Œdipe Roi, Sophocle, Athènes, vers 430 - 420 av. J.-C.

coquillage




masque de tragédie

représentation d'un masque de théâtre, vers le milieu du IVe siècle av. J.-C. (Athènes, Musée archéologique du Pirée)

L'auteur

     Bien que Sophocle soit davantage connu que d'autres dramaturges de son temps ou postérieurs à lui, ce "davantage" ne fait pas grand chose. Dans une comédie de - 405, Les Muses, son auteur, Phrynicos, saluait ainsi celui qui était mort quelques temps auparavant (- 406) : "Heureux Sophocle ! Il est mort après une longue vie, il a eu chance et talent ; il a fait quantité de belles tragédies et il a obtenu un belle fin, sans jamais avoir subi un revers." (traduction Paul Mazon)
Il est né vers 496 av. J.-C., à Colone près d'Athènes, à l'endroit où il situe l'apogée d'Œdipe dans sa dernière pièce, Œdipe à Colone ; pour ce que l'on en sait, dans une famille d'armateurs aisés (d'autres sources parlent de son père comme d'un fabricant d'armes). Les textes anciens le créditent de 123 pièces dont ils donnent les titres, mais de cette importante production,  7 seulement nous sont parvenues et les 100 premiers vers d'un drame satyrique (parce que le choeur était composé d'acteurs représentant des satyres), Les Limiers, découvert en Egypte en 1912.
Il a remporté 18 victoires aux Dionysies et sans doute aussi dans d'autres événements puisque le Suidas (Ouvrage anonyme byzantin de la 2e moitié du Xe s.) parle de 24 victoires, en précisant qu'il a pu obtenir le deuxième prix parfois, mais jamais le troisième.
Il est l'ami d'Hérodote, l'historien, et de Périclès. Il occupa des fonctions dans la cité ; en 443, il est hellénomate (trésorier chargé d'administrer les tributs des alliés d'Athènes); en 441, il est élu stratège, malgré ce que dit Ion de Chios "En politique, il n'avait ni plus de lumières ni plus d'initiative que n'importe quel autre honnête homme d'Athènes." On retiendra qu'au moins, la qualité d' "honnête homme" lui est reconnue. Il accompagne Périclès dans l'attaque de Samos, puis plus tard, toujours comme stratège, il fait campagne avec Nicias.
Après le désastre de Sicile (où Nicias trouve la mort en - 413, mais auquel ne participa pas Sophocle ), les Athéniens remettent le pouvoir à un groupe de dix "proboules" (sorte de "comité de salut public" comme dit Paul Mazon) dont fait partie Sophocle.
Certains rapportent que la fin de sa vie fut entristée par des querelles entre ses fils, le premier, né de sa première épouse, le second, qu'il aurait préféré, de la seconde (à moins qu'elle ne fut une maîtresse), mais d'autres contestent fortement ce fait. Après sa mort, son petit-fils monte Oedipe à Colone.


Sophocle et le théâtre

     Sophocle est crédité d'importantes transformations dans le théâtre grec du Ve siècle. Il introduit un troisième acteur sur scène, c'est Aristote qui le dit dans La Poétique : "Sophocle ajouta un troisième acteur et décora la scène" ou dans la traduction de Charles Emile Ruelle, 1922, "Sophocle institua trois acteurs et la mise en scène." (chap. 4), Aristote, un peu plus loin dans le même traité met dans la mise en scène, les costumes ; il fait passer le nombre des choreutes de 12 à 15. Et il est, toujours selon Aristote, qui le cite plus volontiers que d'autres, le meilleur et le plus efficace dans la conduite d'une action (chap. 11) ; il le loue en outre d'avoir fait du choeur un personnage : "Quant au chœur, il faut établir que c'est un des personnages, une partie intégrante de l'ensemble et le faire concourir à l'action, non pas à la manière d’Euripide, mais comme chez Sophocle." (chap. 18).
Aristote encore, dans la Poétique, donne avec précision la structure de toute tragédie (chap. 12)



