Vingt
mille lieues sous les mers, Jules Verne, 1869/1871
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Rédaction et publicatonLe roman a eu une longue gestation (4 ans) entre l'impulsion dont Jules Verne lui-même attribue le mérite à George Sand qui, dans une lettre du 25 juillet 1865, après l'avoir remercié du plaisir que lui avaient donné ses précédents romans se plaignait de ne pas en avoir d'autres à sa disposition et suggèrait : "J'espère que vous nous conduirez bientôt dans les profondeurs de la mer et que vous ferez voyager vos personnages dans ces appareils de plongeurs que votre science et votre imagination peuvent se permettre de perfectionner."Ainsi fut fait. Mais il faut ajouter que Verne était alors en pleine rédaction des Enfants du capitaine Grant et qu'à partir de la fin de l'année 1866, Hetzel, son éditeur, lui confie la rédaction d'une Géographie illustrée de la France et de ses colonies dont l'auteur, Théophile Lavallée, doit interrompre sa collaboration (il est malade et va mourir en août 1867) n'ayant, en tout et pour tout, rédigé qu'une préface. Ce n'est, en fait, qu'en 1867, que Verne peut vraiment se lancer dans l'écriture de ce qui deviendra le plus célèbre de ses romans. Mais si l'impulsion est donnée par George Sand, d'autres écrivains fournissent un horizon dont l'influence est d'autant plus certaine que Verne en fait l'aveu dans son texte : le Victor Hugo des Travailleurs de la mer (1866), La Mer de Michelet auquel il emprunte beaucoup et les textes d'Edgar Poe relatant des aventures marines, dont celle qui fournit une partie de la conclusion, "Une descente dans le Maelström", 1841, traduit par Baudelaire en 1845 mais publié en 1855. Ces grands noms ne sont, naturellement, pas les seuls à inspirer l'écrivain. Comme à son habitude, il accumule la documentation, celle qu'il puise dans les encyclopédies (y compris le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse), chez les naturalistes, mais aussi dans les ouvrages des vulgarisateurs, par exemple Arthur Mangin (1824-1887) ou Alfred Frédol (nom de plume du zoologiste Alfred Moquin-Tandon, 1801-1863). Comme d'habitude aussi, au cours de la rédaction de ses romans, les échanges sont nombreux avec Hetzel et soulignent souvent leurs désaccords autant sur la caractérisation des personnages que sur la succession des péripéties. Parfois, Hetzel impose son point de vue (Nemo ne sera pas Polonais), parfois Verne convainc Hetzel d'accepter ses propositions. La majorité de leurs discussions portent sur le personnage de Nemo. L'oeuvre se présente en deux parties : la première, constituée de 25 chapitres, la seconde de 23. Tous les chapitres sont titrés de manière exclusivement informative. Le titre du roman, lui, n'a pas été immédiatement trouvé. L'auteur a d'abord pensé à "Voyage sous les eaux" (1866), puis "Voyage sous les océans" (janvier 1867), avant d'opter pour "25 000 lieues sous les mers" (mars 1868) qu'il finira par arrondir à "20.000" et doter d'un sous-titre "Tour du monde sous-marin". L'œuvre est d'abord publiée en feuilleton dans le Magasin d'Éducation et de Récréation du 20 mars 1869 au 20 juin 1870. Le roman paraît ensuite en deux volumes en 1869 et 1870. La grande édition (in-folio), illustrée par Alphonse de Neuville et Édouard Riou (111 dessins dont deux cartes, gravés par Hildibrand), paraît en 1871 ; à la fin de l'année, comme il deviendra habituel, fournissant ainsi les étrennes des enfants de la bourgeoisie. |
![]() Caricature de Chape parue dans L'Algérie comique, Oran, 1883. Elle est légendée "M. Jules Verne" (au-dessus du dessin) "Allant recueillir aux bonnes sources des renseignements authentiques sur le monde sous-marin" |
![]() Représentation de l’orbis terrarum (O T) surmonté du Paradis d'où coulent les quatre fleuves évoqués par la Bible (Genèse, II, 8-10), enluminure du Livre des propriétés des choses de Barthélemy l'Anglais, env. 1480, BnF Au Moyen Âge, le mythe du fleuve Océan (Okéanos) est transposé graphiquement en un anneau aquatique infranchissable encerclant la Terre représentée comme un disque (orbis terrarum, « le cercle des terres »). |
