Discours sur la question proposée par l'Académie de Châlons-sur-Marne

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A propos de Laclos, ce site contient
: 1. Un extrait de la critique de Cécilia (théorie du roman) - 2 Biographie de l'auteur - 3. Une présentation des Liaisons dangereuses.






En 1783, l'Académie de Châlons-sur-Marne propose un concours (le fait est courant en ce XVIIIe siècle philosophe, et le Discours sur l'inégalité de Rousseau était la réponse à une question proposée par l'Académie de Dijon) avec la question suivante : "Quels seraient les meilleurs moyens de perfectionner l'éducation des femmes ?"
Laclos n'enverra jamais sa réponse dont il reste deux pages d'un premier projet, datant de 1783 ; un second projet plus long, preuve que la question l'intéresse particulièrement, tout aussi inachevé, date probablement de 1784 ; entre 1795 et 1802, il s'intéresse de nouveau à la question et rédige un troisième essai, que les spécialistes ont coutume de joindre aux deux premières ébauches, qui est un programme d'éducation et de lecture, dans lequel il fait une place importante, pour l'époque, aux romans, en reprenant les idées qu'il exposait déjà dans la recension de Cecilia, en 1783.
Le début de la première réponse est intéressant en ce qu'il fait écho (sur le mode théorique, cette fois) au roman publié l'année précédente, Les Liaisons dangereuses, dans lequel les femmes, dans tout leur parcours, de leur entrée dans le monde (15 ans) jusqu'à leur très grand âge (80 ans) occupaient une si grande place.







[...] Je viens dans cette assemblée respectable consacrer à la vérité plus respectable encore une voix faible, mais constante et que n'altèrera ni la crainte de déplaire, ni l'espoir de réussir. Tel est l'engagement que je contracte en ce jour. Le premier devoir qu'il m'impose est de remplacer par une vérité sévère une erreur séduisante. Il faut donc oser le dire : il n'est aucun moyen de perfectionner l'éducation des femmes. Cette assertion paraîtra téméraire et déjà j'entends autour de moi crier au paradoxe. Mais souvent le paradoxe est le commencement d'une vérité. Celui-ci en deviendra une si je parviens à prouver que l'éducation prétendue, donnée aux femmes jusqu'à ce jour, ne mérite pas en effet le nom d'éducation, que nos lois et nos moeurs s'opposent également à ce qu'on puisse leur en donner une meilleure et que si, malgré ces obstacles, quelques femmes parvenaient à se la procurer, ce serait un malheur de plus ou pour elles ou pour nous.
Ou le mot éducation ne présente aucun sens, ou l'on ne peut l'entendre que du développement des facultés de l'individu que l'on élève et de la direction de ces facultés vers l'utilité sociale. Cette éducation est plus ou moins parfaite, à proportion que le développement est plus ou moins entier, la direction plus ou moins constante ; que si au lieu d'étendre les facultés, on les restreint, et ce n'est plus éducation, mais dépravation ; si au lieu de les diriger vers l'utilité sociale on les replie sur l'individu, c'est seulement alors instinct perfectionné. Mais les facultés se divisent en sensitives et en intellectuelles. De là l'éducation physique et l'éducation morale qui, séparées dans leur objet, se réunissent dans leur but : la perfection de l'individu pour l'avantage de l'espèce. Dans le cas particulier qui nous occupe, la femme est l'individu, l'espèce est la société. La question est donc de savoir si l'éducation qu'on donne aux femmes développe ou tend à développer leurs facultés et à en diriger l'emploi selon l'intérêt de la société, si nos lois ne s'opposent pas à ce développement et nos moeurs à cette direction, enfin si dans l'état actuel de la société une femme telle qu'on peut la concevoir formée par une bonne éducation ne serait pas très malheureuse en se tenant à sa place et très dangereuse si elle tentait d'en sortir : tels sont les objets que je me propose d'examiner.
O femmes ! approchez et venez m'entendre. Que votre curiosité dirigée une fois sur des objets utiles, contemple les avantages que vous avait donnés la nature et que la société vous a ravis. Venez apprendre comment, nées compagnes de l'homme, vous êtes devenues son esclave ; comment, tombées dans cet état abject, vous êtes parvenues à vous y plaire, à le regarder comme votre état naturel; comment enfin, dégradées de plus en plus par une longue habitude de l'esclavage, vous avez préféré les vices avilissants mais commodes, aux vertus plus pénibles d'un être libre et respectable. Si ce tableau fidèlement tracé vous laisse de sang-froid, si vous pouvez le considérer sans émotion, retournez à vos occupations futiles. Le mal est sans remède, les vices se sont changés en moeurs*. Mais si au récit de vos malheurs et de vos pertes, vous rougissez de honte et de colère, si des larmes d'indignation s'échappent de vos yeux, si vous brûlez du noble désir de ressaisir vos avantages, de rentrer dans la plénitude de votre être, ne vous laissez plus abuser par de trompeuses promesses, n'attendez point de secours des hommes auteurs de vos maux : ils n'ont ni la volonté, ni la puissance de les finir, et comment pourraient-ils vouloir former des femmes devant lesquelles ils seraient forcés de rougir ? apprenez qu'on ne sort de l'esclavage que par une grande révolution. Cette révolution est-elle possible ? C'est à vous seules à le dire puisqu'elle dépend de votre courage. Est-elle vraisemblable ? Je me tais sur cette question ; mais jusqu'à ce qu'elle soit arrivée, et tant que les hommes règleront votre sort, je serai autorisé à dire, et il me sera facile de prouver qu'il n'est aucun moyen de perfectionner l'éducation des femmes.
Partout où il y a esclavage, il ne peut y avoir éducation ; dans toute société, les femmes sont esclaves ; donc la femme sociale n'est pas suceptible d'éducation.

Choderlos de Laclos, "Discours pour l'Académie de Châlons-sur-Marne", 1783 (Pléiade, pp. 389-391)

* souligné par Laclos



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