruit, à quoi va s'ajouter la misère des maladies, paludisme, dysenterie ; mais là s'arrêtent les points communs car le front dont il est question est celui d'Orient. C'est la première particularité du roman, les soldats sont à l'étranger, encore plus loin de chez eux si l'on peut dire, encore plus isolés.
    La deuxième particularité est que le roman commence au moment de l'armistice, le 22 novembre 1918, exactement. Mais pour ces soldats-là, la démobilisation n'interviendra que quelques six mois après, en 1919. Le récit va donc montrer des soldats dans le contexte d'occupation d'un pays étranger, d'abord en Roumanie (Bucarest), puis près de Sofia (Bulgarie), enfin sur les bords du fleuve Dniester, au sud-est de Bender dans l'actuelle Moldavie.




Douanier Rousseau
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Henri Rousseau dit Le Douanier Rousseau, La Guerre ou la chevauchée de la discorde, 1984, Paris, Musée d'Orsay.



Extrait du premier chapitre :

"Nous sommes au 22 novembre. En cinq semaines, pendant la traversée au pas de course, de la Macédoine, puis de la Bulgarie, le long des six cents kilomètres de montagnes, les trois quarts du régiment ont fondu. J'ai vu mes hommes, un à un, tomber, sur les genoux, quand ça montait, sur le dos, à la descente des cols. J'allais à eux, je leur disais stupidement :
— Eh bien  ! quoi, alors, mon vieux, ça ne va plus ?...
Pas un ne me répondait, ils ne me regardaient même pas, verdis, vidés qu'ils étaient par la dysenterie. Tout leur pauvre corps s'en était allé en eau, le long de la terrible route. Ce n'était plus que des sacs d'os, des sacs de peau terreuse."






Steinlein

Théophile Alexandre Steinlein (1859-1923), soldat convalescent assis, 1919, Paris, Musée d'Orsay

En quinze chapitres, le récit raconté par un narrateur-personnage à la première personne, bien des années après, au début des années 1930,  puisque son dernier chapitre rapporte sa rencontre avec Conan retourné à la vie civile (sa femme a 35 ans selon le narrateur), peut apparaître comme une sorte d'hommage ambivalent au personnage éponyme. Il répondrait, en somme, au désir formulé par Conan de ne se souvenir de lui que "vivant", selon ses termes, en citant quelques-uns des épisodes que relate le roman.

Les Personnages :

Le narrateur : il est lieutenant. Il s'appelle Norbert, ce n'est qu'au dernier chapitre que le lecteur apprend son prénom, "André" (dont il n'est pas mauvais de se rappeler l'origine grecque "Andros" : homme). Il était à Ypres en 14, en Champagne et dans la Somme en 15. Il est l'ami de Conan, ce qui suprend compte tenu de leurs différences à la fois de culture et de sensibilité. Il était étudiant en lettre avant la guerre, ce qui explique aussi l'amitié que lui accorde de Scève, de cinq ans son aîné. Il ne désire qu'en finir avec la guerre, mais il se voit chargé d'abord du rôle de défenseur dans les Conseils de guerre (le "tourniquet" ou le "falot" dans l'argot des soldats), puis de celui d'accusateur, "commissaire-rapporteur près le conseil de guerre" (fin du chap. 5), avant d'être renvoyé à son corps d'origine en refusant de juger Conan, accusé "d'homicide volontaire".
Il est sensible, déteste la violence, déteste aussi la bêtise militaire consistant à accabler de pauvres diables pour des délits ridicules, porté à comprendre plus volontiers qu'à juger, mais avec aussi un sens aigu de la justice, c'est donc à travers son regard et son expérience que le lecteur fait face au problème que pose toute guerre, l'affrontement du droit et de la force. Conan le fascine autant qu'il le répugne et l'exaspère.
Conan : il a 23 ans, en 1917, lorsqu'il rejoint l'armée d'Orient. "C'est un Breton, un Malouin râblé, à épaules larges, avec de gros bras durs et une tête ronde". Lieutenant au début du récit, il devient capitaine en 1919. Il commande un corps franc ainsi défini, avec délicatesse, par le TLF : "Petit groupe militaire formé sur la base du volontariat spécialement constitué et entraîné pour s'acquitter d'opérations isolées et délicates." ("isolée" = coup de main, "délicate" = meurtrière). Il est têtu, colérique, orgueilleux, sûr de lui et de ses talents mais il est aussi incapable de comprendre que la guerre ne peut être une fin en soi. Ne supporte ni la discipline, ni la contradiction ; persuadé d'avoir "gagné la guerre", lui et ses quelques trois mille semblables ; pour avoir risqué leur vie, être devenus des assassins pour leur pays, ils estiment que tout leur est dû. Il se conduit avec brutalité, prenant ce qu'il veut, qu'il s'agisse d'alcool, de femme, ou de nourriture, sans se préoccuper des autres. Mais il est aussi ambigu, car devant la lâcheté du jeune Erlane, il est plein d'indulgence, estimant que la peur est un sentiment qui existe, une émotion incontrôlable ; qu'il n'y a, en somme, pas plus de raison de s'étonner de cela que du courage, à l'inverse, de lui et de ses hommes, donc pas plus de raison de blâmer que de louer.




couverture 1988


Première de couverture, Albin Michel, 1988. Elle est due à Pierre Faucheux (1924-1999) qui a choisi le bleu horizon des uniformes et une mise en page très stricte, utilisant deux couleurs de caractères pour encadrer l'autochrome central : portraits de deux soldats dans une tranchée. La "propreté" et la discrétion contrastent avec les couleurs violentes et tapageuses du livre de poche en 1953.

