Les Animaux dénaturés, Vercors, 1952

coquillage





Vercors

photographie de l'écrivain

L'écrivain

    Vercors est le pseudonyme que se choisit Jean Bruller en s'engageant dans la résistance en 1941, tout simplement parce qu'il a été mobilisé dans cette région ; à ce moment-là, le massif du Vercors n'est pas encore un haut-lieu de la résistance aux nazis. Il le conserve ensuite pour signer ses romans et ses essais alors qu'il garde son patronyme pour ses oeuvres graphiques.
Jean Bruller est né le 26 février 1902, à Paris. La famille est composée du père, éditeur originaire de Hongrie, de la mère, institutrice, et d'une soeur aînée. Il étudie à l'Ecole alsacienne. Il poursuit ensuite des études d'ingénieur, est diplômé en 1923, mais ne semble guère empressé de mettre à l'épreuve cette formation. L'intéresse bien davantage le dessin, en particulier le dessin humoristique. Il trouve moyen d'en publier quelques-uns avant de faire son service militaire précédé d'une formation à Saint-Cyr. Lorsque celui-ci est terminé (il l'a passé à Tunis), de retour à Paris en 1925, il dessine toujours, pour la publicité comme pour les journaux, et publie son premier album, en 1926, Vingt et une recettes pratiques de mort violente (Il s'agit de la réédition par Tchou en 1977). D'autres albums vont suivre, Hypothèses sur les amateurs de peinture à l'état latent, en 1927, puis Un homme coupé en tranches, en 1929, puis travaillé entre 1932 et 1938, La Danse des vivants, publiée sous forme de "Relevés trimestriels". Entre temps, en 1937, c'est Silences.
En 1931, Jean Bruller a épousé Jeanne Barrusseaud. Le temps passe, deux garçons sont nés (jumeaux) en 1934, arrive la guerre, l'invasion de la France, et le choix de la résistance. Il collabore avec son ami Pierre de Lescure à La Pensée libre, revue clandestine fondée par Georges Politzer, Jacques Solomon, Jacques Decour, tous trois fusillés par les nazis en 1942.
En 1941, les deux amis fondent les Editions de minuit, dont le nom dit bien la vocation de l'ombre (Lescure et Vercors ont raconté cette histoire en 1946, à la radio, émission rediffusée sur France Culture). Sa première publication sera Le Silence de la mer, signé Vercors, dont le retentissement étonnera son auteur qui n'y voyait qu'un texte de circonstance. En 1948, la famille Lindon rachètera la maison d'édition que Vercors quitte alors.
La guerre et ses suites auront de grandes conséquences sur la réflexion de Vercors et, sans doute, sur le choix de l'écriture comme arme de combat (et de réflexion). La Marche à l'étoile (1943), Les Armes de la nuit (1946), à quoi fait suite La Puissance du jour (1951).
Les interrogations sur l'homme, sur l'humanité, n'ont au fond jamais cessé de hanter Jean Bruller-Vercors. On les retrouve dans Les Animaux dénaturés  (1952) dont il tirera une pièce, Zoo ou l'assassin philanthrope, en 1959, comme on les retrouvera dans Sylva, 1961.
Après son divorce, en 1948, l'écrivain a fait la connaissance d'une journaliste et écrivain britannique, Rita Barisse (1917-2001) qu'il épouse, en 1957.
Il décède en 1991.


Vercors était un honnête homme au plus noble sens du terme. Il a abandonné l'organisme chargé de l'épuration de l'édition au sortir de la guerre, furieux de constater que si les écrivains sont condamnés, on reste singulièrement indulgent avec les éditeurs, dont la responsabilité n'est pas moindre.
En 1957, il s'insurge contre les exactions françaises en Algérie et renvoie à la présidence de la république sa légion d'honneur. Il signe "le manifeste des 121" pour le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie. Il n'a jamais transigé avec ce qu'il jugeait juste.
Sa quête d'une compréhension plus approfondie de ce qui fait de l'homme (biologique) un être humain s'est aussi développée dans un certain nombre d'essais, à commencer par La Sédition humaine, en 1949, jusqu'à Assez mentir, en 1979. C'est à son propos peut-être que l'on pourrait bel et bien parler de "devoir de mémoire", comme s'il en avait inventé l'idée, n'ayant jamais cessé de méditer sur ce que la seconde guerre mondiale avait révélé de ce que disait déjà Hugo, notant lors de sa rédaction de L'Homme qui rit, "humain dans certains cas signifie inhumain".








