Maria Chapdelaine, Louis Hémon, 1921

coquillage




Louis Hémon

Louis Hémon, photographié à Londres, en 1911

L'auteur

     Louis Hémon est né à Brest le 12 octobre 1889. Il est le troisième et dernier enfant de sa famille. Le père est professeur de lettres ; il deviendra inspecteur d'Académie, puis directeur de cabinet au ministère de l'Instruction publique et enfin inspecteur général. Quoique né Breton, d'une famille bretonne, c'est à Paris que le jeune Louis grandit, sa famille s'y installant en 1891, quand il a deux ans. Bachelier en 1897, il fait des études de droit en Sorbonne (licence en 1901) et de langues orientales dans l'école du même nom (diplôme d'Annamite —Vietnamien, en 1901 aussi).
     Après son service militaire, en 1902, il part pour Londres. Il va y vivre jusqu'en 1911, date de son départ pour le Canada. Il y meurt le 8 juillet 1913, à la sortie de Chapleau (Ontario) en compagnie d'un voyageur australien, tous deux écrasés par une locomotive alors qu'ils cheminaient sur la voie en direction de l'ouest, "vers les régions presque désertes des Grands Lacs et de l'Ontario" comme Louis Hémon l'écrivait à sa famille et où il avait l'intention de participer aux moissons.
      C'est une vie brève et que la littérature a remplie quoique la plupart ne voient en lui que l'auteur de Maria Chapdelaine, et que nombre de Français le croient Canadien. Il a été journaliste sportif rédigeant des chroniques pour Le Vélo, plus tard pour L'Auto, mais en y publiant aussi des nouvelles réunies en 1923 sous le titre La Belle que voilà..., qui contient, entres autres, Lizzie Blakestone, nouvelle publiée dans Le Temps, en mars 1908.
     C'est à Londres qu'il rédige ses trois premiers romans qui ne trouveront pas preneur : Colin Maillard, écrit en 1908, mais publié seulement en 1924; Battling Malone, pugiliste, en 1909, mais publié en 1925 ; Monsieur Ripois et la Némésis publié, lui, en 1950.
Lorsqu'il arrive au Canada, il travaille d'abord à Montréal, puis devient garçon de ferme à Péribonka (environ 500 Km au nord ouest de Montréal, à l'embouchure de la rivière de même nom qui se jette dans le lac Saint-Jean). Il y arrive en juillet 1912, il va travailler pour un fermier du nom de Samuel Bédard. C'est là qu'il va rédiger Maria Chapdelaine. Au printemps de 1913, il est de retour à Montréal et envoie, en France, deux copies du roman, une au quotidien Le Temps, l'autre à sa famille.
Et puis, c'est fini.
Daniel Halévy qui a poussé Grasset à l'éditer dans la collection qu'il dirigeait, "Les Cahiers verts", dont Maria Chapdelaine sera le premier titre, disait de lui: "Louis Hémon est le plus insaisissable des êtres. Quelques manuscrits dont les siens étaient dépositaires, avec défense de les lire, c'est tout ce qu'il nous a laissé. D'ailleurs pas un ami, pas une lettre ; pas une confidence, pas une anecdote ; une vie constamment dérobée, une suite de disparitions."




