LE
SPHINX : Un visage
de femme, des griffes de lion, des ailes d’aigle...
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A propos de Sand, ce site contient : 1. une biographie de l'écrivain - 2. une présentation de Lélia, 1833 - 3. Un extrait de Lélia - 4. Une présentation de François le champi (1847/1850) - 5. Une présentation de La Petite Fadette - 6. Mauprat (1837) |
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logo marquant les activités de
commémorations du bi-centenaire de la
naissance de George Sand Victor HUGO, “Obsèques de George Sand", in Politique, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins,1985, p. 915.
Patuit dea : citation tirée d’un vers de Virgile “On vit qu’elle était déesse”. |
La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l’idée. George Sand est une idée : elle est hors de la chair, la voilà libre ; elle est morte, la voilà vivante. Patuit Dea. Victor
Hugo, 10 juin 1876
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Le texte qui suit a été rédigé, pour servir de support à une conférence, à l'occasion d'un hommage rendu à George Sand par le département des Lettres de l'université (UNESP) d'Araraquara (Etat de Sao Paulo, Brésil), en décembre 2004. | |||||||||||||||||||||||||||||||
Si les commémorations ont un
petit côté artificiel, leur avantage est
pourtant de nous permettre de réévaluer des oeuvres que la postérité
n’a pas toujours traitées judicieusement. Ainsi en est-il de
l'écrivain qui nous intéresse aujourd'hui et qui, après avoir, de son
vivant, été regardée à l'égal de Victor Hugo, a progressivement glissé
dans l'oubli, l'indifférence, pis encore, pour elle qui justement avait
tenté d'y échapper en se choisissant un pseudonyme masculin, dans la
littérature pour la jeunesse. Je me sens honorée d'ouvrir cette journée de travaux. Et peut-être ai-je tort, car si honneur il y a, je ne peux m’empêcher de le trouver périlleux. Il me semble, en effet, très difficile de présenter un écrivain. Tout présentateur ne se trouve-t-il pas contraint de naviguer entre Charybde et Scylla ? Et bien téméraire est celui qui oublie que le naufrage le guette à chaque bordée qu’il tire. Va-t-il se laisser emporter sur les voies du biographique ? Il entend la voix de Proust lui répéter qu’il se fourvoie et que de l’homme à l’oeuvre, la distance est infranchissable. Va-t-il s’en tenir à l’ébauche, au dessin toujours évanescent de cette “créature” virtuelle, de cette position imaginaire, qu’est l’auteur ? Mais ne risque-t-il pas constamment la surinterprétation ? Dans le premier cas, d’anecdotes en anecdotes, le risque d’éparpillement est patent comme nous en avons tous fait l’expérience à la lecture de biographies; les livres refermés, nous restons avec ce sentiment frustrant que toutes ces pages (les biographes ont tendance à être prolixes) peuvent se résumer à : il — ou elle — est né, a vécu, est mort; accessoirement, il — ou elle — a écrit, peint, composé. Ce qui, convenons-en, ne nous avance guère. Dans le second, au lieu de donner à saisir un auteur, nous offrons le portrait d’un critique. Les admirables pages de Barthes sur Racine nous en apprennent davantage sur l’acuité d’un lecteur, sa finesse, sa sensibilité, bien plus encore sur ses postulats théoriques et sa conception de la littérature que sur Racine ; et ses adversaires de la Sorbonne avaient eu beau jeu, en leur temps, de mettre en évidence les incongruités d’une lecture qui faisait de Racine un ensemble de connotations propres à la 2e moitié du XXe siècle, et négligeait ce qu’il était : un écrivain du XVIIe siècle. Que dire alors lorsque l’écrivain qu’il s’agit de présenter, est une femme qui choisit un pseudonyme masculin ? Parce qu’il s’agit d’une femme, la tentation biographique joue à plein, et il est fort commun de présenter George Sand par la liste des amants d’Aurore Dupin. Naturellement, le pseudonyme masculin se prête aussi à toute une fantasmatique autour