Lebrun

Le Système de Le Brun sur la Physionomie
,
L.-J.-M. Morel d'Arleux (d'après Charles Lebrun), 1806. Planche 11, "Rapport de la Figure humaine avec celle du singe".


Le roman

     Publié en 1952, le roman s'inscrit dans un contexte déterminé. C'est un double contexte, en fait. D'une part, la guerre et les crimes nazis. Des hommes ont décidé d'en exterminer d'autres en niant leur appartenance à l'espèce humaine : toute différence devenant invalidante, être handicapé (physique ou mental), être homosexuel, appartenir à des groupes jugés "sous-humains", les Juifs, les Tziganes. Vercors est un intellectuel, la question le hante, qu'est-ce qui fait l'humanité ? La question n'est pas neuve, la philosophie se la pose de longue date, et ses réponses ont été variables, trop variables aux yeux de Vercors. Les nombreuses réflexions qu'il publie dans Plus ou moins homme, en 1950, témoignent de sa quête. La question est surtout une enquête intérieure. Qu'est-ce qui fait que j'identifie l'autre comme homme, identique à moi, quelle que soit son apparence ?
D'un autre côté, depuis le XIXe siècle, Darwin et sa théorie de l'évolution, mais aussi les découvertes relatives à la préhistoire qui ont aussi alimenté la littérature, la préhistoire a fait de larges progrès qui vont devenir de plus en plus sensibles dans la seconde moitié du XXe siècle, et les années 1950 en marquent le tournant. La découverte de Lascaux et de ses peintures rupestres (1940) de mieux en mieux explorée au début des années 1950, les progrès des techniques en archéologie, de nouvelles techniques de datation (par exemple le carbone 14) font avancer la recherche avec vigueur.
Bien que les scientifiques aient déjà abandonné la théorie du "chaînon manquant", elle n'en reste pas moins parlante pour le grand public, dès qu'il est question d'évolution. L'idée est bien répandue et popularisée par moultes représentations mettant en image la progression du singe initial (qui ressemble à s'y méprendre à un chimpanzé actuel) à l'homme tel que nous le connaissons, montrant par étapes le redressement du quadrupède aboutissant à la station debout du bipède. "Le chaînon manquant" aurait été l'étape intermédiaire, une créature qui aurait possèdé les caractéristiques à la fois du singe et de l'homme. Naturellement, c'est un conte. Les singes, comme l'homme, sont des primates, et tous sont issus d'un probable ancêtre commun, qui remonterait à plus de 13 millions d'années (dixit le Musée de l'Homme). L'évolution n'est pas une ligne droite, mais un buissonnement. Et de fait, actuellement, on connaît 7 espèces d'hominidés (Sciences et vie, 26 mai 2010), dont Lucy l'australopithèque découverte en 1974 est la plus célèbre. Il est vrai aussi qu'elles ont toutes disparu à l'exception d'Homo sapiens.
C'est sur ce prétexte que Vercors invente son roman.
La construction de la fable
     Le roman se déroule en 17 chapitres titrés selon un modèle courant dans la littérature du XVIIIe s. mais dont jouaient déjà les romanciers du XVIIe s. (cf. Scarron dans Le Roman comique) qui offre une sorte de résumé/table des matières du contenu, mais porteurs en sus de jugements de valeur, par ex. dans le titre du Ier chapitre, où il est question d'un cadavre "d'ailleurs très petit" et donc d'un meurtrier, lequel à l'encontre du bon sens, "insiste déplaisamment pour être inquiété", ou dans le titre du chapitre 3 "La littérature mène à tout à condition d'en sortir".
Ce titrage, souvent long, renvoie plaisamment au souvenir des romans picaresques, tout autant qu'à de celui des contes philosophiques.





Livre de poche, 1975

Première de couverture du livre de poche, 1975.
L'arbre et ses ramifications évoque le caractère buissonnant de l'évolution, plus conforme à nos connaissances actuelles.