Le roman

     Son titre complet est Maria Chapdelaine. Récit du Canada français. Ecrit, comme nous l'avons signalé plus haut, durant son séjour à Péribonka, alors que Louis Hémon gagnait sa vie comme ouvrier agricole, le roman a eu une curieuse destinée. Avant de partir pour l'Ontario, Hémon en a envoyé deux copies en France, l'une au journal Le Temps, l'autre à sa soeur Marie. Le quotidien publie le texte en feuilleton, du 27 janvier au 19 février 1914, en ignorant, semble-t-il, le décès de l'auteur.
Il est ensuite publié en volume, en 1916, à Montréal, par Joseph-Alphonse Le Febvre cédant aux instances de Louvigny de Montigny (qui l'avait découvert dans Le Temps), qui signe l'une des deux préfaces, l'autre étant d'Emile Boutroux, avec des illustrations du peintre québécois Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté. En France, Grasset le publie en 1921. Grasset soigne sa publicité, par exemple en encourageant toutes les adaptations, opéra, théâtre, etc., et le roman rencontre un public considérable, qui devient très vite mondial. Il a été, depuis, traduit en plus de 25 langues, et plus de dix millions d'exemplaires en ont été vendus par le monde. Ce succès explique que Grasset publie ensuite les romans que Hémon n'avait pas réussi à vendre de son vivant.  Au Canada, en 1933, Clarence Gagnon accepte d’illustrer le roman. C'est cette édition que propose en ligne la Bibliothèque électronique du Québec (BeQ).
L'intrigue du roman est simple : une jeune fille, Maria Chapdelaine, personnage éponyme donc, en âge de se marier (elle a dix-huit ans), doit choisir entre trois jeunes gens qui la courtisent. Le narrateur omniscient en développe les quelques péripéties sur seize chapitres, d'inégales longueurs; le dernier, celui de la décision, étant très bref. Chemin faisant, le narrateur introduit le lecteur dans la vie quotidienne d'une famille d'agriculteurs particulière, puisqu'il s'agit de pionniers, de ceux qui choisissent de "faire de la terre" en reculant les limites de la forêt. Les chapitres alternent ainsi l'appréhension du groupe et du collectif (le cercle étroit de la famille, celui plus élargi des villageois voisins rencontrés à la sortie de l'Eglise ou dans les veillées) et celle des émotions et des pensées de l'héroïne. Le premier chapitre relate une rencontre et le dernier une décision, entre les deux une année s'est écoulée, du printemps (avril) au printemps suivant (mai) et selon les observations d'Aurélien Boivin, il s'agit de 1908 et 1909. C'est dire que le romancier a situé l'histoire dans un temps antérieur à son séjour canadien, façon de dire qu'il ne s'agit ni d'un reportage, ni d'un témoignage et qu'il est vain de chercher des personnes réelles (ce qui, comme toujours, a été fait cependant) dans des personnages inventés pour représenter un monde qui peut, certes, l'avoir touché, mais qu'il essaie surtout de comprendre, ou peut-être, d'ailleurs, cherche-t-il dans ces personnages et leurs histoires à se comprendre lui-même. Le passage du temps est noté presque chapitre par chapitre, car chaque mois est marqué d'une météorologie particulière et et d'un type précis de tâches : printemps et été en extérieurs et en défrichements, voire en cueillettes. Automne en préparations de l'hiver, provisions de bois comme provisions de nourriture. Hiver en intérieur, pour les familles ; mais aussi en travail extérieur, pour les jeunes hommes, sur les chantiers d'abattage dans la forêt où ils partent à l'automne pour ne revenir qu'au printemps suivant, ce que font les deux fils les plus âgés de la famille Chapdelaine, comme leur ouvrier agricole.




Nelson

Jaquette de couverture de l'édition Nelson, 1956, reprise de l'édition de 1934 dans la même collection.
Dessin de Jean Routier qui a aussi illustré la publication dans la grande collection Nelson.




Clarence Gagnon

Clarence Gagnon (1881-1942), La rivière Péribonka, vers 1920.

Outre Maria qui est au centre du récit, et d'un récit plus complexe que l'intrigue ne le laisse supposer, les autres personnages sont d'abord les membres de sa famille :
le père, Samuel, dont la seule ambition, et le seul bonheur aussi, est de "faire de la terre". Par cinq fois, il a choisi de vendre la ferme qu'il avait tirée des bois et de "mouver" comme dit sa femme, plus loin, sur un terroir inconnu et isolé. Rude travailleur, bon père, tendre avec ses petits. Ne perçoit que trop tard qu'il a tué sa femme à la tâche, sans lui laisser la chance de réaliser ses rêves à elle.
la mère, Laura, a suivi sans barguigner les désirs de son mari, tout en rêvant toujours de vivre dans un village, avec des voisins, non loin d'une église, devant de vraies terres propres à la culture "Il n'y a pas de plus belle vie que celle d'un habitant qui a une bonne terre" et Maria, sa fille, se souvient "D'avoir entendu quinze ans durant sa mère vanter le bonheur idyllique des cultivateurs des vieilles paroisses." (chap. 1)
Le couple est profondément uni, extrêmement religieux, d'une religion teintée de superstition entre le père que réjouit le magnifique spectacle que présente une messe, et la mère qui a rempli la tête de son plus jeune fils, Télesphore, d'une population de démons le jetant perpétuellement en tentation et qu'il rêve de tuer avec le fusil du père : " Le fusil lui paraissait à la fois plus plaisant et plus sûr et il rêvait d'un combat héroïque, d'une longue tuerie dont il sortirait parfait et pur, délivré à jamais de toutes embûches du malin".
Ils ont six enfants, quatre garçons et deux filles : Esdras, l'aîné ; Maria qui est la seconde ; puis Da'Bé, Ti'Bé qui, à 14 ans, accomplit déjà le travail d'un homme (mais ne monte pas encore sur les "chantiers" l'hiver), Télesphore et la petite dernière, Alma-Rose.




