Moralités
légendaires, Jules Laforgue, 1887 (posthume)
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La fin du XIXe
siècle a bouleversé le monde de la création poétique, à la fois de
manière discrète et spectaculaire. Il n'y a là qu'un paradoxe apparent.
Discrétion, certes, car les très jeunes gens dont les oeuvres
deviendront des phares pour leur postérité, disparaissent aussi vite
qu'ils apparaissent. Lautéramont (Isidore Ducasse) a, à peine, le temps d'écrire Les Chants de Maldoror avant de s'éteindre brutalement de maladie, en 1870. Il a 24 ans. Rimbaud
ne meurt pas, lui, mais disparaît après avoir tout chamboulé en trois
ans (1869-1873). Tristan Corbière meurt à 30 ans (1845-1875) ; Jules
Laforgue à 27 ans (1860-1887). Spectaculaire parce que tous, quoique chacun d'une manière quelque peu différente, bouleversent les codes, renouvellent les thèmes et le langage poétique dans une invention continuelle et surprenante. Valéry en témoigne, dans son discours de réception à l'Académie Française, en 1927. |
Le poèteIl est né le 16 août 1860 (c'est ce que dit son acte de baptème, mais son livret militaire indique le "20 août") à Montevideo (Uruguay). La famille paternelle avait émigré de Tarbes alors que son père (Charles-Benoît, 1833-1881), avait six ans. Devenu adulte, il avait fondé une institution scolaire puis était devenu employé d'une banque d'affaires. Il avait épousé Pauline Lacolley (1838-1877), la fille d'un industriel fabricant de chaussures, originaire de Normandie. Jules est le second enfant de la famille qui en comptera onze. Il va vivre six ans à Montevideo avant que les grands parents décident de rentrer au pays et que les parents considèrent qu'il est temps de penser à l'éducation des deux aînés.En 1866 donc, la famille (moins le père qui reste pour liquider ses affaires) s'embarque pour la France. C'est un long voyage, pas nécessairement confortable. Finalement, le père viendra récupérer la famille en laissant les deux garçons (l'aîné, Emile, et Jules) à Tarbes sous la garde de cousins. En 1869, les deux garçons deviennent pensionnaires au lycée de Tarbes où ils poursuivront leurs études jusqu'en 1876. Les parents sont revenus en France en 1875 et leur onzième enfant naît à Tarbes. Puis la famille va s'installer à Paris et Jules ccontinue se études au lycée Fontanes (aujourd'hui Condorcet). L'année suivante sa mère décède après une fausse couche suivie d'une pneumonie. Jules a 17 ans et rate son baccalauréat. Alors que le père retourne vivre à Tarbes, en 1879, Jules et sa soeur Marie restent à Paris (Emile fait son service militaire). Jules publie ses premiers vers. Il fréquente le groupe des hydropathes où il fait la connaissance de Gustave Kahn qui devient son ami. En 1880, il fait la connaissance de Paul Bourget (1852-1935) qui sera à la fois un ami fidèle et une manière de mentor. C'est grâce à lui qu'il devient secrétaire de Charles Ephrussi, critique et collectionneur d'art, en juillet 1881. Encore grâce à lui qu'à la fin de l'année il devient lecteur de l'impératrice d'Allemagne (épouse de Guillaume Ier). Il part pour Berlin en novembre, alors que son père vient de mourir. Entre 1882 et 1886, année où il se marie, il va résider à Berlin et suivre l'impératrice dans ses déplacements. Séjour entrecoupé de temps de vacances passées à Tarbes et à Paris. Il épouse une jeune anglaise, Leah Lee (1861-1888), gouvernante des enfants de l'impératrice. Ils se marient en décembre, à Londres, et vont vivre à Paris. En juillet 1885, Laforgue a publié, à compte d'auteur, les Complaintes (le recueil est dédié à Paul Bourget), puis en novembre L'Imitation de Notre Dame la Lune selon Jules Laforgue (daté de 1886). Le recueil est dédié à Gustave Kahn "et aussi à la mémoire de la petite Salammbô, prêtresse de Tanit". Les années 1885-86 sont particulièrement productives. Il y travaille à ses Moralités légendaires, en même temps qu'aux Fleurs de bonne volonté, qu'il abandonnera pour en faire le réservoir du Concile féerique (publié dans La Vogue, 1886), et des poèmes qui seront ensuite rassemblés sous le titre Derniers vers. Ces oeuvres ne seront publiées en volume qu'après sa mort par les soins de ses amis, Félix Fénéon et Edouard Dujardin. Le retour à Paris, avec Leah, en janvier 1887, est maqué par une affection pulmonaire qui se traîne jusqu'à ce qu'elle se découvre phtisie l'alitant dès le mois d'avril. Il s'éteint en août 1887. Leah ne lui survivra pas longtemps et mourra l'année suivante, en juin 1888, de la même maladie. |
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![]() photographie d'une aquarelle de Franz Skarbina (1849-1910). Jules Laforgue en 1885. |
![]() Frontispice gravé par Constantin Brandel (Konstanty Brandel,1880-1870) pour des Moralités légendaires éditées par Crès, en 1920. |