Les dix sept chapitres, après un premier chapitre faisant office de prologue, se distribuent entre avant et après. Les chap. II à X inclus sont un retour en arrière (analepse) expliquant comment les événements ont abouti au premier chapitre ; les chapitres XI à XVII exposent les conséquences de la situation posée au chapitre I.
L'aventure commence in medias res, sous la plume d'un narrateur omniscient qui en appelle, aussitôt, à la complicité du lecteur : "Assurément, si l'on vous réveille à cinq heures du matin, et même si vous êtes médecin, ce n'est pas une façon précisément de vous disposer à l'humour. Et ce qui nous aurait —vous et moi—..."
Comme l'a annoncé le titre du premier chapitre, il s'agit d'un meurtre revendiqué par l'assassin. Ce qui complique la situation, c'est qu'il est difficile de décider si le cadavre examiné est celui d'un homme ou d'un animal, en l'occurrence, un singe.
L'analepse va permettre de saisir l'enchaînement des faits ayant abouti à ce meurtre. Tout a commencé comme une gageure ; un jeune journaliste, Douglas Templemore, part accompagner, en Nouvelle Guinée, une expédition en quête d'une créature entre singe et homme, le "chaînon manquant".
L'expédition est racontée en partie dans les lettres que Templemore envoie à Frances , la jeune femme dont il vient de tomber amoureux, quoiqu'il s'en défende, (le chap. 6, particulièrement, qui raconte la découverte de ceux qui vont être appelés "Tropis", abréviation de "paranthropus Graemiensis", et les questions que leur existence oblige à poser, est tout entier une lettre de Templemore), en partie par le narrateur omniscient qui ajoute des informations, rapporte des dialogues, etc.
Ce que l'on peut considérer comme la seconde partie du roman suit les étapes successives du procès intenté à Templemore pour assassinat puis, devant le refus du jury de se prononcer sur la culpabilité ou non, les travaux de la commission du Parlement chargée de trouver une définition de "l'homme" acceptable par tous (chap XI à XVII).
L'action se déroule en Angleterre,  à Londres, puis en Nouvelle Guinée, avant de revenir à Londres. Pourquoi ce choix de la part d'un écrivain français ? Il peut y avoir des raisons personnelles. Vercors a fait la connaissance de Rita Barisse, en 1948, et sans doute s'inspire-t-il pour l'idylle Frances / Douglas, deux écrivains, de sa propre relation avec Rita qui est Britannique et écrivain elle-même. Peut-être aussi parce que les Britanniques ont la réputation, ancienne (Delille dans son poème La Pitié, 1803, le rapportait déjà) d'être sensibles à la souffrance animale. Ils ont, de fait, créé une société protectrice des animaux dès 1824. Peut-être aussi, parce que caricaturer des personnages liés à la justice ou au politique est plus amusant dans un pays si fort attaché au "cant" comme le notait déjà Amiel dans son Journal intime, en 1866 "Peuple du convenu, de l'étiquette, du formalisme, du cant, des castes, de l'isolement individuel..." Et chacun d'imaginer les juges avec leurs grandes perruques...
Mais l'humour de Vercors n'a rien de méchant, il est léger. Sans doute aussi faut-il y lire une référence discrète à Voltaire et à ses Lettres philsophiques, puisqu'il est difficile de nier que son oeuvre relève du conte philosophique. L'Angleterre apparaissant alors à l'avant-garde de l'humanisme. C'est le pays de l'habeas corpus (1679), le premier à avoir mis en place une politique de répression de la traite des esclaves dès 1807, avant d'abolir l'esclavage en 1833. C'est aussi le pays qui a tenu tête aux nazis, en dépit des bombardements, qui a abrité les résistants européens.