Jean Paul Lemieux

Jean-Paul Lemieux (1904-1990), Les Champs blancs, 1956

D'autres personnages sont plus épisodiques, même si leur rôle est important, comme celui du prêtre, chargé de rappeler Maria à ses devoirs, ou encore celui du médecin ou du rebouteux, Tit'Sèbe. Mais surtout, il y a les trois prétendants de Maria. Ils représentent chacun une voie, un choix de vie.
Le premier qui apparaît dans le récit est François Paradis. Beau garçon, aux yeux de Maria en tous cas, "beau de corps à cause de sa force visible, et beau de visage à cause de ses traits nets et de ses yeux téméraires." François n'est pas un homme de la terre : "je n'ai jamais été bien «bon» avec la terre [...] Travailler dans les chantiers, faire la chasse, gagner un peu d'argent de temps en temps à servir de guide ou à commercer avec les sauvages, ça, c'est mon plaisir, mais gratter toujours le même morceau de terre [...] il m'aurait semblé être attaché comme un animal à un pieu." Son nom est programmatique, car qu'est-ce qu'un paradis sinon ce qui est déjà et toujours perdu. Il est l'incarnation de tous les rêves de liberté, d'indépendance, d'énergie, d'audace. Il est la jeunesse. Le narrateur voit en lui l'un de ceux "en qui le vaste pays sauvage avaait réveillé un atavisme lointain de vagabondage et d'aventure." (chap. 3) Comme il l'explique, il entretient, comme son père avant lui, d'excellentes relations avec les Indiens. La forêt est son domaine. Il incarne la joie de vivre. Il semble la preuve que l'on peut vivre selon ses désirs, à son gré, et non au gré des autres ou des conventions sociales.
Le second, Eutrope Gagnon, est voisin de la famille. Lui aussi porte un nom symbolique de ses qualités et de son destin, puisque "Eutrope" est constitué de deux étymons grecs, "eu", le bien, "trope", "se tourner vers", Eutrope est donc celui qui se dirige vers le bien. Quant à "Gagnon" qui est un nom de famille connu au Québec, il est aussi homophone de "gagnons".  Il défriche lui aussi une terre avec son frère. Mais il semble le faire pour s'installer, du moins est-ce ce qu'il propose à Maria. C'est un garçon serviable, gentil, un peu timide, rassis. Il ne fait pas exactement rêver, dans la mesure où tout ce qu'il offre c'est la répétition du même : soumission aux saisons, aux conventions. Il serait presque l'incarnation de la morale stoïcienne du loup de Vigny "Fais énergiquement ta longue et lourde tâche / Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler, / Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. " Il est de la race de Samuel et de Laura.


Marc Aurèle de Foy Suzor-Côté

Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté (1869-1937), Les Bois en hiver.

Le troisième enfin, s'il est bien originaire du même endroit, le lieu dit Honfleur (huit maisons) où son père possédait une terre qu'il a vendue après sa mort — comme l'a fait François Paradis, a émigré aux Etats-unis (les Etats), dans le Massachusetts, non loin de Boston, pour devenir ouvrier ("Il travaille aux Etats, plusieurs années, dans les manufactures", chap. 5). Lorenzo Surprenant a "des mains blanches", il est beau parleur, au sens où il s'exprime avec une aisance que n'ont pas les paysans du cru : "Il parlait avec chaleur, et d'abondance, en citadin qui cause chaque jour avec ses semblables, lit les journaux, entend les orateurs de carrefour." (chap 12). Il offre une autre voie de liberté, différente de celle de François, mais tout autant fondée sur l'évasion de l'esclavage terrien et sur le plaisir, et ne cesse de vanter la facilité de la vie en ville, loin de la soumission aux intempéries, avec les commodités de la vie quotidienne (le tramway électrique, par exemple), la variété des divertissements (le théâtre, le cirque, le cinéma), le confort.
Le vrai choix de Maria n'est pas entre trois jeunes hommes qui partagent, au fond, les mêmes qualités, ils sont courageux, persévérants, travailleurs ; ils l'aiment tous les trois ; le vrai choix est celui d'un mode de vie.
Il est aussi possible de lire ces trois voies comme les trois stades du développement des groupes humains, tel que l'imaginait Giambatista Vico (1668-1744) dans La Science nouvelle (Scienza Nuova, 1725) :" Les choses se sont succédé dans l'ordre suivant : d'abord les forêts, puis les cabanes, les villages, les cités et enfin les académies savantes.".
Le temps "sauvage" (celui de la forêt)
où hommes et animaux sont si proches qu'ils peuvent se confondre, comme le note le narrateur à propos de la "magie" qui auréole François Paradis, aux yeux  de Maria : "Il semblait avoir apporté avec lui quelque chose de la nature sauvage «en haut des rivières», où les Indiens et les grands animaux se sont enfoncés dans une retraite sûre."


