Michel Strogoff, Jules Verne, 1876

coquillage


Contexte

     Bien que le projet de Verne et de son éditeur, Hetzel, ait été défini dès la publication du premier voyage extraordinaire, Cinq semaines en ballon (1863), comme devant explorer "les mondes connus et inconnus", le lecteur peut être étonné de le voir se lancer en Russie, en 1875, en interrompant la rédaction d'Hector Servadac. Pourquoi alors, et non avant ou plus tard ? Peut-être faut-il y voir l'influence de l'actualité. Après la défaite de 1870, la France, sur le plan diplomatique, se sent isolée. L'Allemagne continue à être menaçante, et les politiques français souhaiteraient une alliance avec la Russie qui ne semble guère répondre à ce secret désir. Toutefois, en 1874, au cours d'une nouvelle tension entre Paris et Berlin (à propos du paiement de la "dette" de guerre), la Russie appuie la France, ce qui laisse quelque espoir pour l'avenir. Un regain d'intérêt se manifeste aussi à l'égard de la Russie, sans doute en raison du voyage de l'impératrice, Maria Alexandrovna, née Marie de Hesse-Darmstadt, épouse du Tzar Alexandre II, reçue à l'Elysée par le Président Mac Mahon, en novembre 1874. La Revue des Deux Mondes en témoigne qui fournit à ses lecteurs des articles de fond sur ce pays lointain.
Si ce contexte politique ne se dessinait pas à l'horizon du roman, on ne comprendrait guère pourquoi Hetzel se donne la peine de soumettre le roman de Verne à l'ambassadeur de Russie, le prince Nicolaï Orloff (1870-1882). Celui-ci prend suffisamment au sérieux l'oeuvre pour demander des corrections à l'éditeur, lequel s'empresse de les transmettre à son auteur. Elles visent à souligner le caractère "libéral" de l'Empereur et à mieux mettre en évidence les réalités russes, moins éloignées de l'occident que, sans doute, Verne ne les avaient dépeintes, peut-être plus attaché à l'exotisme du voyage ; n'écrivait-il pas à Hetzel "Ce roman est plus tartare et sibérien que russe." (lettre du 11 avril 1875) Mais à lire le récit publié, il semble bien qu'il ait tenu compte des remarques, en soulignant en particulier la similitude des modes de vie russes et européens dans les villes décrites et l'influence de la mode tout court, parisienne, il va de soi, sur la vie quotidienne des Russes.
Peut-être aussi les tensions qui existent entre la Turquie et la Russie, et qui vont déboucher sur une guerre en 1877, ne sont-elles pas non plus étrangères à l'imaginaire mis en place par Verne, où les Russes représentent la civilisation (dixit les deux personnages de journalistes du roman) opposée à ce qui apparaît, aux yeux d'un Français, dans les années 1870, comme "arriération", passé qui n'en finit plus de finir, du côté des Tartares.


Rédaction et publication

     C'est en janvier 1875, comme nous l'apprend sa correspondance avec son éditeur, Hetzel, que Verne commence ce nouveau roman dont le premier titre est Le Courrier du Tzar. "[...] cela me passionne à un degré rare. Le sujet est magnifique, et il donne des situations qui me paraissent bien belles !" (lettre du 29 mars).
Comme pour toutes les oeuvres de Verne, Hetzel s'est beaucoup mêlé de sa rédaction ; lorsque le roman est achevé, il en adresse une copie à Ivan Tourgueniev, pour lui demander son avis, en tant que Russe, lequel est profondément critique, mais aussi amusé : il trouve l'ensemble invraisemblable, à commencer par l'invasion tartare, sans laquelle pourtant il n'y aurait pas d'aventure, mais il ajoute quand même "[...] mais cela ne fait rien : il [le livre] est amusant" (Lettre de Tourgueniev à Hetzel, septembre 1875).
Une fois le texte revu pour tenir compte des remarques du Prince Orloff, et le titre, Le Courrier du Tzar devenu Michel Strogoff pour ne laisser aucun doute sur son caractère de fiction, à la fin de l'année 1875,  il est d'abord publié en feuilleton dans le Magasin d'Education et de Récréation, dans les numéros de janvier et de décembre 1876, selon les pratiques habituelles de Hetzel, mais dès août (tome 1) puis novembre (tome 2) le roman est édité en volume, d'abord en in-18°, puis fin novembre dans la grande collection (in-folio) avec des illustrations de Jules-Descartes Férat. Cette édition-là étant prévue pour fournir en beaux livres, "amusants et éducatifs", les étrennes des enfants de la bourgeoisie. Ce qu'ils n'ont pas manqué de faire pendant des décennies.