du cigare et de la pipe (oui, cette femme aimait fumer), du pantalon (essayez donc d’imaginer ce que pouvait être marcher dans Paris au XIXe siècle avec des escarpins de tissu ou de cuir, si fins que le premier pavé venu les déchire à coup sûr, des robes, toujours coûteuses, qui ramassent la boue partout où elles la trouvent, et les rues de Paris n'en manquait pas alors...), de l’amitié amoureuse avec Marie Dorval, puis Marie D’Agoult. Car, enfin, une femme libre, qui ne dépend de personne, dont les oeuvres se vendent, et bien, il n’en faut sans doute pas davantage pour susciter l’hostilité (manifeste ou latente) d’une société pour laquelle les femmes sont d’éternelles mineures. Selon les critères de cette société, elle ne peut être “qu’anormale”. D’autant plus que ses choix politiques n’arrangent rien. Socialiste ! pensez-donc. Et peu importe qu’il s’agisse du socialisme que Marx qualifiera d’utopique. Le mot sent le soufre. Si bien que tenter de présenter George Sand c’est aussi affronter le poids de préjugés ayant acquis, avec le temps, le statut de vérités, d’autant plus sans doute qu’ils se prêtent aisément à un certain goût du scandale loin de déplaire à nos contemporains. Mais à trop s’occuper de la femme on en oublie l’écrivain. Alors que reste-t-il ? à la fois rien et tout. Si malgré Histoire de ma vie, George Sand inspire toujours l’ardeur biographique c’est que, sans doute, nous éprouvons le sentiment que cet écrivain nous échappe encore. Qu’il reste, comme l’écrit Dumas dans ses Mémoires, “ce génie hermaphrodite, qui réunit la vigueur de l’homme et la grâce de la femme ; qui, pareille au sphinx antique, vivante et mystérieuse énigme, s’accroupit aux extrêmes limites de l’art avec un visage de femme, des griffes de lion, des ailes d’aigle.” [Mes Mémoires, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1989, tome 2, p. 990] Peut-être pouvons apporter une modeste contribution pour éclairer un peu cette énigme. Parce qu’un auteur, un “être de papier”, une créature virtuelle, relève aussi bien qu’une personne de chair et d’os d’une temporalité et d’un contexte. De George Sand à Balzac ou Flaubert, quoique leurs postures (ethos) d’écrivains soient fort dissemblables, il y a davantage de points communs qu’entre George Sand et Mme de La Fayette, ou Marguerite Yourcenar, quoiqu’il s’agisse aussi de plumes tenues par des mains féminines. Un visage de femmeCommençons donc par le cadre le plus large : celui d’un siècle, d’une temporalité dans laquelle la femme et l’auteur s’inscrivent :
Naturellement, les dates retenues sont un choix, mais elles jalonnent de manière visible la lente et complexe et douloureuse transformation d’un monde, le passage de l’Ancien Régime à un nouveau, la rupture de 1789 n’en finissant pas d’irradier. De la première République (qui dure à peine 12 ans, en y incluant le consulat) à la troisième du nom, en passant par la deuxième (qui ne dure que trois ans), il faut presque un siècle pour que la démocratie s’implante définitivement en France. Il y faudrait rajouter bien des émeutes, révoltes localisées, souvent extrêmement violentes (en 1828 à Brest, en 1831 à Paris, puis à Lyon, etc.) Elles ont parfois joué sur le plan imaginaire un rôle sans commune mesure avec leur poids historique. C’est le cas de juin 1832 : la résistance de la barricade de St-Merry, en particulier, a profondément marqué les esprits, autant que la répression de juin 1848, blessure dont les Républicains l’ayant vécue ont porté la cicatrice toute leur vie durant. Hugo, par exemple, n’en finira jamais de se justifier, à ses propres yeux d’abord. Chez certains Républicains, dont Sand, cette image de guerre civile a été une telle hantise qu’elle explique, en partie, à la fois son refus de s’impliquer en 1851 et sa condamnation de la Commune dont Hugo dira aussi que c’était “une bonne chose mal faite”. Si l’on résumait, on pourrait presque dire qu’au XIXe siècle, la France vit sur pied de guerre : quand le pays n’est pas en guerre avec l’extérieur, il est constamment au bord de la guerre civile, et quelquefois en plein dedans (juin 1848, décembre 51 et janvier 52, 1871). Un poète seul, sans doute, peut rendre sensible l'image, sinon exacte, en tous cas, parlante de ce qu'ont pu vivre les contemporains :
