Le romantisme : jeunesse, nature, individu

coquillage



Le romantisme est un mouvement qui s'approprie la nature, sur les traces de Rousseau (Rêveries du promeneur solitaire, 1782) et de Chateaubriand (Le Génie du christianisme, 1802), d'une manière toute nouvelle. Le paysage devient le reflet d'un état d'âme. Chacun fait l'expérience, dans un paysage à sa mesure et, le plus souvent, dans la solitude, de la puissance de ses émotions en les retrouvant dans le monde qui s'offre à ses yeux et semble vibrer en harmonie avec lui.



1.

Le petit récit de Chateaubriand détaché du Génie du christianisme, René, et publié séparément en 1805, a connu un grand succès. Le narrateur, qui vit chez les Natchez,  en Amérique du Nord, fait le récit de sa vie à deux missionnaires. Il leur raconte son adolescence heureuse auprès de sa soeur Amélie, puis le sentiment de malaise qui s'est emparé de lui progressivement et l'a poussé à voyager sans jamais trouver de remède à ce mal être.









Corot, 1825

  Jean-Baptiste Camille Corot (1796 - 1875) Ville d'Avray, coin de bois (détail), 1825







[...]
Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j'éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un coeur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert : on en jouit, mais on ne peut les peindre.

L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes : j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes ; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre coeur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie : une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire s'élevant au loin dans la vallée a souvent attiré mes regards ; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait ; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire : " Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton coeur demande. "

Levez-vous vite, orages désirés qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie ! Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon coeur. [...]

François René de Chateaubriand, René, 1802, éd. GF, pp. 159-160




2.

En 1833, George Sand publie son troisième roman, Lélia, qu'elle retouchera considérablement en 1839. Le récit rapporte les relations complexes entre Sténio, jeune poète, Lélia, la femme qu'il aime, Trenmor, ami de Lélia et qui pourrait servir de mentor à Sténio, Pulchérie, la soeur de Lélia, elle aussi amoureuse de Sténio, et enfin Magnus, prêtre, désespérément amoureux de Lélia.
Au début de la deuxième partie, Sténio s'est réfugié à la campagne.





[...]
Sténio aimait à passer les nuits, enveloppé dans son manteau, au bord des cascades, sous l'abri religieux des grands cyprès sauvages, dont les muets et immobiles rameaux étouffent l'haleine des brises. Sur leur cime épaisse s'arrête les voix errantes de l'air, tandis que les notes profondes et mystérieuses de l'eau qui s'écoule sortent du sein de la terre, et s'exhalent comme des choeurs religieux du fond des caves funèbres. Couché sur l'herbe fraîche et luisante qui croît aux marges des courants, le poète oubliait, à contempler la lune et à écouter l'eau, les heures qu'il aurait pu passer avec Lélia ; car, à cet âge, tout est bonheur dans l'amour, même l'absence. Le coeur de celui qui aime est si riche de poésie qu'il lui faut du recueillement et de la solitude pour savourer tout ce qu'il croit voir dans l'objet de sa passion, tout ce qui n'est réellement qu'en lui-même.
Sténio passa bien des nuits dans l'extase. Les touffes empourprées de la bruyère cachèrent sa tête agitée de rêves brûlants. La rosée du matin sema ses fins cheveux de larmes embaumées. Les grands sapins de la forêt secouèrent sur lui les parfums qu'ils exhalent au lever du jour ; et le martin-pécheur, le bel oiseau solitaire des torrents, vint jeter son cri mélancolique au milieu des pierres noirâtres et de la blanche écume du torrent que le poète aimait. Ce fut une belle vie d'amour et de jeunesse, une vie qui résuma le bonheur de cent vies, et qui pourtant passa rapide comme l'eau bouillonnante et l'oiseau fugitif des cataractes.
Il y a dans la chute et la course de l'eau mille voix diverses et mélodieuses, mille couleurs sombres ou brillantes. Tantôt, fugitive et discrète, elle passe avec un nerveux frémissement contre des pans de marbre qui la couvrent de leur reflet bleuâtre ; tantôt,  blanche comme le lait, elle mousse et bondit sur les rochers avec une voix qui semble entrecoupée par la colère ; tantôt verte comme l'herbe qu'elle couche à peine sur son passage, tantôt bleue comme le ciel paisible qu'elle réfléchit, elle siffle dans les roseaux comme une vipère amoureuse ; ou bien elle dort au soleil et s'éveille avec de faibles soupirs au moindre souffle de l'air qui la caresse. D'autres fois, elle mugit comme une génisse perdue dans les ravins et tombe, monotone et solennelle, au fond d'un gouffre qui l'étreint, la cache et l'étouffe. Alors elle jette aux rayons du soleil de légères gouttes jaillissantes qui se colorent de toutes les nuances du prisme. Quand cette irrisation capricieuse danse sur la gueule béante des abîmes, il n'est point de sylphide assez transparente, point de psylle* assez moelleux pour l'imagination qui la contemple. La rêverie ne peut rien évoquer, parce que, dans les créations de la pensée, rien n'est aussi beau que la nature brute et sauvage. Il faut devant elle regarder et sentir : le plus grand poète est celui qui invente le moins.
[...]

* psylle = le mot, au sens propre, désigne soit un charmeur de serpent (vient du latin et est emprunté au nom d'une population de Lybie qui avait la réputation de charmer les serpents), soit un insecte. Au sens figuré, il désigne une créature monstrueuse et malfaisante. Le mot viendrait de Hoffmann. Nodier l'emploie dans Smarra ou les démons de la nuit, 1821 « qui sucent un venin cruel et qui, avides de poisons, dansent en rond en poussant des sifflements aigus pour réveiller les serpents. »)
En fait, il s'agit peut-être d'un latinisme "psylle" pour "psila" que le Gaffiot définit comme "un tapis n'ayant de poil que d'un côté".

Lélia, 1833, éd. Gallimard, coll. Folio-classique, pp. 73-75





Corot, Le lac Piediluco, 1826
Jean-Baptiste Camille Corot, Le lac Piediluco, 1826


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