Le recueilLe poète y travaille dès 1885. C'est un ensemble de récits en prose qu'il définit comme "un ensemble de nouvelles qui ne sont ni du Villiers ni du Maupassant". Lorsqu'il envisage leur publication, vers juin-juillet 1886, il hésite sur le titre entre "vieux canevas, âmes du jour" (comme il l'écrivait à Gustave Kahn, le 3 juin 1886, "Mon volume de nouvelles, tu en connais le principe : de vieux canevas brodés d'âmes à la mode"), "moralités légendaires", "fabliaux d'antan" ou encore "sachets éventés".Il conservera "Moralités légendaires" pour un recueil composé de six textes : Hamlet, ou les suites de la piété filiale (prépublication dans La Vogue, en novembre-décembre 1886)
Un septième texte en a été écarté sur l'injonction (lettre du 29 juillet 1887) d'Edouard Dujardin
(qui le publiera cependant, en janvier 1888, dans La Revue indépendante). D'abord intitulé L'Incomprise, il est devenu ensuite Les Deux pigeons.Le Miracle des roses Lohengrin, fils de Parsifal (prépublication dans La Vogue en juillet-août 1886) Salomé (prépublication dans La Vogue, juin-juillet 1886. C'est le premier texte auquel il travaille quand il envisage son recueil de proses) Persée et Andromède, ou le plus heureux des trois Pan et la Syrinx, ou l'invention de la flûte à sept tuyaux Le seul énoncé des titres permet au lecteur de percevoir qu'il aura bien à faire avec de "vieux canevas", chacun des noms propres renvoyant à des histoires que la seule fréquentation de l'école lui a déjà fait connaître ; mieux encore, elles s'inscrivent dans l'actualité du temps, ("brodés d'âmes à la mode" disait le poète) qu'il s'agisse du héros shakespearien ou de celui que les controverses autour de Wagner ont rendues familier ; "Salomé" incarne ce personnage symbolique de la femme fatale dont Flaubert (comme d'autres, y compris les peintres) a rappelé l'histoire (Hérodias,1877). Persée ou Pan évoquent la mythologie grecque. La succession de ces titres invite aussi à constater que le thème dominant semble bien être les rapports du masculin et du féminin puisque les quatre premiers textes alternent un héros masculin et un héros féminin (les "roses" connotant — on est dans l'ordre du cliché— le féminin) et les deux dernières mettant en scène le couple avec le caractère singulier du commentaire accolé à "Persée et Andromède": "le plus heureux des trois" ; quel est ce troisième ? |
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![]() Pan poursuivant Syrinx, 1787, Gilles-Lambert Godecharle (1750-1835). Paris, musée du Louvre. |
Le titre Le titre du recueil est énigmatique qui associe un substantif et un adjectif qui semblent avoir inversé leurs rôles : on peut imaginer des légendes morales, mais qu'est-ce donc que des "moralités" légendaires ? le mot "moralité" renvoie à la fois au domaine religieux et à celui de l'éthique. Au Moyen Age ce sont de courtes pièces de théâtre où une action est représentée à l'aide de personnages allégoriques dans un but d'édification. Plus tard, c'est une leçon morale (conforme à un état social donné) que l'on trouve dans les fables ou dans les contes (cf. Perrault), mais ce n'est ni la fable, ni le conte eux-mêmes. Peut-être faut-il y vaguement entendre un souvenir moqueur des Contes moraux (1755-1759) de Marmontel, puisque tout jeune, il avait signé une de ses productions (jamais publiée) Marmontel fils. Reste l'adjectif "légendaires" qui qualifient ces courts textes. Est-ce à dire qu'elles sont devenues si fameuses qu'elles sont entrées dans la légende ? ou au contraire qu'elles n'ont aucune réalité, aucune existence sinon fictionnelle ? Des récits énigmatiques Dans son étude sur Paul Bourget (parue dans Les Hommes d'aujourd'hui en 1887) le poète notera qu'écrire ce n'est jamais que répéter "«En vérité, je vous le dis, il n’y a que copiasses et recopiasses !»? Voilà le Lotus de la Bonne Loi." Pourtant, malgré cette malédiction, il faut écrire. Et la preuve, c'est qu'il ne cesse de le faire. Comment faire ? d'abord en se munissant d'un narrateur facétieux qui se cache ou se dévoile, et quand il se dévoilé, c'est toujours pour pointer du doigt le convenu de l'événement, des personnages, du décor, pour mettre à jour de l'inattendu, Hamlet se rêve en auteur dramatique, Salomé ne danse pas mais discourt, comme une manière de député ou de philosophe abscons, Persée est un jeune abruti imbu de lui-même, et Pan ne rêve que d'inventer de nouvelles musiques et donc de disposer d'autre chose que de son malheureux galoubet. |
A écouter : Une vie, une oeuvre, "Rien
ne veut rien dire",
Claude Mettra et Isabelle Yhuel, avec Daniel Grojnowski (éditeur des
Oeuvres de Laforgue à L'Age d'homme), émission diffusée sur France
Culture le 29/12/1988. |