De Scève : militaire de carrière, aristocrate, doit avoir la trentaine. Cultivé, peu enclin, semble-t-il, à se soumettre aux formalités de la vie de caserne, il n'assiste pas au défilé militaire célébrant l'armistice, considérant "un peu sommaire [...] un défilé" pour clore "quatre ans d'une guerre pareille par un tour de ville derrière la grosse caisse." Mais il est aussi rigide, à la limite de l'inquiétant, comme le montre l'incident avec son cheval qu'il s'entête à vouloir faire franchir un obstacle. Le narrateur en est effrayé. De Scève tue, tout autant que Conan, mais il le fait selon les règles.
Erlane : Jean-René (le fait que le prénom soit donné d'emblée, alors que les autres n'ont que leur nom de famille, conforte son statut infantile), 19 ans, un "gosse" couvé par sa mère qui l'a élevé seule dans un entourage strictement féminin qui conduit le narrateur à s'interroger "[...] s'il a dix neuf ans sur sa plaque d'identité, il n'en a pas quinze au visage... Et à l'âme, combien ?... C'est toute l'affaire !"
Erlane est, en somme, la pierre de touche qui permet de révéler des aspects peu visibles des autres personnages : la volonté désespérée de Norbert de sauver "l'enfant" des conséquences d'un acte non réfléchi, non conscient ; son souci de comprendre l'autre ; la finesse de Conan et sa capacité de juger les hommes pour ce qu'ils sont, Erlane ou de Scève ; la rigidité effrayante de de Scève et surtout son incapacité à assumer ses erreurs en se réfugiant dans les aspects formels de la réalité.

Etre ou ne pas être

     Les autres personnages, assez nombreux, ne sont guère là que pour élargir les interrogations que le quatuor permet de poser. Ils fournissent les anecdotes à partir desquelles se confrontent des valeurs. Le roman instille le trouble dans l'esprit du lecteur dans la mesure où justement rien n'y est blanc ou noir. Qu'est-ce qui doit primer pour orienter le comportement d'un être humain ? Peut-on hiérarchiser les êtres humains comme le fait Conan pour lequel le vaincu a toujours tort, une prostituée n'est pas une femme mais un objet, et l'auteur d'une action héroïque, définitivement, un héros, autrement dit, au sens étymologique du terme, un demi-dieu ?
    Que fait la guerre aux hommes ? Pour la majorité d'entre eux (comme Norbert, mais d'une certaine manière aussi, pour les hommes qu'il défend ou accuse au Conseil de guerre) elle est un enfer (souffrances quotidiennes, la faim, le froid, la maladie, la solitude, la continuelle menace de mort, tuer ou être tué) ; elle les détruit de l'intérieur, néanmoins, elle laisse à peu près intacte la hiérarchie des valeurs héritée de leur éducation, mais pour certains (Conan et ses "3000") elle est le terrain de jeu sur lequel se débarasser de toutes les entraves, devenir maître de soi (et par là même des autres). Ainsi Beuillard et Grenais, hommes de Conan, tout comme lui, ne s'embarrassent pas de formalités : vol à main armée, assassinats, faux témoignages. Quelle importance puisque les victimes sont des vaincus (les "Buls", entendons "Bulgares" alors que l'aventure se déroule en Roumanie, désinvolture et indifférence à l'égard de l'autre), ou des prostituées ? Quelle importance puisque dans ce grand jeu, une seule chose compte "gagner", "être le vainqueur"? Le premier chapitre avec le dialogue entre Conan et ses hommes qui commence par "Où as-tu tué ton premier, toi ?" l'annonce d'emblée : la guerre, c'est l'assassinat érigé en valeur suprème, et le meurtre de l'autre, c'est l'affirmation de soi.
Mais les mêmes sont capables d'abnégation et de sacrifice, le nombre inusité de leurs décorations le prouvait avant même qu'ils le démontrent lors de l'attaque des Russes (chapitre 14) sur le Dniester. Alors ?
Norbert est à la fois, comme le lecteur, horrifié de leurs comportements, et comme à l'égard de Conan, admiratif en dépit de tout : "[...] et je me rappelai qu'ils ne tuaient si bien que parce qu'ils avaient le goût de tuer. Ils me firent horreur dans le même instant où je songeais qu'ils m'avaient sauvé la vie", note le narrateur à la fin du chapitre 14.


Le dernier chapitre du roman est certes un épilogue, mais nullement une conclusion, car la question reste entière : lorsqu'une société à "lâché" les fauves en jugeant qu'elle en avait besoin (et tous les hommes portent en eux ce "fauve") qu'en fait-elle lorsque ses besoins changent ? Il a fallu longtemps pour admettre que la guerre détruisait bien au-delà des champs de bataille ; la littérature, comme souvent, a anticipé ces questionnements et Vercel dans Capitaine Conan a été l'un des premiers à poser le problème, car son personnage tient tout entier dans son titre, cessant d'être "capitaine" d'un corps franc actif, il ne lui reste plus qu'à se suicider, par morceaux, comme il le dit lui-même, en noyant son mal-être, son inexistence dans l'alcool.




A consulter
: Sur l'actualité de la Grande guerre : un article de Pierre Nora (Académie française, 2014)
Pour régler les problèmes de vocabulaire (argot militaire) : Le Poilu tel qu'il se parle, Gaston Esnault, 1919 et L'Argot de la guerre, Albert Dauzat, 1918.



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