Mephisto, Klaus Mann, 1936/1981/1975

coquillage



     Le destin éditorial de cette oeuvre mérite d'être précisé avant même de présenter l'écrivain et le roman lui-même. Rédigé par Klaus Mann, alors qu'il a fui le régime nazi dès 1933 et qu'il est installé à Amsterdam où il dirige une revue destinée à accueillir les écrits des autres émigrés, le roman est publié dans cette ville en 1936. Il n'a, compte tenu de l'époque, qu'une audience restreinte.
Le guerre terminée, Klaus Mann rentre en Allemagne, croyant regagner une patrie. Bilge Ertugrul dans son article "Klaus Mann : le roman est-il politique ?" (in Roman & Politique. Que peut la littérature, 2011) relate ainsi l'aventure : "Comme la parenté entre la fiction — le personnage principal du livre, l’homme de théâtre Hendrik Höfgen, un carriériste qui finit par se rapprocher des nazis — et le réel — la vie et la carrière de Gustav Gründgens sous le nazisme — ne font aucun doute dans ce livre, ce roman mettra un demi siècle à voir le jour chez un éditeur en Allemagne Fédérale. Pourtant, après la guerre, Klaus Mann devait le publier chez Langenscheidt, mais l’éditeur se rétracte au dernier moment et n’hésite pas à lui avouer que c’est par égard pour Gustav Gründgens, qui vient de reprendre son travail au théâtre et remplit de nouveau les salles. Quelques jours avant de se donner la mort, Klaus Mann lui répond par une lettre où il ne cache pas sa profonde déception face à ce refus : "Je ne sais pas ce qui me frappe le plus : la bassesse de votre morale [...] ou la naïveté avec laquelle vous l’avouez. [...] Surtout ne rien risquer ! Toujours suivre le pouvoir pas à pas ! Toujours nager avec le courant !"
Longtemps près la mort de Klaus Mann, en 1971, les juges de la Cour Constitutionnelle Fédérale entérinent l’interdiction de sa publication, prétendant que le livre donne une « fausse image » du monde du théâtre sous le nazisme, et ce d’autant plus qu’il s’agit de « la vision d’un émigré ». (la "vision d'un émigré" vaut son pesant d'or...)
Finalement, en 1981, l'éditeur Rowohlt passe outre l'interdiction et publie le livre qui rencontre enfin son public.
En France, Denoël publie le roman en 1975 dans une traduction de Louise Servicen, sous le titre Mephisto. Histoire d'une carrière, ce qui est exactement ses titre et sous-titre en allemand. En Allemagne de l'est, le roman avait été publié en 1956.