Quant à la Nouvelle Guinée, elle est une région riche en traces préhistoriques, en particulier pour le néolithique (—7000/— 5000 ans), probablement peuplée depuis plus de 20.000 ans, du temps où l'île était encore rattachée à l'Australie. Comme c'est très loin de l'Angleterre, cela fournit un parfum d'aventures à l'exploration.
Les personnages :
Douglas (dit Doug) Templemore : journaliste et écrivain qui a du goût pour le "bizarre". 35 ans. Son père était sinologue, membre de la Royal Society (FRS) et l'ami de Cuthbert Greame.
Frances Doran : 30 ans qui n'en avoue que 29 (nous sommes en 1951, les clichés sur les femmes fonctionnent encore très bien) écrivain qui ne rencontre guère qu'un succès d'estime  (rédige des contes et des nouvelles qu'elle a du mal à faire éditer).
Cuthbert Greame : 65 ans, paléonthologue, marié à Sybil, 35 ans, qui l'a épousée quand elle avait 20 ans, amie d'enfance de Templemore, mais scientifique aussi efficace et passionnée que son époux.
Le professeur Kreps : géologue allemand, mais installé à Londres depuis "l'époque lointaine où le nazisme l'avait chassé d'Allemagne" (renvoie probablement aux années 1930).
Le père Dillighan dit Pop : anthropologue, religieux catholique, bénédictin.
Vancruysen : le capitaliste bien décidé à mettre en esclavage les Tropis, monte des mécanismes politico-financiers pour se les approprier.
Willy, chirurgien anatomiste, c'est lui qui a l'idée du croisement pour déterminer si hommes et tropis appartiennent à la même espèce.
Sir Arthur Draper : le juge
Lady Draper : son épouse, qu'il a tendance à juger "sotte", ne s'étant jamais donné la peine de l'écouter (et pourtant ce n'est pas un mauvais homme, il est même plutôt intelligent).
     Bien d'autres personnages apparaissent, en particulier dans le procès, qui viennent donner une opinion scientifique dont on ne s'étonnera pas de constater que chacun défend mordicus son point de vue, généralement en contradiction avec celui de ses collègues ainsi du professeur Knaatsch dont le verdict est péremptoire, qui a le ton haut, mange ses mots comme dans le désir de convaincre plus vite ; pour lui, un homme se détermine par son astragale (laquelle permet la station debout), mais qui en appelle à l'homme de Pittdown (Piltdown ? dont depuis 1920, on soupçonne qu'il s'agit d'une fraude) qui s'oppose au professeur Eatons "d'une distinction extrême" mais défendant des positions racistes, finissant par aboutir au seul "homme blanc" comme représentant de l'espèce ; les autres, comme "les Veddahs, les Pygmées, les Australiens, les Boschimans" en étant exclus, à l'instar de Néandertal dont il dit "Nous l'appelons homme par commodité". Il ignorait ce que nous savons aujourd'hui, que tous les Européens et Asiatiques sont porteurs d'une portion de gènes néandertaliens (de 1 à 4%).



Un conte philosophique

     La question centrale que pose la découverte des "Tropis" ; le roman les baptise "paranthropus Graemiensis" du nom du scientifique à qui le groupe attribue la "découverte" et "paranthropus" comme ce cousin de l'homme, découvert, en 1938, en Afrique du sud. Le mot est constitué à partir de deux termes grecs, "para" = à côté et "anthropos" = homme, auxquels a été adjointe la finale latine "us" qui marque le langage scientifique. Les Tropis ressemblent à des singes, mais connaissent le feu, enterrent leurs morts, fabriquent des pierres taillées, possèdent une communication orale dont on ne sait s'il convient de lui accorder les caractères d'une langue. Comme ils sont habiles, et apprennent vite à se servir d'outils et à réaliser certaines tâches, sont particulièrement résistants, un entrepreneur imaginatif, Vancruysen, y voit une main-d'oeuvre toute trouvée et gratuite. D'où pour les membres de l'expédition la nécessité de convaincre les autorités qu'il s'agit d'êtres humains, aussi différents paraissent-ils de l'Homo sapiens.
Mais rien n'est simple. Les discussions (tournant le plus souvent à la controverse) entre les personnages, chacun porteur d'une idée dont les autres vont contester le bien fondé, vont se dérouler en trois temps : entre les scientifiques de l'expédition, en Nouvelle Guinée ; à Londres, au cours du procès entre d'autres scientifiques appelés à fournir leur expertise ; au sein de la commission du Parlement "chargée d'établir, avec l'aide de savants et de juristes, une définition légale de la personne humaine."
Elles permettent de passer en revue, avec humour, mais aussi avec sérieux, les idées qui alimentent depuis longtemps les débats autour de la distinction entre homme et animal, tout autant que celles qui nourrissent la réflexion sur la spécificité humaine.


livre e poche, 1966

Le Livre de poche, 4e et 1ère de couverture, 1966.
Les Tropis y apparaissent conformes à la description du roman : des singes debout, dans la nature, à l'écart des hommes vêtus.