Ces hommes de la forêt, Indiens ou trappeurs, ne cultivent pas, ils chassent ou pêchent. Mais cette vie de liberté est aussi une vie de risques, ainsi du père de François, écrasé par un arbre qui, sans les Indiens, serait mort. Ainsi de François.
Le temps de la domestication (celui des cabanes), qui est celui des colons, de la famille Chapdelaine comme d'Eutrope Gagnon. Conquérir des terres est un dur travail, incessant. Comme le rappelle avec âpreté Lorenzo Surprenant, l'agriculteur est "esclave" ou "serf", la terre est son maître, la terre, les animaux, sans parler des autres maîtres "l'été qui commence trop tard et qui finit trop tôt, l'hiver qui mange sept mois de l'année sans profit, la sécheresse et la pluie qui viennent toujours mal à point..." (chap. 12)
Ce temps de la domestication est aussi le temps de la guerre contre la nature, le sauvage incarné par la forêt. C'est bien d'une guerre qu'il s'agit, "la terre est bonne mais il faut se battre avec le bois pour l'avoir" dit Samuel Chapdelaine (chap. 2) ; le narrateur parle de "bataille contre la nature barbare", "une longue guerre" (chap. 4), "Le bois... toujours le bois impénétrable, hostile, plein de secrets sinistres, fermé autour d'eux comme une poigne cruelle, qu'il faudrait desserrer peu à peu, peu à peu, année après année, gagnant quelques arpents chaque fois au printemps et à l'automne, année après année..." ; la maison de la famille avec sa terre "faite" autour d'elle est comparée le plus souvent à un fort, une forteresse, "enserrée par l'énorme bois sombre" (chap. 13). Tout autour, l'encerclant de leur mauvais vouloir, les éléments naturels : le froid, le chaud, la pluie, les arbres. Les arbres surtout. La forêt est perçue par Maria comme une constante menace :"la lisière de la forêt s'allongeait comme le front d'une armée" (chap. 15), elle isole, elle recèle dans ses profondeurs des animaux (on entend crier les renards ; les ours peuvent venir dévorer les moutons), des "sauvages" à la pensée magique, et surtout la mort. Maria a cette sensation lorsqu'elle apprend la disparition de François en regardant par la fenêtre : "la lisière lointaine du bois se rapprocha soudain, sombre façade derrière laquelle cent secrets tragiques, enfouis, appelaient et se lamentaient comme des voix." (chap. 10)
C'est le temps de la peur des forêts parce que la forêt c'est l'inconnu et c'est aussi l'imprévu. Même un coureur des bois comme François peut y être trompé et "s'écarter", et s'écarter signifie se perdre sans espoir de retour en plein hiver.
Enfin le temps des villes (les cités et les académies savantes) qui, pour les hommes du temps de la domestication, apparaît davantage comme un mirage que comme une réalité. Ce n'est pas pour rien que celui qui l'incarne porte un prénom étranger, Lorenzo, et un nom adéquat "Surprenant". Le temps des villes est celui de l'ailleurs, les Etats, celui de l'avenir avec ses progrès techniques, les manufactures, l'électricité, les tramways, les cinémas. C'est le temps du déracinement, de l'individualisme.
L'expérience canadienne a probablement été pour Louis Hémon cette confrontation avec ces trois moments qui ont été au cours de l'histoire celui des transformations du monde humain. Savoir quel est le plus désirable est sans doute une question qui ne cesse de se poser pour chacun des lecteurs du roman, raison sans doute de son succès non démenti. Que le roman rende hommage à la ténacité et au courage des défricheurs n'est pas douteux, mais vouloir n'y voir qu'un roman de "la terre", voire du "terroir", est une réduction quelque peu simple de sa complexité. Le choix du personnage principal n'engage que lui et s'inscrit dans la logique de toute son histoire, qui n'est pas nécessairement celle du lecteur. Et n'était pas nécessairement celui de l'écrivain qui semble, plutôt, avoir choisi le vagabondage au sédentarisme et la rupture plutôt que la continuité.




A lire
: la recension du roman que fait René Bazin pour La Revue des Deux Mondes, à la sortie du roman, en 1921.
A découvrir et consulter : le site des archives canadiennes consacré à Louis Hémon.
le passionnant blog de Jean-Louis Lessard, Laurentiana.



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