Klaus Mann

Photographie de Klaus Mann vers 1932

L'auteur

     Il est né le 18 novembre 1906 à Munich, deuxième enfant de Thomas Mann, qui est déjà un écrivain renommé, et dont le frère aîné, Heinrich Mann, l'est tout autant. Famille bourgeoise et lettrée. Enfance dorée donc avec sa grande soeur, Erika, d'un an plus âgée, puis adolescence "agitée", dit Michel Tournier. Dans tous les cas, Klaus Mann n'a jamais envisagé d'autre avenir que la littérature malgré l'entourage sans doute intimidant d'un père et d'un oncle dominant le monde littéraire de leur pays et de leur temps. A 19 ans (1925) il publie une comédie et un recueil de nouvelles. L'année suivante (1926) son premier roman, La Danse pieuse, sous-titré "le livre d'aventures d'un jeune homme", fait scandale, parce que son personnage principal, un jeune peintre, Andreas, et ses amis évoluent dans un milieu ouvertement homosexuel.
L'anti-conformisme du jeune-homme n'en est guère troublé. Il voyage. En 1926, à Paris, il fait la connaissance de Cocteau, de Gide, de Crevel dont il devient l'ami. Puis l'année suivante, le frère et la soeur (quoique Erika ait épousé l'acteur Gustav Gründgens en 1926) partent pour un tour du monde qui commence par les Etats-Unis, se poursuit en Asie et va durer neuf mois. Au retour, ils écrivent à  quatre mains, le récit de leur périple : Tout autour - L'aventure d'un voyage autour du monde, publié en 1929. C'est aussi en 1929 que Klaus publie son deuxième roman, Alexandre, roman historique (son héros est Alexandre le Grand) et méditation sur la démesure (l'hybris des Grecs).
La jeunesse heureuse va bientôt se terminer. En 1933, l'accession au pouvoir de Hitler pousse la famille Mann tout entière à s'exiler, d'abord en Suisse, puis aux Etats-Unis (1938) ; Klaus va, lui, d'abord aux Pays Bas. Il va vivre ensuite une vie d'exilé, ce qui veut souvent dire des voyages, des changements de résidence, s'efforçant de faire prendre conscience du danger que représente l'Allemagne nazie et son "Fürher". La lutte contre le nazisme, commencée dès la fin des années 1920, se poursuit. Elle est, sans aucun doute, épuisante et déprimante compte tenu de la surdité assez générale de la majorité des pays face à ce qui se passe en Allemagne. Toujours avec Erika, qui a aussi choisi l'exil, ils assurent une correspondance de guerre sur la guerre d'Espagne. Ensemble, ils écrivent et publient Escape to life (Fuir pour vivre, traduit en 1997), un livre sur l'émigration allemande qui paraît en 1939.  Klaus s'est installé aux Etats-Unis en 1938. Il sera naturalisé Etasunien en 1943, s'engage et va combattre en Italie.
L'après-guerre sera difficile. Nombreux sont les intellectuels et artistes exilés qui se sont suicidés. Le monde espéré n'est pas celui qui advient. L'écrivain se sent isolé, sans doute incompris, toujours est-il qu'après une première tentaive de suicide ratée, il meurt le 21 mai 1949, après avoir absorbé ce qu'il fallait de barbituriques.
Il laisse une oeuvre riche et complexe constituée de romans, de nouvelles, d'essais mais aussi de textes autobiographiques.




Le roman

Le titre
Mephisto. Histoire d'une carrière. La traduction française, dans la publication contemporaine (Grasset, Cahiers rouges), a éliminé le sous-titre. Le titre en prend une autre connotation. Le nom de Mephisto (abréviation de Méphistophélès) renvoie au personnage de Goethe dans Faust (I, 1808/ II, 1832), lequel est le tentateur lui-même dont le docteur Faust sera la victime. Le titre du roman pourrait donc désigner le régime nazi et ses dignitaires, tentant, et perdant, ceux qui croient aux mirages qu'ils promettent. Mais le sous-titre permettait de désigner sous le nom de "Mephisto" le personnage tenté, en l'occurence l'acteur de théâtre, Hendrik Höfgen, dont le récit raconte la vie, depuis le début de ses  succès (1926) sur la scène de théâtre d'Oscar H. Kroge, le Künstlertheater de Hambourg que celui-ci dirige depuis 1923, jusqu'à son statut d'administrateur du Staatstheater de Berlin en 1936, alors qu'il a 39 ans et en paraît 50, dit le narrateur. Il ne se donne pas au diable, il est le diable lui-même, sur le plan symbolique, et sur un plan plus réaliste, Méphisto est le rôle de sa vie, celui qu'il juge être le sommet de sa carrière, "Son grand rôle de la saison 1932-1933 sera Mephisto", puisque sa réputation s'est bâtie sur des rôles particuliers : "spécialiste des crapules élégantes, des assassins en frac, des intrigants historiques" (chap. VI)
Le récit
Il se développe donc sur 10 ans, entre 1926 et 1936, distribué en 10 chapitres tous titrés, après un prologue dont le titre est la date de "1936", le récit constitue donc un retour en arrière, expliquant comment Hendrik Höfgen est devenu ce qu'il est, une forme de dignitaire nazi, lui aussi, le prologue se terminant par cette réflexion d'une actrice : "Et on peut dire qu'il a fait carrière [...] cet homme !". Pourquoi cette année-là ? d'abord parce que la fiction rejoint le réel puisque le roman est publié en 1936 ; ensuite parce que cette année-là, les jeux olympiques sont organisés à Berlin, événement qui, aux yeux des exilés, prend l'allure d'une reconnaissance par les autres pays du régime totalitaire instauré par Hitler et consorts. Le prologue décrit une réception, la fête d'anniversaire du protecteur de l'acteur, "président du conseil et général d'aviation" reconnaissable à sa "bedaine dont l'énorme courbure lui remontait jusqu'à la poitrine" dans lequel il n'est pas difficile d'identifier Göring de même que dans le ministre de la propagande, il est aisé de retrouver Goebbels.