Dans cette société profondément altérée par la succession rapide des événements qui l’ont conduite de 1789 à 1815, mais qui prétend, après 1815, revenir sur ces vingt cinq années alors que ses institutions ont fait eau de toutes parts et qu’elle n’a pas d’autre choix que de faire avec, la bourgeoisie n’a pas l’intention de se laisser dérober ses acquis. Le XIXe siècle français en devient un tourbillon: l’émeute y couve à chaque carrefour parisien, et régulièrement l’émeute se fait révolution. Univers instable, monde mouvant en constantes mutations, techniques, économiques, sociales, qui se heurte à l’immobilisme de gouvernements plus timorés et répressifs les uns que les autres. Il est vrai que 200.000 électeurs y décident du présent et de l’avenir de plus de 30 millions de personnes. Et chose qui sans doute compte, une grande partie de la bourgeoisie, dont les intellectuels (les “capacités” dit-on à l’époque, autrement dit tous ceux qui sont nantis d’un diplôme), ne fait pas partie des électeurs. En compensation, ces "capacités" occupent tout le champ de la parole : universités, librairie (entendons: édition), presse en pleine expansion, théâtres. S’ils veulent exister, il leur faut changer ce monde. Et ils s’y emploient. Ils s’y emploient si bien qu’ils finiront par réussir. Chemin faisant, ils fabriquent de l’idéologie. Leurs maîtres mots : liberté, droits, progrès. Ainsi se crée, difficilement, le nouveau monde dans lequel la bourgeoisie va asseoir son pouvoir non sans combat ; quant au peuple (comme on dit à l’époque, c’est-à-dire les pauvres, travailleurs de tous genres, des agriculteurs aux ouvriers en passant par les artisans, ceux qui sont à la limite de la survie) il fait les frais de la transformation économique, mais en retour, il se transforme aussi. C’est un monde, on l’a compris, pétri de contradictions — et ce n’est pas une image, pensons par exemple, pour rester dans l’univers littéraire, aux débuts du Romantisme. Ces jeunes fanatiques (là encore le mot n’est pas hyperbolique) de la liberté artistique (lesquels hurleront à la première d’Hernani : “A la guillotine les genoux!” — les “genoux” étant les chauves, parce que vieux, défenseurs du classicisme), sont royalistes au départ, alors que leurs adversaires, classiques sur le plan littéraire, sont dans l’opposition sur le plan politique, des libéraux aux républicains. Un monde violent sur tous les plans, un monde instable nécessairement, à la fois prisonnier (volontairement parfois) du passé et aspiré par l’avenir. Et si l’on ne devait retenir qu’une image du XIXe siècle, pour le pire et pour le meilleur, ce serait celle d’un temps, qui s’est éprouvé tiraillé entre passé et avenir [ce n’est pas pour rien que c’est aussi le siècle des historiens] et a choisi de se tourner délibérément vers l’avenir, de s’ouvrir sur le futur, persuadé de travailler pour demain. Ce que notait d’ailleurs, dès 1797, Joseph Joubert: “la postérité a remplacé les ancêtres.” Bien des attitudes, y compris littéraires, s’expliquent par cette aspiration, au sens physique du terme. Les hommes du XIXe siècle sont “aspirés”, littéralement, vers le XXe. Tous les romans de Balzac le prouvent qui disent exactement le contraire de ce que l’homme s’acharnait à défendre ; lui, le légitisme déclaré, a signé des romans qui disent tous que la révolution est sans retour et le cheminement vers la démocratie, irréversible. Pour en revenir à la première moitié du siècle, si la Restauration, comme son nom l’indique, est revenue sur des acquis révolutionnaires —mais pas sur d’autres, par exemple, la vente des biens