Pour ce qui est de la qualité des formes que doivent employer les parties de la tragédie, nous en avons parlé précédemment. Maintenant, en ce qui concerne leur quantité et leurs divisions spéciales, on distingue les suivantes : le prologue, l'épisode, le dénouement, la partie chorique et, dans cette partie. l'entrée (πάροδος = parodos) et la station [stasimon].
Ces éléments sont communs à toutes [les tragédies]. Les éléments particuliers sont ceux qui dépendent de la scène et les lamentations (κομμοί= kommoï). Le prologue est une partie complète en elle-même de la tragédie, qui se place avant l'entrée du choeur.
L'épisode est une partie complète en elle-même de la tragédie, placée entre les chants complets du choeur.
Le dénouement est une partie complète en elle-même après laquelle il n'y a plus de chant du choeur.
Dans la partie chorique, l'entrée est ce qui est dit en premier par le choeur entier ; et la station, le chant du choeur, exécuté sans anapeste et sans trochée*.
Le Kommos est une lamentation commune au choeur et aux acteurs en scène.

* types particuliers de versification.






Le théâtre, comme espace physique

Pendant longtemps, le théâtre est une installation provisoire, montée pour les grandes fêtes comme les Dionysies. C'est un amphithéâtre constitué de gradins entourant en demi cercle l'espace scénique, lui-même divisé entre une scène surélevée (skénè) où se déplacent les acteurs usant cothurnes (chaussures surélevées) et masques dont l'ouverture pour la bouche joue le rôle d'un porte-voix, et l'orchestre (orchestra) espace circulaire autour d'un autel consacré à Dionysos dans lequel chantent et dansent les choreutes, généralement accompagnés d'un flutiste.







Taormina

Le théâtre de Taormina (Sicile) : un des lieux les plus magiques du monde.


plan du théâtre

Le plan du théâtre indiquant les diverses phases de la construction à partir du IIIe siècle av. J.-C.






Taormina

Théâtre de Taormina, la scène (skénè)

 

La pièce

Elle s'intitule Oidipous Túrannos, au sens strict "Œdipe Tyran". Pour les Thébains, il est un roi élu, choisi ; mais le terme en grec est ambivalent, car il peut désigner aussi celui qui abuse de son pouvoir. Il n'est pas Basileus, roi légitime, par héritage, comme Thésée, dans Œdipe à Colone.  La tradition traduit Œdipe Roi.
Le personnage d'Œdipe appartient aux légendes de Thèbes.
On ignore quand la pièce fut jouée. Elle ne semble pas avoir enthousiasmé les Athéniens ; pourtant, à peine un siècle plus tard, elle passe pour le modèle des tragédies.

Structure :



Prologue (correspond à ce que nous appelons dans le théâtre classique, l'acte I, l'exposition.)
Œdipe, les suppliants, Créon

Le peuple de Thèbes, représenté par des vieillards et des adolescents, vient supplier Œdipe de sauver la ville du fléau qui s'est abattu sur elle.  Créon revient de Delphes où il a interrogé l'oracle : il faut trouver et punir l'assassin du défunt roi Laïos.




Parodos (entrée du choeur)

Le choeur implore les dieux : Zeus, Athena, Artemis et Apollon parce que la ville semble vouée à Hadès (le dieu des morts). Il les implore contre Arès qui leur fait une guerre cruelle.




Premier épisode (que nous nommerions "acte") : Œdipe, Tirésias

1. dialogue d'Œdipe avec le Choryphée : imprécations du roi contre "le criminel", répétée sous trois formes différentes.
2. Deuxième recours après l'oracle, le devin Tirésias. Le dialogue tourne à la dispute (Agôn). Tirésias ne veut pas parler mais la colère d'Œdipe aidant il dit tout : le présent, le passé, l'avenir. Une fois de plus Œdipe interprète cela comme un complot, d'abord contre Laios, puis contre lui-même.




Premier stasimon (le choeur)

Interrogations du choeur sur le criminel à découvrir, sur les accusations de Tirésias. En conclut qu'il doit rester fidèle à Œdipe.




Deuxième épisode : Créon, Œdipe, Jocaste

1. Créon et le Coryphée ; 2. Œdipe et Créon, le premier accuse violemment le second de comploter. Créon se défend en argumentant. Œdipe n'écoute rien. 3. Jocaste et le choeur tentent de calmer les deux adversaires, Créon se retire. 4. Jocaste tente de convaincre Œdipe que les oracles ne sont pas crédibles mais ce faisant elle fournit à Œdipe des indices qui l'inquiètent quant à l'assassinat de Laïos. Il demande que l'on fasse venir le témoin du meurtre




Deuxième stasimon (le choeur)

Le choeur s'indigne de l'impiété de Jocaste. Ne pas croire l'oracle, c'est offenser Apollon.