Mephisto, Delacroix

Delacroix,
-
, plume et encre brune, lavis brun, sur traits à la mine de plomb, non daté.





Beckman

Max Beckmann (1884-1950), Dancing Bar in Baden-Baden, 1923, Bayerische Staatsgemaldesammlungen, Munich.




Le prologue donne le ton qui mêle le réalisme (la mondanité, les bavardages, la description des toilettes et des festivités) et la satire : les personnages sont à la limite de la caricature, ils n'ont pas de noms, se définissent par leurs fonctions, leurs vêtements, leurs défauts physiques; ils apparaissent plutôt comme des incarnations de tous les dévoiements d'un monde soumis à la peur, peur de contrarier les puissants du jour, peur des dénonciations, mais aussi volonté de s'aveugler et de s'étourdir. Le narrateur (omniscient) a inséré dans la fête deux attachés d'ambassade qui la regardent de l'extérieur et en soulignent l'aspect théâtral, donc faux "Ces gens pomponnés sont d'une gaieté qui n'éveille pas précisément la confiance. Ils s'agitent comme des marionnettes, avec des gestes bizarrement saccadés et anguleux" pense l'un d'eux.
Cet univers satirique n'est pas sans évoquer les peintures de George Grosz ou celles de Max Beckmann, par la saturation des couleurs, l'ironie acerbe du narrateur qui montre, comme en passant et sans y toucher, la réalité sous le luxe des apparences brillantes qui cache et dévoile dans le même mouvement l'horreur qui le fonde, comme dans ce commentaire : "Le jour de leur mariage, le prince des contes de fée avait fait exécuter deux prolétaires." — Le "prince de contes de fée" est le gros président du conseil. Le chef du gouvernement, quant à lui, n'est jamais nommé que "le dictateur", ou désigné par des périphrases rien moins qu'amènes, par exemple "Le pouvoir incarné", formule à laquelle succède un portrait ravageur "un front fuyant, insignifiant, que barrait sa légendaire mèche graisseuse, un regard atone...".
Le roman fait jouer ensemble des caractères empruntés à divers genres littéraires.
C'est bien sûr un pamphlet, une dénonciation politique des événements se déroulant en Allemagne depuis la fin des années 1920 et qui ont abouti à la prise de pouvoir d'Hitler (1933), à l'instauration d'un régime totalitaire (28 février 1933, suppression de la liberté de la presse, de la liberté d'expression et de réunion, 22 mars, ouverture du camp de Dachau, emprisonnement de communistes etc. voir la chronologie). Comme pamphlet, le texte n'économise ni les exagérations, ni les insultes. Ainsi dès le prologue, les thuriféraires du pouvoir apparaissent-ils au narrateur comme une société composée de "deux mille esclaves et moutons de Panurge, d'imposteurs, de dupes et d'imbéciles".
Il joue de l'accumulation, des questions rhétoriques et dresse un tableau destiné à effrayer, donc à faire prendre conscience de ce que devient l'Allemagne sous la dictature nazie : l'antisémitisme virulent, le militarisme galopant, les mises en scène soigneusement montées de la "volonté populaire", ce qui donne, par exemple, dans le roman, la réception d'un film anglais dont la vedette est une actrice allemande exilée : "Le ministre de la Propagande ordonna une «indignation spontanée»" dont le résultat est le suivant : "Le ministre de la Propagande fit répandre à Londres la nouvelle que le gouvernement allemand, d'esprit libéral, aurait autorisé la projection du film, mais que le public berlinois ne tolérait plus rien de pareil." (chap. IX).
C'est aussi une satire qui exacerbe les traits de ses personnages jusqu'à la caricature, ce qui permet aussi au narrateur de se gausser des prétentions de la "race", de la soi-disant supériorité germanique, bref, de l'idéologie qui s'expose et s'impose dans ce nouveau monde, d'où l'insistance sur les défauts physiques du triumvirat au pouvoir : le "nabot" (à la propagande), l' "Obèse" (président du conseil) et le "dictateur", au "visage bouffi de petit-bourgeois qui exprime une extase infatuée de soi."
Plus les personnages sont proches du régime, plus la violence de l'écriture épingle leur mauvaise foi.