nationaux, entendez: les propriétés de la noblesse émigrée et celles de l’Eglise —, en particulier en renouant avec une stratification sociale que les années républicaines, mais aussi impériales, avaient mises à mal, elle n’a pu effacer l’imaginaire égalitaire que tout le XVIIIe avait élaboré. La littérature en témoigne par ses récits de tentatives d’ascension sociale, en général ratées, par exemple celle de Julien Sorel chez Stendhal et de manière particulièrement exemplaire, celle de Lucien de Rubempré chez Balzac (Illusions perdues, 1837), mais réussies parfois aussi, comme celle de Rastignac chez le même Balzac. C’est toujours, bien sûr, un monde masculin, dans lequel les femmes peuvent être égéries, épouses, mères, mais sauf exceptions extrêmement rares, ne peuvent exister ni par, ni pour elles-mêmes. Aurore Dupin est une femme de ces temps-là. Elle a eu le malheur, mais aussi la chance, d’avoir un père quelque peu tête brûlée, soldat de la République puis de l’Empire (comme celui de Dumas ou celui de Hugo), suffisamment dégagé des préjugés de son temps pour épouser une femme de “rien”, au grand dam de sa mère, qui toute fille illégitime qu’elle fût (elle était la fille naturelle de Maurice, Maréchal de Saxe) ayant épousé en secondes noces, après son veuvage, le fermier général Dupin de Francueil, avait un sens aigu des hiérarchies. Quand le père meurt, en 1808, d’un accident de cheval, il laisse l’enfant (elle a quatre ans) tiraillée entre l’hostilité de deux femmes, pour lesquelles elle est un enjeu: sa mère et sa grand-mère. La grand-mère gagnera, et ce sera encore une chance autant qu’un malheur. Un malheur parce que l’enfant ne peut pas ne pas vivre la séparation d’avec la mère comme un abandon dont porte encore trace, malgré tous les efforts de l’écrivain pour dédouaner la mère, Histoire de ma vie, autobiographie commencée en 1847. Une chance, parce que cette grand-mère, âgée et malade, donnera, involontairement d’ailleurs, à cette petite fille, le plus inestimable des cadeaux : la liberté. Liberté de vivre à la campagne avec de petits paysans, comme un “garçon manqué”, en compagnie d’un demi-frère plus âgé (il a 5 ans de plus qu’elle, étant né en 1799) et ce n’est pas rien. Là où les petites filles de son temps et de sa classe sont confinées dans l’apprentissage de la contrainte et de la mutilation, elle aura eu la possibilité d’épanouir son corps, privilège dont elle a suffisamment conscience pour le rappeler dans Histoire de ma vie :
Mais le refus de respecter les conventions (ce dont George Sand fera une volonté “l’impossibilité de”) visant à préserver le capital féminin, le seul qui soit permis, la beauté, pour entrer sur le marché du mariage, la jeune Aurore n’aura pas eu à le conquérir, il lui fut donné, par inadvertance, certes... Mais toute vie ne se construit-elle pas, un peu par inadvertance, de chances à saisir ? Celle-là Aurore aura su la saisir. Liberté du corps, mais aussi, mais surtout, liberté d’esprit : et d’abord la possibilité d’avoir un précepteur, peu pédagogue aux yeux du XXIe siècle, mais cultivé et pour lequel Homère et Le Tasse faisaient de convenables lectures pour un enfant de douze ans. Entre l’Iliade et la Jérusalem délivrée, il est difficile de ne pas apprendre la grandeur. Gageons que rares furent les petites filles de l’époque qui en eurent autant ; ensuite liberté de puiser dans la bibliothèque de la grand mère, composée en grande partie des philosophes du XVIIIe siècle. Voici comment elle rappelle, dans Histoire de ma vie, cette fin d’adolescence à Nohant où elle dévore tout, après avoir longuement hanté Le Génie du christianisme de Chateaubriand :