Un extraordinaire voyageComme la collection qui l'accueille le promet, le roman de Verne offre à son lecteur tous les vertiges de l'inconnu. Jules Verne avait déjà proposé un Voyage au centre de la terre (1864), puis une excursion vers la lune (De la terre à la lune, 1865), il s'agit maintenant d'explorer les fonds des océans, aventure relevant alors de la fiction scientifique. Embarqués par accident à bord d'un vaisseau sous-marin alors pris en chasse par la marine américaine, le professeur Pierre Aronnax et ses deux compagnons, son domestique, Conseil, et le harponneur canadien, Ned Land, participant à la même expédition, vont découvrir de l'intérieur toutes les mers du monde. Partant du Pacifique au large des côtes du Japon, ils descendront vers l'océan Indien puis remonteront vers la Méditerranée avant de rejoindre l'Atlantique d'abord vers l'antarctique puis vers l'arctique où s'achèvera leur voyage. Le professeur Aronnax (professeur suppléant au Museum d'histoire naturelle de Paris) va tenir resgistre de tout ce qu'il va découvrir, aidé en cela par son domestique qui tient beaucoup de l'assistant, ayant un goût prononcé pour la classification.Le simple fait de se déplacer sous l'eau est extraordinaire, mais le faire dans un navire disposant non seulement du confort, mais d'un certain luxe, l'est encore plus, sans compter la possibilité de se déplacer hors du bateau en adoptant les vêtements adéquats fournissant air et lumière. La seule restriction (il fallait bien qu'il y en eût une) est l'impossibilité de communiquer à moins de connaître le code approprié. Ce voyage extraordinaire est donc l'occasion d'une exploration à la fois de la géographie sous-marine (montagnes, vallées, volcans, courants) et de la faune et de la flore, de la surface aux grands fonds et c'est, dans le même temps, le déploiement de l'imaginaire, celui qui invente, par exemple, un tunnel faisant communiquer la mer Rouge et la Méditerranée, comme le fera, en surface, le canal de Suez inauguré l'année même de la sortie du roman. C'est arpenter les territoires de l'Atlantide qui, pour l'occasion, quitte l'univers du mythe pour devenir témoignage archéologique. Par deux fois, à la fin du voyage le professeur va résumer les différents événements survenus au cours de l'aventure, en soulignant ainsi le caractère exceptionnel (II, 22). Son caractère extraordinaire est certes dû à son impossibilité dans le monde "réel" du lecteur de l'époque (et par bien des aspects de celui du lecteur contemporain), mais il est aussi tributaire de deux caractéristiques qui sont les siennes : le mystère et l'aventureLe mystère est double puisqu'il est en même temps celui du navire,
le Nautilus, et de son commandant, le capitaine Nemo.
Bien que largement présenté (I, 10-13), le sous-marin reste malgré tout
un mystère. Tout y fonctionne à l'électricté, sa puissance, sa vitesse
sont hors normes, mais son équipage reste invisible même lorsqu'il est
vu (certaines situations exigeant l'intervention de plusieurs
personnes), ne communique que dans une langue incompréhensible (et non
identifiée par le professeur). Quant au capitaine qui choisit de n'être
"personne" (Nemo) à l'instar d'Ulysse combattant le cyclope, c'est un
être étrange, fascinant et inquiétant, dont le lecteur ne connaîtra
l'histoire que s'il lit L'Ile
mystérieuse
(1874) qui, dans sa troisième partie (chapitres 16
et 17), lui fait raconter succintement son histoire alors qu'il va
mourir. A bord d'un navire aussi fantastique toutes les aventures vont
être possibles, à commencer par celles que propose la nature. |
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![]() "[...] nous regardions comme si ce pur cristal eût été la vitrine d'un immense aquarium." (I, 14) |
Les
voyageurs-explorateurs vont être confrontés à des créatures relevant
des légendes dont le récit fait état dès ses premières lignes puisque
le sous-marin est confondu avec une de ces créatures fantastiques
supposées habiter le fond des mers. Poulpes géants, cachalots tueurs de
baleines, "sauvages" irrités par la présence de ces intrus, mais aussi
danger des glaces et de l'emprisonnement, tourbillons dévastateurs des
mers du nord, si l'univers pélagique est beau et émerveillant, il
contient son lot de dangers. Mais ce qui fait vibrer d'émotion le lecteur n'est peut-être pas l'essentiel du roman. Un hymne au progrèsLe choix de vie du capitaine Nemo dans sa misanthropie repose sur ses connaissances, celles acquises avant son aventure, celles complétées par son expérience. Le monde marin peut fournir tout ce qui est nécessaire à la vie humaine, de la nourriture à l'énergie en passant par le textile ou le liquide dont le corps humain ne saurait se passer. De plus il récèle des trésors, qu'il s'agisse de ceux que le temps lui a fourni (via les naufrages) ou ceux qu'il fabrique continuellement (par exemple, les perles). Le narrateur des notes (qui deviendront le roman), le professeur Aronnax, ne néglige jamais de chiffrer ces productions. C'est bien sûr un aspect du roman qui le "date", propension à coloniser et à rentabiliser, même si Verne, parfois, se laisse aller à penser que l'exploitation peut mal tourner et détruire des espèces. Il est vrai, comme il l'écrivait dans La Jangada, qu'il y voyait (comme beaucoup d'autres en son temps), "la rançon du progrès".Faire la recension des richesses promises par ce monde inexploré, à peine entrevu alors, n'est pas la seule manière de faire prendre conscience au lecteur que les hommes s'inscrivent dans une trajectoire orientée vers l'amélioration de leur condition par accumulation d'expériences et de savoirs. Même le capitaine Nemo a le projet de transmettre ses acquis (comme le professeur Aronnax) et chaque découverte du voyage est toujours inscrite dans l'histoire de ce qui l'a rendu possible. Par exemple, lorsque Nemo prend possession du "pôle sud" c'est après avoir rappelé comment s'est construit, au fil du temps et des explorations successives, le possibilité de cette découverte. |