Berlin

Carte postale, place Postdam, Berlin 1930.

Par exemple, dans le chapitre VIII, intitulé "Sur des cadavres", un journaliste français dont le seul intérêt dans la vie est de connaître des "gens intéressants" dont il note avec dévotion les coordonnées dans un petit carnet, maintenant "s'épanouit, il peut connaître tant de gens intéressants, de très gentils assassins qui occupent maintenant de grandes situations dans la Police secrète ­— un professeur, sorti il y a peu d'une maison d'aliénés, est déjà ministre de l'Education nationale — des juristes qui considèrent le droit comme un préjugé libéral, des médecins qui tiennent la science thérapeutique pour un charlatanisme juif, des philosophes pour qui «la race» est la seule vérité authentique — tous ces types sélectionnés, M. Larue les invite à l'Esplanade, à ses dîners. Oui, les nazis savent apprécier son hospitalité et sa délicatesse."
En ce sens-là, Klaus Mann avait raison de se défendre d'avoir voulu attaquer celui qui avait été son ami et son partenaire au théâtre, sans parler du fait qu'il avait été son beau-frère pendant trois ans (Erika divorce en 1929) : "Pourquoi ai-je écrit mon roman Mephisto ? Le troisième livre que je publiai en exil – en 1936 – traite d’un personnage antipathique. L’acteur que je présente ici a certes du talent mais cela mis à part, pas grand-chose qui parle en sa faveur. Il lui manque surtout ces qualités morales que l’on résume le plus souvent sous le terme de caractère. Au lieu de caractère, il n’y a chez Hendrick Höfgen qu’ambition, vanité, gloriole et recherche de l’effet. Ce n’est pas un homme, ce n’est qu’un comédien. Etait-ce donc la peine d’écrire un roman sur un tel personnage ? Oui ; car le comédien devient le représentant, le symbole d’un régime totalement comédien, profondément faux, irréel. Le mime triomphe au sein d’un état de menteurs et de simulateurs. Mephisto est le roman d’une carrière sous le Troisième Reich."
Tous les personnages, en effet, sont des symboles, pas exactement des types, plutôt des images des choix possibles dans un contexte pareil. Nous ferions bien d'en méditer les leçons, en un temps où les groupes, quand ce ne sont pas les partis, d'extrême-droite usent des mêmes ressorts, techniques et tactiques pour conquérir, d'abord des pans entiers de la société, puis le pouvoir comme déjà vu dans un certain nombre de pays.






Grosz

George Grosz (1893-1959), aquarelle appartenant à Ecce Homo (84 lithographies et 16 aquarelles), 1922, dépeignant l'Allemagne de la république de Weimar.