Rappelons que nous sommes dans un temps où les lectures féminines sont particulièrement surveillées : la “pureté”, qui doit être la première qualité d’une jeune fille n’étant pas autre chose que l’ignorance, et constatons que là encore, la culture dont bénéficie la jeune Aurore est tout à fait inhabituelle. Elle ne connaît guère le latin, mais en revanche ses années de pension lui ont permis d’apprendre l’anglais. Et lire Shakespeare, quand on est une jeune-fille de 18 ans, en province, au moment où l’on se “bat” dans le champ culturel pour savoir si ce théâtre-là peut s’approprier les scènes françaises, c’est, dans la solitude, avancer du même pas que les jeunes gens, à Paris, qui inventent l’art du XIXe siècle. Ensuite, la chance d’échapper à la contrainte religieuse car la grand-mère, en femme des Lumières, n’a pour la religion qu’un respect tout mondain. Et même le passage au couvent des Dames anglaises, malgré la crise mystique qui affecte l’adolescente, ne changera pas foncièrement le déïsme dans lequel se sont construites, sans qu’elle le perçoive, ses idées religieuses : il y a bien un Dieu garant de la certitude d’un sens, l’histoire du Christ fournit les premiers linéaments d’une vision égalitaire, mais ce Dieu, bienveillant et lointain, laisse l’homme libre de la férule des Eglises, libre d’imaginer le règne de la justice sur la terre et de chercher les moyens d’y parvenir. En somme, de manière un peu involontaire, la grand-mère a appliqué une éducation toute rousseauiste, non pas celle que Rousseau réservait à Sophie, mais celle qu’il voulait pour son Emile, ou celle qu’il remodèle dans Les Confessions : épanouissement de la sensibilité puis développement de la raison. Ajoutons que sur le plan économique, dans ce temps où pèsent sur tous, mais davantage encore sur les pauvres, les crises périodiques de subsistances et les épidémies (typhus, choléra et même variole — malgré le vaccin pour lequel les philosophes du XVIIIe siècle faisaient déjà campagne), c’est encore une chance d’être élevée dans un domaine à la campagne, qui pour n’être pas une grande propriété l’est assez pour nourrir ses habitants et leur permettre de vivre sans vrais soucis. Dans ce monde dur, où les solidarités, familiales et amicales, sont des contreparties indispensables, Aurore, à Nohant, apprendra l’amitié, l’échange, le respect d’autrui, le goût du bonheur, la valeur des hommes non pas mesurée à l’aune de leur statut social, mais à leur être et à leurs actes. Elle a été, et elle l’a dit, une “métisse” culturelle. Du monde maternel, elle a appris que la liberté c’est l’indépendance financière, et que cette indépendance financière ne se conquiert que par le travail ; que fortune, statut social, sont faits de hasard, que, de plus, dans le monde aléatoire qui est celui d’après 1789, rien n’en garantit la pérennité. Elle y a sans doute appris aussi, ce que bien peu de ses contemporains, de son groupe social en tous cas, et moins encore les femmes, devaient savoir : qu’il est dans le peuple, inculte, misérable, des êtres de valeur et que l’infériorité sociale n’est pas une infériorité de nature. Ce qui nous semble une évidence a mis des siècles à s’imposer. Du monde grand-maternel, elle a obtenu en partage les outils intellectuels (mais aussi une certaine sécurité matérielle qu’il ne faut pas négliger) lui permettant de se forcer une place dans le monde instable où il lui a été donné de vivre. Du père à peine entrevu et aussitôt perdu mais dont la grand-mère et la mère, sans compter le précepteur Deschartres, et le grand frère, n’ont cessé d’entretenir le fantôme, une sorte de vision de l’audace, une certaine aura de républicanisme assez semblable, toutes proportions gardées, aux images qu'Hugo prêtera à son jeune Marius dans Les Misérables. Histoire de ma vie en témoigne qui peut se lire comme un tombeau du père : plus de la moitié de l’oeuvre est composée de la correspondance entre le père et la grand-mère. Somme toute, l’enfance et l’adolescence de la jeune Aurore Dupin ont construit une jeune fille nantie de toutes les armes qui pouvaient transformer une créature passive par destination en une créature active, prenant en charge sa vie. Il n’en reste pas moins que le