Construction

     Le récit est distribué en deux parties, la première contenant 17 chapitres et la seconde 15. La seonde partie est beaucoup plus mouvementée que la première puisque le héros doit traverser un territoire en guerre. L'intrigue en est simple : les Tartares, c'est-à-dire, pour l'auteur, toutes les tribus nomades du sud-est de la Russie (Uzbecks, Kirghises, Mongols), sous le commandement du Khan de Boukhara, ont décidé d'envahir la Sibérie. Le frère de l'empereur se trouve bloqué à Irkoutsk alors qu'il revenait d'un voyage sur les frontières orientales de l'Empire. Les Tatars ayant coupé les fils du télégraphe, le grand-duc ne peut être avisé qu'un traître russe s'est allié à Feofar-khan, et projette de l'assassiner. Il faut donc envoyer un courrier, ce sera Michel Strogoff, Sibérien de Osmk. Le roman raconte ce périple semé d'embûches pour le jeune homme qui trouve, heureusement, un allié de choix en la personne de la très jeune fille d'un exilé, Nadia, qui veut rejoindre son père à Irkoutsk. Comme son sous-titre l'indique, l'aventure commence à Moscou, lors d'une fête, mettant en valeur le luxe et l'élégance à la fois du Palais impérial et de ses hôtes, et se termine à Irkoutsk, ville assiégée, mais défendue avec énergie et dévouement par tous ses habitants, exilés politiques compris, commandés par le grand-duc, dont le courage, la détermination et la générosité n'ont d'égal que ceux de son frère, l'Empereur. (Le prince Orloff a dû être content !)





édition Hetzel

Couverture de l'dition Hetzel dans le cartonnage dit "à l'éléphant". Sur la page de titre, le roman a pour sous-titre "Moscou-Irkoutsk".



Dans La Revue des deux mondes, G. Buloz, directeur-gérant de la revue, dans la partie livres pour la jeunesse qui clôt, dans chaque numéro, la "Chronique de la quinzaine" (14 décembre 1874) présente ainsi le roman :



Une réunion d’auteurs de talent s’est dévouée à l’instruction de la jeunesse, et elle cherche à atteindre ce but en l’amusant. M. Verne doit être cité en première ligne parmi tous ceux qui sont entrés dans cette voie. Cette année, abandonnant les théories scientifiques, il se contente de nous donner un roman d’aventures où la géographie tient une grande place. Michel Strogoff, le courrier de l’empereur, est un héros qui sait braver tous les périls et qui sort heureusement de toutes les épreuves pour que la vertu soit récompensée et le vice puni à la dernière page ; mais le ciel ne lui épargne aucune infortune, et il lui faut une âme bien trempée pour braver le passage des monts Oural, l’invasion des Tatars, conduits par un certain Ivan Organef* qui n’est autre qu’un ancien colonel de l’armée russe et le traître du drame. L’auteur, pour prouver que son roman doit être un livre instructif, y a joint des cartes** qui permettent de suivre l’odyssée de Michel Strogoff. Malgré le trop grand nombre de péripéties dramatiques, le récit de M. Verne est fort intéressant, et ses jeunes lecteurs n’en passeront certainement pas une ligne ; si ce n’est pour savoir de quelle manière une existence aussi aventureuse peut bien se terminer.
M. Verne n’est pas un écrivain qui pense comme Mme Blandy*** que la civilisation puisse un jour amener la paix universelle et qui déteste les bons coups bien donnés par ses héros ; il se contente de punir le traître à la fin de son récit et ne déplore pas que les enfans rêvent de se faire soldats.