S'installer sur le ressentiment des uns, l'ambition des autres, alimenter un nationalisme identitaire, quelques éléments symboliques définissant une appartenance, ériger celle-ci en supériorité ("nous sommes meilleurs que les autres"), identifier un responsable aux difficultés vécues (Juif, communiste, émigré, la liste est déjà vaste et peut toujours être augmentée), jouer des mensonges à volonté, plus ils sont gros moins les adversaires parviendront à les détruire, d'abord parce qu'ils en rient au lieu de s'en inquiéter, ensuite parce que lorsqu'ils ont compris, tout est déjà quasiment joué.
Sur ce plan-là, Méphisto n'est pas seulement la tentation diabolique, il est aussi le maîitre de l'illusion et du trompe-l'oeil.
C'est tout cela qu'expose avec une grande finesse, car il n'en perd aucune complexité, le roman de Klaus Mann à travers ses personnages et les situations qu'ils vivent.
Les personnages :
Hendrik Höfgen : le personnage principal. Son prénom est Heinz, mais Hendrik lui a semblé plus distingué. Il est issu d'une famille de petits bourgeois, plutôt désargentée, et définitivement inculte. Il approche la trentaine au début du récit. Talentueux, séducteur, il manipule volontiers les autres à son profit. Il est doté d'un réel talent d'acteur, ce qui n'excuse rien quoique, pour lui, il s'agisse de l'excuse suprème puisque rien ne compte que le développement de sa carrière, à laquelle il donne le nom d' "art" plus valorisant. Entre la scène et la vie réelle, il ne fait pas de distinction et joue perpétuellement des rôles.
Il n'a rien à se reprocher directement. Il ne dénonce personne, il n'a aucune mauvaise action directe à son actif, il se contente de "profiter" de la situation, ou des situations, suivant les vents idéologiques, "communiste" lorsque cela se porte bien (dans les années 1920), proche et protégé des nazis lorsque le vent change.
Quatre femmes comptent dans sa vie. Sa mère, du début à la fin. Juliette Martens, sa maîtresse noire à laquelle il fait jouer un rôle tout droit sorti des Fleurs du mal de Baudelaire, sans se préoccuper de savoir ce qu'elle peut bien penser ou ressentir. Barbara Bruckner qu'il épouse parce qu'en elle il épouse un monde intellectuel dont il voudrait bien faire partie, mais Barbara a beau être un temps fascinée par la vitalité de l'acteur, elle s'écarte bien vite de lui, puis s'exile. Enfin, Nicoletta von Niebuhr, actrice, aventurière, son double féminin, qu'il épouse finalement pour faire taire "les mauvaises langues".
Hans Miklas : un très jeune acteur du théâtre d'Hambourg, national-socialiste corps et âme, ne rêvant que la prise du pouvoir du "Fürher". Tout son être est fondé sur le ressentiment, et ses désirs de révolution sociale s'effondreront bien vite. Il représente toute une jeunesse abusée par des promesses, aveugle sur les véritables intérêts du parti dans lequel ils ont cru et dont les véritables alliés sont les grands capitalistes de l'armement. Il s'est trompé, comme beaucoup, sur ses intérêts de classe.


Otto Ulrichs : acteur lui aussi mais porteur d'un projet politique pour lequel il voudrait que le théâtre serve, il est communiste. C'est un personnage que l'auteur a fait bon, généreux, sincère. Il s'apitoie sur les fourvoiements du jeune Miklas, il fait longtemps confiance à Höfgen avant de prendre conscience que les engagements de son ami ne sont guère que des discours. Il se bat jusqu'au bout contre la dictature. Il représente une résistance intérieure qui a bel et bien existé, venue des communistes, mais aussi des milieux religieux, tant protestants que catholiques.
Autour de ces trois personnages masculins centraux parce qu'ils représentent des choix politiques, même celui du caméléon Höfgen, qu'il en ait ou non conscience, est un choix politique, celui de l'opportunisme, gravitent essentiellement des gens de théâtre et des intellectuels. Le reste fait surtout de la figuration pour donner corps à cette société qui va vers la catastrophe, comme nous le savons aujourd'hui, mais comme Klaus Mann le subodorait déjà en fuyant l'Allemagne en 1933.
Parmi les artistes, il faut souligner le rôle de Dora Martin, excellente actrice reconnue aussi bien par ses pairs que par le public, qui accompagne d'une certaine manière l'ascension de Höfgen puisqu'elle joue avec lui à Hambourg, puis à Vienne, avant d'inciter "le professeur" (metteur en scène reconnu) à l'engager à Berlin, rêve du comédien ; mais elle a fait le choix de l'exil et juge Höfgen pour ce qu'il est, quelqu'un qui s'en sortira toujours, comme elle lui dit en lui annonçant son départ et en le félicitant pour sa performance dans le Faust de Goethe.
Tous les personnages, jouant un rôle plus ou moins épisodique dans le développement de la carrière de Höfgen, sont décrits avec précision, une attention particulière étant toujours accordée à leur voix.
Il y a sans doute aussi dans ce roman un investissement autobiographique. En l'écrivant, Klaus Mann cherchait peut-être aussi à comprendre comment le nazisme avait pu s'installer avec tant de facilité, malgré sa brutalité, ses violences, au point que le dernier recours contre lui n'avait plus été que la fuite, ce qui s'était passé pour un grand nombre d'artistes, d'intellectuels, émigrés dès les années 1930 (quelques noms ici). Peut-être cherchait-il aussi à saisir comment un personnage comme Gründgens avait pu les fasciner, lui et sa soeur. Le personnage de Barbara n'est d'ailleurs pas sans évoquer Erika Mann, dans sa discrétion comme dans sa détermination.
C'est, dans tous les cas, un roman qui mérite de sortir de l'ombre.



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