poids de l’idéologie n’est pas si aisé à secouer. Tant d’autres ont plié sous le faix qu’il ne faut pas trop s’étonner si même George Sand continuera à être quelque peu Aurore Dupin, s’il lui faudra faire face à ce défi, que, même aujourd’hui, bien des femmes ne parviennent pas à vaincre : comment ne rien sacrifier de soi? Et, il s’en faut encore d’une dizaine d’années pour que “les griffes du lion et les ailes de l’aigle” transforment une jeune femme, peu ordinaire, sans doute, mais jeune femme quand même, en sphinx. Et puisque nous en sommes là, autant aborder la question la plus épineuse quand il s’agit de George Sand. Les critiques ont souvent voulu lire dans ses oeuvres les traces de l’influence qu’auraient eu sur elle ses rencontres et tout particulièrement ses passions amoureuses, voire ses foucades. Et les jugements des contemporains, qui avaient bien des raisons de dévaluer un écrivain qui les gênait singulièrement avec des romans aux sujets brûlants, n’a rien arrangé. Avec le temps, ils sont devenus parole d’évangile, ainsi de cette affirmation aussi habile que perfide de Delphine de Girardin : “Chacun de ses livres admirables porte l’empreinte de l’élection qui l’inspira. C’est surtout à propos de ses ouvrages que l’on peut s’écrier avec M. de Buffon : le style, c’est l’homme.” (La Presse, 8 mars 1837) Peut-être serait-il plus juste de penser que comme tous les êtres humains, plus encore sans doute les créateurs, elle rencontre ceux qu’elle a besoin de rencontrer pour clarifier, affiner, consolider ce qu’elle est déjà, ce qu’elle doit devenir. Tout créateur illustre la formule nietzschéenne : “Deviens ce que tu es”. Traitons-la comme elle a choisi de l’être : en écrivain. Et foin de la féminisation des mots. En francais, langue qui ne connaît pas le neutre, le genre grammatical n’a rien à voir avec le sexe. Qu’est-ce qu’un écrivain sinon une écriture, un style, la fameuse “petite musique” dont parle Proust ? L’idée, un peu trop répandue par les féministes militantes des années 70-80 du XXe siècle, qu’il y aurait une écriture “féminine” reste encore à démontrer. Les premiers critiques d’Indiana ont encensé l’auteur en le soupçonnant d’avoir eu des informateurs féminins en raison de “la finesse de ses analyses de l’âme féminine”, disaient-ils. Ensuite, ils ont crié à l’évidence lorsqu’ils ont su que cet homme était une femme. Il n’empêche que l’évidence ne leur avait guère sauté aux yeux. Au lieu donc de dire que George Sand écrit sous l’emprise de ses passions amoureuses, demandons-nous pourquoi la question ne se pose jamais quand il s’agit d’un écrivain masculin. De Musset, nul ne dit que sans George Sand, Lorenzaccio n’existerait sans doute pas. C’est pourtant le cas. Sans parler de La Confession d'un enfant du siècle (1836) et de sa dette à l'égard de Lélia (1833). Et nul, à ma connaissance ne s’est demandé quelle a été l’importance de George Sand pour la pensée de Ledru-Rollin ou de Pierre Leroux, quoique Pierre Macherey, dans un article particulièrment intéressant sur Spiridion [“Un roman panthéiste: Spiridion de George Sand”, in A quoi pense la littérature ?, PUF, 1990], ait bien montré comment convergeaient les propres aspirations de Sand et la philosophie de Leroux, ce qui est un grand pas en avant, reconnaissons-le. Mais enfin, ce n’est qu’un pas, continuons donc à nous demander pourquoi les questions sont toujours posées dans le même sens. Aurore a aimé, a été aimée, a quitté, a été délaissée, quelquefois d’une manière assez déplorable [et Musset ou Chopin n’ont certes pas le beau rôle dans ces histoires], mais l’écrivain George Sand, dès 1832, dans Indiana, dessinait, avec le portrait-procès acide, et attendri en même temps, de l’homme charmant de son époque, sous les traits de Raymon de la Ramière, les limites de la compréhension-incompréhension entre le masculin et le féminin, dans cette société-là. Après ses quelques années de mariage, ses deux enfants (1823, 1828), tribut payé à la condition féminine, que vouliez-vous qu’elle fît ? sinon, fuir. Fuir l’ennui, la soumission, l’effacement, l’inexistence. Casimir Dudevant avait épousé Aurore Dupin, une charmante héritière, mais Aurore Dupin était autre chose qu’une jolie tête fragile couronnée d’anglaises, elle avait des rêves, des aspirations, des idées que le maternage et les beuveries maritales ne pouvaient guère combler. Il suffisait d’un rien pour qu’elle en prît vraiment conscience. Par “rien” entendons un regard qui lui rendît son “intégrité” : femme, oui, aussi, mais être humain d’abord. Que le rien ait eu nom Jules Sandeau n’est peut-être pas si important que cela. Sinon qu’il apportait l’air de Paris, les discussions, les espoirs, le mouvement, qu’il réveillait, par son admiration et son désir, certainement, dans la jeune femme qui s’étiolait, le goût de vivre et de combattre. Et voilà sans doute comment Aurore eut le courage, c’en était un, et même franchement le “culot”, de négocier avec son mari une séparation qui le laissait maître de Nohant en échange d’une petite pension, de prendre sous son bras sa petite fille de deux ans et de filer à Paris gagner sa vie. Mais comment gagner sa vie quand on est sans qualification, qui plus est une femme ? Une seule possibilité : la littérature. Jules aussi avait une ambition : arriver. Lui aussi n’avait qu’une possibilité : la littérature. Ils vont donc écrire à quatre mains et bénéficier du réseau de solidarité berrichon, au premier rang duquel se trouve de Latouche, bientôt directeur du Figaro (1832), journal d’opposition, qui accepte de les enrôler comme rédacteurs avec un troisième larron : Félix Pyat, qui deviendra aussi un nom important dans le combat pour la République. C’est un début. Voici comment le rapporte Pierre Larousse dans son Dictionnaire encyclopédique. Ils écrivent, dit-il :
Ces quelques mots de Larousse soulignent la différence entre les deux jeunes gens, celui pour lequel la littérature est bel et bien la voie d’accès à un statut social que marque l’intégration dans l’Institution représentée par l’Académie, celui pour lequel, il s’agit de bien autre chose. Au départ, l’un et l’autre ne doivent pas avoir des ambitions très différentes, Aurore et Jules veulent la même chose : exister, se faire un nom, être reconnus et donc vivre de leur travail. Mais les ambitions d’Aurore ne peuvent être exactement la mesure des oeuvres de George Sand ; entre les deux, il y a cet impondérable que l’on nomme parfois talent, parfois génie, il y a les chemins que lui fait prendre l’écriture, ce qu’elle confie avc humour à Laure Decerfz, après la publication d’Indiana : “A Paris Mme Dudevant est morte. Mais George Sand est connu comme un vigoureux gaillard”. Comme Proust l’a dit et redit : “un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.” [Contre Sainte Beuve, éd. Gallimard, coll. folio-essais ,1987, p. 127] George Sand ne peut pas être la somme des moments vécus par Aurore, même si de l’une à l’autre il y a nécessairement des passerelles. Des griffes de lion, des ailes
d’aigle
Voilà ! en 1832, une signature apparaît à la
devanture des librairies : Georges Sand, Georges avec un S. Prénom
ordinaire, dont Sand dira qu’il lui paraissait berrichon. Jules avait
accepté de laisser leur pseudonyme commun, mais il fallait un prénom,
pourquoi pas
celui-là. Le choix d’un prénom masculin n’est guère difficile à
expliquer : c’est une question de “marché”. Une signature féminine
cantonne à un public limité : les femmes et les enfants. Littérature
éducative. On comprend qu’un écrivain un peu ambitieux n’ait nulle
envie d’être catalogué avant que d’être lu. Un nom masculin,
c’est une manière de passe-partout. Fulguration! “Mes pareils à deux
fois ne se font point connaître / Et pour leurs coups d’essai veulent
des coups de maître.” déclarait orgueilleusement le Cid à Don Gormas
[Pierre Corneille, Le Cid,
acte II, scène 2].
