DRAGONS : La Légende dorée, Jacques de Voragine, XIIIe siècle

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Autres textes relatifs aux dragons
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Jacques de Voragine (moine italien, né entre 1225 et 1230, mort en juillet 1298)

La Légende dorée (composé avant 1264, ce livre rassemble des vies de saints et des développements sur les principaux temps sacrés du calendrier catholique) est une oeuvre dont le succès fut intense; Ecrite en latin, elle a été aussitôt traduite dans la plupart des langues vulgaires. On lui connaît 18 éditions en français (Febvre & Martin, L'Apparition du livre, Albin Michel, 1999, p. 354)
Le texte ici proposé provient de l'éd. Garnier Flammarion, coll. GF,  1967, traduit du latin par l'abbé Jean-Baptiste Marie Roze (1810-1899). Sa traduction a paru en 1900, un an après sa mort.
Le titre latin est "Legenda aureae", il est attribué à l'oeuvre vers le XVe siècle. Attention à "legenda", mot issu du verbe "legere" : lire, la légende, ici, c'est ce qui doit être lu ; ce n'est que plus tard que le terme désignera des récits merveilleux, peut-être parce que les vies de saints étaient chargées d'événements extraordinaires, de miracles. Quant à l'adjectif "aureae", il souligne le caractère important, donc précieux comme l'or de ces récits.
La vie de saint Georges est la 43e vie de saints qui est ici proposée et l'histoire du dragon est le premier acte miraculeux de saint Georges.







   


  Georges, tribun, né en Cappadoce, vint une fois à Silcha, ville de la province de Libye. A côté de cette cité était un étang grand comme une mer, dans lequel se cachait un dragon pernicieux, qui souvent avait fait reculer le peuple venu avec des armes pour le tuer ; il lui suffisait d'approcher des murailles de la ville pour détruire tout le monde de son souffle. Les habitants se virent forcés de lui donner tous les jours deux brebis afin d'apaiser sa fureur ; autrement c'était comme s'il s'emparait des murs de la ville ; il infectait l'air, en sorte que beaucoup en mouraient. Or, les brebis étant venues à manquer et ne pouvant être fournies en quantités suffisantes, on décida dans un conseil qu'on donnerait une brebis et qu'on y ajouterait un homme. Tous les garçons et les filles étaient désignés par le sort, et il n'y avait d'exception pour personne. Or, comme il n'en restait presque plus, le sort vint à tomber sur la fille unique du roi, qui fut par conséquent destinée au monstre. Le roi tout contristé dit : "Prenez l'or, l'argent, la moitié de mon royaume, mais laissez-moi ma fille, et qu'elle ne meure pas de semblable mort." Le peuple lui répondit avec fureur : "O roi, c'est toi qui as porté cet édit, et maintenant que tous nos enfants sont morts, tu veux sauver ta fille ? Si tu ne fais pour ta fille ce que tu as ordonné pour les autres, nous te brûlerons avec ta maison." En entendant ces mots, le roi se mit à pleurer sa fille en disant : "Malheureux que je suis ! Ô ma tendre fille, que faire de toi ? Que dire ? Je ne verrai donc jamais tes noces ?" Et se tournant vers le peuple : "Je vous en prie, dit-il, accordez-moi huit jours de délai pour pleurer ma fille." Le peuple, y ayant consenti, revint en fureur au bout de huit jours, et dit au roi : "Pourquoi perds-tu le peuple pour ta fille ? Voici que nous mourrons tous du souffle du dragon." Alors le roi, voyant qu'il ne pourrait délivrer sa fille, la fit revêtir d'habits royaux et l'embrassa avec larmes, en disant : "Ah ! Que je suis malheureux ! Ma très douce fille, de ton sein j'espérais élever des enfants de race royale, et maintenant tu vas être dévorée par le dragon. Ah ! Malheureux que je suis ! Ma très douce fille, j'espérais inviter des princes  à tes noces, orner ton palais de pierres précieuses, entendre les instruments et les tambours, et tu vas être dévorée par le dragon." Il l'embrassa et la laissa partir en lui disant : "Ô ma fille,  que ne suis-je mort avant toi pour te perdre ainsi !" Alors elle se jeta aux pieds de son père pour lui demander sa bénédiction, et le père l'ayant bénie avec larmes, elle se dirigea vers le lac. Or, saint Georges passait par hasard par là, et la voyant pleurer, il lui demanda ce qu'elle avait.  "Bon jeune-homme lui répondit-elle, vite, monte sur ton cheval ; fuis, si tu ne veux pas mourir avec moi." "N'aie pas peur, lui dit Georges, mais dis-moi, ma fille, que vas-tu faire en présence de tout ce monde ?" "Je vois, lui dit la fille, que tu es un bon jeune-homme ; ton coeur est généreux : mais pourquoi veux-tu mourir avec moi ? Vite, fuis !" Georges lui dit : "Je ne m'en irai pas avant que tu m'aies expliqué ce que tu as." Or après qu'elle l'eut instruit totalement, Geroges lui dit : "Ma fille, ne crains point, car au nom de J.-C., je t'aiderai." Elle lui dit : "Bon soldat ! Mais hâte-toi de te sauver, ne péris pas avec moi ! C'est assez de mourir seule ; car tu ne pourrais me délivrer et nous péririons ensemble." Alors qu'ils parlaient ainsi, voici que le dragon s'approcha en levant la tête au-dessus du lac. La jeune fille toute tremblante dit : "Fuis mon seigneur, fuis vite." A l'instant Georges monta sur son cheval, et se fortifiant du signe de la croix, il attaque avec audace le dragon qui avançait sur lui : il brandit sa lance avec vigueur, se recommande à Dieu, frappe le monstre avec force et l'abat par terre : "Jette, dit Georges à la fille du roi, jette ta ceinture au cou du dragon ; ne crains rien mon enfant." Elle le fit et le dragon la suivait comme la chienne la plus douce. Or, comme elle le conduisait dans la ville, tout le peuple témoin de cela se mit à fuir par monts et par vaux en disant : "Malheur à nous, nous allons tous périr à l'instant !" Alors saint Georges leur fit signe en disant : "Ne craignez rien, le Seigneur m'a envoyé exprès vers vous afin que je vous délivre des malheurs que vous causait ce dragon : seulement, croyez en J.-C., et que chacun de vous reçoive le baptème, et je tuerai le monstre." Alors le roi avec tout le peuple reçut le baptème, et saint Georges, ayant dégainé son épée, tua le dragon et ordonna de le porter hors de la ville. Quatre paires de boeufs le traînèrent hors de la cité dans une vaste plaine. Or ce jour-là vingt mille hommes furent baptisés, sans compter les enfants et les femmes.
[...]

Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. Garnier-Flammarion, coll. GF, 1967, tome 1, p. 296-298








Sano di Pietro, XVe siècle

"Saint Georges et le dragon", Sano di Pietro, XVe siècle. (Sienne, musée diocésain)



Ucello

Paolo Ucello (1397-1475), Saint Georges combattant le dragon. (une des versions du combat, entre 1439 et 1440. Peinture sur bois. Paris, musée Jacquemart-André). Voir la version conservée à la National Gallery, peinture à l'huile vers 1470.



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