* Le personnage s'appelle en fait Ogareff
** deux exactement qui montrent la route parcourue par Michel Strogoff entre Moscou et Irkoutsk.
*** écrivain dont il va être question dans la suite de la recension, dont le roman, Le Petit roi, a pour héros un jeune garçon russe.







affiche de film, 1926

Affiche du film muet de de Victor Tourjansky
(1926, France)
avec Ivan Mosjoukine, Nathalie Kovanko, Henri Debain, Gabriel de Gravone
[le roman a été adapté 14 fois au cinéma]



Un roman d'aventures

     Le voyage de Michel Strogoff et de Nadia a tout pour séduire les lecteurs. C'est une mission impossible menée par deux personnages exceptionnels dans des paysages qui le sont tout autant. Ils sont "doublés", en quelque sorte, par deux journalistes (un rien clownesques dans leur opposition), l'un Français et l'autre Britannique, deux stérétotypes parfaits de leurs nations respectives, mais qui témoignent en même temps de l'importance de la presse dans cette seconde moitié du XIXe siècle et des débuts du grand reportage.
Verne, à son habitude, confie, en grande partie, aux toponymes, le soin d'assurer la couleur locale. Ces toponymes sont nombreux puisqu'il s'agit d'un voyage, mais sont relayés aussi par un lexique emprunté directement à la langue russe : verste (le plus souvent traduit en kilomètres dans une parenthèse), moujik (paysan), kopek et rouble (pour la monnaie), Iemschick (postillon), tarentass, téléègue, kibitka (voitures à chevaux), etc.. Si l'on y ajoute les manières de se vêtir, de se déplacer, la nourriture, le lecteur est sans aucun doute dépaysé et ravi de son voyage.
Comme dans les autres romans, Le Tour du monde en 80 jours par exemple, l'itinéraire du héros est précisément indiqué ainsi que les moyens de transport qu'il emprunte, aussi variés que possible, du train (Moscou-Nijni-Novgorod, ligne dont il précise qu'elle "doit se continuer jusqu'à la frontière russe, autant dire qu'elle est appelée à devenir ce que nous appelons "le transsibérien") jusqu'au radeau de glace. Avant cela, Michel Strogoff ira de Nijni-Novgorod à Perm en empruntant le vapeur qui navigue d'abord sur la Volga puis sur un de ses affluents, la rivière Kama. A Perm, il achète une voiture, un tarentass, auquel on attelle trois chevaux de poste que conduit un postillon pour traverser les monts de l'Oural en direction de Ekaterinbourg sur le versant oriental. C'est le même moyen de transport qui le conduit à Ichim, puis à Koulatsinskoe, où il doit traverser l'Irtyche avant d'atteindre Omsk.  Chaque traversée de fleuve se révèle plus difficile que la précédente.
A partir d'Omsk, c'est à cheval que le héros continue sa route au milieu de dangers qui se multiplient et s'intensifient. Il traverse les marais de la Baraba de Touroumoff à Kargatsk, avant d'atteindre Kolvyan. Le voyage de Kolvyan à Tomsk se fait dans des conditions bien particulières, mais la route la plus dure reste à faire entre Tomsk et Irkoutsk, puisque c'est à pied, pour la plus grande partie, que le héros doit continuer, en passant par Krasnoïarsk, Kamsk, Biriousinsk, Chibarlinskoe, Kimiiteiskoe, avant de contourner Irkoutsk, pour cause de Tartares, afin d'atteindre le Baïkal et regagner la ville par voie d'eau. Parti le 15 juillet de Moscou, il arrive dans la nuit du 6 au 7 octobre à Irkoutsk, il lui a fallu 83 jours pour franchir les quelques 5000 km qui séparent les deux villes.
Chaque étape du voyage de Michel Strogoff, chacun des obstacles qu'il doit vaincre, naturel ou humain, est l'occasion pour Verne de proposer à son lecteur à la fois des informations géographiques qui peuvent se donner comme telles ou s'inscrire dans des descriptions comme celle de la foire de Nijni-Novgorod où l'accumulation de marchandises exprime à la fois l'agitation et la richesse du lieu. La description du camp des Tartares, comme celle de la favorite de Féofar-Khan, présente tous les signes de la richesse la plus ostentatoire et de la sauvagerie prêtée à une Asie sans doute plus littéraire que réelle mais qui n'en est pas moins fascinante.
Par ailleurs, après Omsk, en territoire déjà occupé par les Tartares, le héros avance dans un monde de plus en plus dominé par la mort : villages abandonnés et parfois brûlés, ruines, campagnes ravagées et désertées, cadavres et obstacles se mulitplient sur sa route. Ce n'est pas pour rien que ce roman est l'un des plus grands succès de Verne, les surprises y attendent le lecteur au détour de chaque village.





Pour en savoir plus sur la Sibérie
: écouter l'émission de France culture, Concordance des temps (Jean-Noël Jeannenet) du 23 juin 2018.



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