Comme l'histoire est contemporaine, les théories de Darwin ne sont pas remises en doute, quoique le père Dillighan en tienne toujours, conformément à sa religion, à l'idée que l'évolution est une volonté divine et se dirige vers une fin, théorie qui a longtemps été nommé "créationnisme" et qui se dit aujourd'hui "dessein intelligent". L'homme et l'animal sont donc biologiquement proches, reste à les différencier puisqu'intuitivement les hommes se sentent autres que les animaux. Mais qu'est-ce qui les distingue ? Toutes les réponses sont évoquées, auxquelles le lecteur peut associer de grands noms de philosophes. Le langage articulé (la parole) qui permet l'abstraction, l'homme "invente", il va au-delà de son expérience sensible. Hobbes en a été le défenseur (De l'homme, 1658), avec bien d'autres. Un certain nombre d'anthropologues contemporains jugent même que cette capacité de "raconter des histoires" a été déterminante pour permettre à Homo sapiens d'agir en grands groupes et de dominer la planète.
D'autres ont souligné le rôle de la station debout et de la main qui a libéré la bouche et permit le développement du cerveau (Leroi-Gourhan a beaucoup écrit à ce sujet, par exemple dans Le Geste et la parole, 1964).
D'autres encore, ont vu dans "la liberté" ce qui définit l'homme ; liberté au sens de créativité, l'animal, à première vue, est toujours le même. La toile d'araignée de l'antiquité était probablement identique à celle du XXe s., il n'en est pas de même pour les hommes qui accumulent des connaissances et se les transmettent non seulement au présent, mais du passé au présent, du présent à l'avenir. Aussi changent-ils leurs comportements, leurs sentiments, leurs manières de faire, leurs valeurs.
Mais l'idée la plus répandue (elle était déjà défendue par Pic de la Mirandole, même s'il convient sans doute de n'y voir qu'une lecture assez fidèle de la Bible, avant de l'être par Montesquieu, et surtout Rousseau), c'est que la caractéristique essentielle de l'homme, c'est sa "dénaturation". L'homme est cet animal qui s'est mis à distance de la nature, comme le résume le juge Draper dans le roman "L'animal fait un avec la nature. L'homme fait deux." (c'est le personnage qui souligne). Hors d'elle, il peut la "penser" et la modifier. Car cette idée semble fondée en raison et en observation : l'animal s'adapte à son environnement, alors que l'homme adapte celui-ci à ses besoins (où on retrouve l'idée de liberté), d'où ce que nous connaissons aujourd'hui, la notion d' "anthropocène" qui reconnaît l'homme comme "facteur géologique". Le titre du roman trouve ici sa justification.
Toutefois, dans le cadre du roman, c'est insuffisant pour les Tropis puisque, faute de communication linguistique, il est impossible de savoir ce qu'ils pensent d'eux et du monde. La question rebondit alors sur ce qui pourrait manifester clairement cette "dénaturation". La réponse est à chercher dans un comportement, en apparence irrationnel, qui exprimerait une forme de "religiosité". C'est ainsi que se résoudra l'interrogation posée par l'existence des "Tropis".
La fable est à la fois profondément drôle, en raison des personnages chargés de défendre un point de vue (et leur intolérance au point de vue de l'autre souligne leur comique) en même temps qu'elle offre matière à méditer. On pourrait dire que Vercors a écrit un roman pour mieux saisir les données d'un problème, à l'instar de Sartre qui écrivait une pièce pour incarner une question, en faire agir toutes les modalités. En incarnant dans des personnages des choix philosophiques, il peut en montrer à la fois les raisons (en développant les raisonnements) et les limites. Retenons aussi que le titre du roman est savoureusement ambigu, car si le terme "dénaturés" s'explique, philosophiquement, par l'écart par rapport à la nature, inauguré au néolithique, quand l'homme prend en charge des animaux et des plantes qu'il domestique, l'adjectif a, dans la langue courante, un sens négatif, "Qui est le fait, qui procède d'une nature morale dépravée" (TLF), désignant, en particulier, l'absence de sentiments à l'égard de ses proches.
Alors, l'homme, un animal dénaturé ? en quel sens exactement ?




A lire
: sur le site des éditions de Minuit, "Vercors par lui-même" extrait du Dictionnaire : littérature française contemporaine, sous la direction de Jérôme Garcin, éd. François Bourin en 1988. L'auteur y fait montre de beaucoup d'humour. l'article est suivi d'une bibliographie.
A consulter : pour tout savoir sur l'écrivain, le site de Nathalie Gibert qui lui est dédié.



Accueil                Calendrier des écrivains de langue française