Troisième épisode : Jocaste, le messager de Corinthe, Œdipe

Jocaste est en route pour implorer les dieux lorsqu'arrive le messager corinthien. Il annonce qu'Œdipe va devenir roi de Cortinthe puisque son père, Polybe, est mort. Jocaste fait appeler Œdipe. Celui-ci ne voulant pas retourner à Corinthe en raison de l'oracle, le messager lui apprend qu'il est adopté. Jocaste comprend tout et supplie Œdipe de s'arrêter là. Celui-ci croit qu'elle a peur de se découvrir mariée à un homme de rien.




Troisième stasimon (le choeur)

Le choeur, en deux couplets (strophe et antistrophe), émet les hypothèses les plus réjouissantes : le fils d'un dieu ?




Quatrième épisode : Œdipe, le messager de Corinthe, le berger de Laïos

arrivée du serviteur (le berger) que reconnaissent le Coryphée, Œdipe, le Corinthien. Celui-ci ne veut pas parler, mais sous les menaces finit par tout dire. C'est un acte bref et dense où Sophocle réussit à tenir en haleine le spectateur (alors qu'il connaît toute l'histoire), non pas dans l'attente d'une révélation, mais dans sa crainte.




Quatrième stasimon (le choeur)

2 strophes, 2 antistrophes : lamentations sur le sort d'Œdipe.




Exodos (à la fois dénouement et sortie du choeur) : le messager, Œdipe, Créon

Le messager vient annoncer au choeur la mort de Jocaste : récit, puis Kommos (Œdipe / le choeur). Arrivée de Créon, suivies des filles d'Œdipe. Scène pathétique. Créon, enfin, fait rentrer tout le monde dans le palais et le Coryphée tire la morale de l'histoire :  le bonheur des hommes n'est jamais sûr.



Aristote, comme les lecteurs et les spectateurs, au fil des siècles, ont admiré la trame particulièrement serrée de la tragédie, chaque acte apporte une information qui, à première vue, oeuvre en faveur d'Oedipe puis se retourne brutalement lorsque son sens en est compris. La pièce porte à son comble l'ironie tragique.

Œdipe :

     Le personnage éponyme apparaît dès le prologue comme un gouvernant attentif aux besoins de son peuple (par deux fois, il anticipe ses attentes : il a envoyé Créon à Delphes, il a fait appeler Tirésias), il prend des décisions raisonnables en conformité avec ses savoirs, et dès le début il veut entendre le témoin oculaire du meurtre. C'est un politique, on lui a confié une tâche : gouverner Thèbes, et il a conscience que le pouvoir peut déclencher des oppositions d'où l'idée du complot, naissant des réticences de ses interlocuteurs. Il est honnête aussi ; dès qu'il y a doute, il s'interroge sur son propre crime, il a bel et bien tué un homme à une croisée de routes. Il suscite une pitié profonde car s'il a commis des crimes, il en est innocent. Il a tué en état de légitime défense, il ignorait que le vieil homme était son père, et s'il a épousé Jocaste c'est que Thèbes l'avait promise au vainqueur de la Sphynge (ou Sphinx, selon les leçons). C'est un mari attentif et un père tendre qui se débat dans l'angoisse de l'avenir qui attend ses filles, si malheureusement nées, et qui les confie à la pitié de Créon.
Il apparaît comme "l'instrument" des dieux. Celui qui était coupable d'avoir désobéi aux dieux était Laïos. Œdipe est une victime. Pris dans des rêts tendus pour, dirait-on, le donner en exemple à ceux qui voudraient se libérer des dieux, il ne peut faire un pas en avant sans s'empêtrer de plus en plus dans ce qui va le détruire. Pour le choeur et le Choryphée, il est d'abord un roi aimé, et même les accusations de Tirésias n'entament pas la fidélité qu'ils lui vouent, puis un malheureux à plaindre autant qu'à fuir en raison de l'horreur de ses crimes.

La tragédie ?