Le poème de la merAventures, mystères, célébration du progrès sous toutes ses formes, le roman offre tout cela mais il offre bien plus encore. Aussi surprenant que cela puisse paraître, compte tenu du projet "didactique" ("résumer toutes les connaissances [...], amassées par la science moderne", et refaire, sous une "forme attrayante et pittoresque [...] l'histoire de l'univers" promettait Hetzel) qui a présidé à sa production, le roman est aussi le poème de la mer. Ses accents, parfois, rappellent fortement un certain "Bateau ivre" (vers 1871). Rimbaud en a, certainement, été fort imprégné.Poème de la mer, pas seulement en raison des déclarations de Nemo : "La mer est tout ! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense désert où l'homme n'est jamais seul, car il sent frémir la mer à ses côtés. La mer n'est que le véhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence ; elle n'est que mouvement et amour ; c'est l'infini vivant [...]. La mer est le vaste réservoir de la nature. C'est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s'il ne finira pas par elle !" (I, 10) Le caractère poétique du récit tient aussi au fait qu'il s'agit d'une exploration, qui comme telle va s'inscrire dans nombre de descriptions : il s'agit de donner à voir ce qui ne l'a encore jamais été, et de fait, ne peut pas l'être. Ces descriptions allient à la fois une grande précision (apparente) et une grande force de suggestion. La précision est souvent fournie par la manie classificatoire du serviteur du professeur, Conseil, qui met au point sa nomenclature et la suggestion fondée le plus souvent sur la prétérition : "Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m'a laissées cette promenande sous les eaux ? Les mots sont impuissants à raconter de telles merveilles !" (I, 16) Nonobstant, les mots s'enchaînent faisant une très large place à la couleur : "C'était une merveille, une fête des yeux, que cet enchevêtrement des tons colorés, un véritable kaléidoscope de vert, de jaune, d'orange, de violet, d'indigo, de bleu, en un mot toute la palette d'un coloriste enragé" (I, 16). Les comparaisons et les métaphores jouent un rôle non négligable dans ces évocations. Mais plus encore que dans les descriptions, la force poétique du récit dérive des listes (qu'on pourrait croire interminables et ennuyeuses) que dévide Conseil : liste de coquillages, listes de poissons, voire listes d'algues. Les mots choisis sont, certes, parfaitement exacts mais, en même temps, inconnus du lecteur (à moins qu'il ne soit un spécialiste) mais, par leurs sonorités, par les commentaires qui les accompagnent, ils engendrent un monde fascinant. Par exemple, Conseil examinant les mollusques méditerranéens : "Dans l'embranchement des mollusques, il cite de nombreux petoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d'âne qui s'entassaient les uns sur les autres, des donaces triangulaires, des hyalles tridentées, à nageoires jaunes et à coquilles transparentes..." Ces très longues listes se terminant, généralement, par un "etc." qui a le double avantage de mettre fin à ce qui pourrait, éventuellement, devenir fastidieux, et de laisser le lecteur sur l'impression d'un foisonnement spectaculaire. Sonorité des mots, attention portée aux formes, aux couleurs (nous l'avons dit), accumulations, le monde sous marin de Vingt mille lieues sous les mers, se dessine bien plus poétiquement que scientifiquement. Mais qui s'en plaindra... |
![]() Extrait du Recüeil de coquillages, de limaçons et de crustacés, peints d'après nature par Ordre très Haut de Sa Majesté, Le Roi de Danemarc et de Norvegue gravés en taille douce et illuminés en couleurs naturelles / par François Michel Reguenfous graveur de S.M.R. Danoise , 1758. BnF, Gallica. |
A découvrir : un poème de Claude Roy "Hommage à Jules Verne" (extrait de Poésies, Gallimard Poésie, 1970) La page des Essentiels que la BnF consacre au roman.
A consulter : la première édition du roman sur Gallica.A lire : Rachel Carson, La Mer autour de nous (1951, traduit de l'anglais —USA— par Collin Delavaud, éd. Wildproject, 2012, poche, 2023). Un livre magnifique faisant l'état des connaissances sur l'océan au mitan du XXe siècle, permet de mesurer la force imaginative de Verne. |