George Sand eût pu en dire autant. Voilà le jeune auteur propulsé au
faîte de la gloire, gloire de scandale d’abord : Indiana est lu comme
un réquisitoire contre le mariage. Du jour au lendemain, la jeune
journaliste besogneuse est devenue un maître. A partir de là George
Sand, qui devient très vite Mme Sand, est ce personnage
public dont le
nom apparaît régulièrement sur des couvertures de romans, en signature
d’articles de journaux et qui défraie la chronique mondaine dans la
mesure où ses oeuvres font “scandale”. Et elles feront toutes scandale.
Naturellement, le scandale n’explique pas tout. George (dès la
publication de Valentine,
le S disparaît du prénom, le rendant
plus personnel, plus “exotique” aussi) est d’abord et avant tout un
écrivain romantique. Et qui dit écrivain romantique dans les années
trente, dit scandale ! |
Le caractère
qu’on retrouve dans tous les débuts de ce temps-là est le
débordement du lyrisme et la recherche de la passion. Développer
librement tous les caprices de la pensée, dussent-ils choquer le goût,
les convenances et les règles ; haïr et repousser autant que possible
ce qu’Horace appelait le profane vulgaire, et ce que les rapins
moustachus et chevelus nomment épiciers, philistins ou bourgeois ;
célébrer l’amour avec une ardeur à brûler le papier, le poser comme
seul but et seul moyen de bonheur, sanctifier et déifier l’Art regardé
comme second créateur ; telles sont les données du programme que chacun
essaye de réaliser selon ses forces, l’idéal et les postulations
secrètes de la jeunesse romantique.
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[...] nous ne
voulons pas dénier aux artistes le
droit de sonder les plaies de la société et de les mettre à nu sous nos
yeux; mais n'y a-t-il pas autre chose à faire maintenant que la
peinture d'épouvante et de menace? Dans cette littérature de mystères,
d'iniquités, que le talent et l'imagination ont mise à la mode, nous
aimons mieux les figures douces et suaves que les scélérats à effet
dramatique. Celles-là peuvent entreprendre et amener des conversions,
les autres font peur, et la peur ne guérit pas l'égoïsme, elle
l'augmente.
Nous croyons que la mission de l'art est une mission de sentiment et d'amour, que le roman d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et l'apologue des temps naïfs, et que l'artiste a une tâche plus large et plus poétique que celle de proposer quelques mesures de prudence et de conciliation pour atténuer l'effroi qu'inspirent ses peintures. Son but devrait être de faire aimer les objets de sa sollicitude, et au besoin, je ne lui ferais pas un reproche de les embellir un peu. L'art n'est pas une étude de la réalité positive; c'est une recherche de la vérité idéale, et Le Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile et plus sain à l'âme que Le Paysan perverti et Les Liaisons dangereuses. |
Et puis ce courage avec lequel elle lui sacrifiait sa réputation, ce courage qui eût dû la faire aimer davantage, déplut à M. de la Ramière. La femme d’un pair de France qui s’immolerait de la sorte serait une conquête précieuse ; mais une femme de chambre! Ce qui est héroïsme chez l’une devient effronterie chez l’autre. Avec l’une, un monde de rivaux jaloux vous envie ; avec l’autre, un peuple de laquais scandalisés vous condamne. La femme de qualité vous sacrifie vingt amants qu’elle avait ; la femme de chambre ne vous sacrifie qu’un mari qu’elle aurait eu. Indiana, éd. Gallimard, coll.
Folio, 2004, p. 75)
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