     Bien que Florence Dupont ait écrit avec brio pour récuser notre vision "construite" de la tragédie grecque (L'Insignifiance tragique, 2001), il n'empêche que depuis plus de deux millénaires, cette pièce nous apparaît (à nous, culture gréco-latine) l'essence même du tragique puisqu'elle transforme son héros en mouche prise dans une toile d'araignée dont il ne pourra s'enfuir. Oedipe y est bien l'être humain dans sa grandeur (sa puissance de parole et de pensée) et dans sa faiblesse foncière, il ne sait rien, il croit savoir. Il veut savoir aussi, et cet entêtement pourrait aussi être sa "faute" majeure. Si Oedipe ne s'était pas inquiété de sa filiation où serait la tragédie ? On le traite de "bâtard" et au lieu de s'en remettre à la parole de Polybe et de Mérope, ses parents, il veut interroger les dieux. S'il ne l'avait pas fait, il n'aurait eu aucune raison de fuir Corinthe. Est-il rationnel de s'inquiéter plus du passé que de l'avenir ? C'est ce que semble lui dire tout le monde, à commencer par Tirésias qui est le seul au début de la pièce à savoir de quoi il retourne. Leçon à méditer en des temps où l'identité n'est plus ce que chacun construit vers l'avenir mais ce que lui impose un passé qui n'est même pas le sien.
A nos yeux, la pièce est ambivalente. Elle peut conduire au conformisme : l'homme est un jouet entre les mains des dieux, soumettons-nous et ne désobéissons jamais (Laïos et Jocaste sont punis de leur impiété par les pires des crimes) ; mais elle peut aussi provoquer la révolte : un terrible concours de circonstances a entraîné Oedipe dans un malheur irréparable (le parricide, l'inceste, le matricide indirect), mais il en est la victime plus que le coupable. Grandeur d'Oedipe dans sa déchéance qui assume la malédiction qu'il a lui-même lancée et se crève les yeux (geste violent qui met en accord ce qu'il a été, aveugle à tous les indices, y compris celui de l'oracle puisqu'il en oublie son interrogation réelle, celle de la bâtardise, et ce qu'il devient : un homme dépendant d'un guide), se retranchant du monde, ce que, apparemment, les dieux n'avaient pas prévu.
Est-il raisonnable de faire porter aux générations futures, le poids des fautes des générations passées ? Mettre en question les dieux est dangereux pour les hommes, la pièce le prouve, mais c'est aussi dangereux pour les dieux eux-mêmes. Euripide dans Les Euménides le dira puisqu'Apollon et Athéna délèguent à un tribunal humain le soin de juger les crimes des hommes, dépossédant les Erynies de leur droit de tourmenter les criminels. Le règne des dieux est entamé, dans quelques siècles, d'autres divinités les remplaceront. Les dieux aussi sont mortels, ne sont-ils pas depuis toujours eux aussi soumis à la Moïra (le destin), fille de Nyx, la nuit primordiale, devenues progressivement les Moires, triple comme les Parques latines ?
Reste la démesure (hybris) que stigmatise le choeur dans le deuxième stasimon. Oedipe, trop sûr de lui, peut-être grisé par sa victoire sur le Sphinx, croit tout comprendre, or le deuxième épisode prouve qu'il ne comprend rien, d'autant moins que la colère l'aveugle, littéralement, dès qu'il croit remis en cause son statut (il l'a déjà prouvé en quittant Corinthe pour interroger l'oracle, il le prouvera encore en racontant comment il a tué un vieil homme irrascible au bord de la route, en menaçant de mort le vieux berger témoin du meurtre). Oedipe est essentiellement un homme solitaire qui ne prend conseil que de lui-même (ce qu'il dit avec un certain orgueil en prouvant au peuple qu'il a anticipé ses conseils) ce qui, sans doute, aux yeux des Grecs, paraissait de la graine de tyran, au mauvais sens du terme.  
Ce qui est sa grandeur est dans le même temps sa plus grande faiblesse. En quoi il répond parfaitement à la définition du personnage de tragédie, apte à susciter terreur et pitié, telle que la formule Aristote : "c'est celle d'un homme qui n'a rien de supérieur par son mérite ou ses sentiments de justice, et qui ne doit pas à sa perversité et à ses mauvais penchants le malheur qui le frappe, mais plutôt à une certaine erreur qu'il commet pendant qu'il est en pleine gloire et en pleine prospérité ; tels, par exemple, Oedipe, Thyeste et d'autres personnages célèbres, issus de familles du même rang." (chap. 13)





A consulter
: une étude de la pièce due à Christabel Grare
le site remacle.org qui propose une biographie, une chronologie et des liens utiles.



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