26 novembre 1909 : Eugène Ionesco

coquillage








Eugène Ionesco

Eugène Ionesco, dans les années 1960

Entre deux langues

      Dramaturge incontestablement français, Ionesco n'en est pas moins né en Roumanie, à Slatina (150 km de Bucarest), d'un père roumain et d'une mère française. La date de cette naissance hésite, selon les sources, entre 1909 et 1912 ; mais de fait, 1909 est la date exacte, comme en témoignent les photographies, et comme l'écrivain a fini par l'avouer, ayant lui-même procédé à la manipulation pour, dit-il, mettre en conformité l'image de "jeune auteur" que l'on donnait de lui dans les années 1950 et la réalité biographique. Peut-être aussi faut-il voir dans le choix de 1912, un trouble personnel lié à l'existence d'un jeune frère, né en 1912, mais décédé à l'âge de 18 mois d'une méningite.
      Peu après la naissance du futur écrivain, la famille vient à Paris où le père poursuit des études de droit qui le conduisent à un doctorat. En 1911 naît sa soeur Marilina. Au moment de l'entrée en guerre de la Roumanie (1916), le père retourne dans son pays en laissant en France femme et enfants. Il n'attend pas longtemps pour divorcer (1917) à l'insu de son épouse, obtenir officiellement la garde des enfants et se remarier. En 1922, les enfants regagnent donc la Roumanie, pour vivre avec leur père. Ionesco semble avoir souffert de cette situation : les relations avec la belle-mère et le père ont été tendues. En 1926, sa mère étant venue s'installer à Bucarest (elle gagne sa vie en travaillant comme employée de banque), il va vivre avec elle, comme l'avait déjà fait sa soeur.
Il passe son baccalauréat en 1928 puis entre à l'université pour y préparer une licence de français.
Très vite (1929-30) il écrit dans diverses revues littéraires roumaines et publie même une plaquette de vers, en 1929, Elégies pour êtres minuscules. Ses articles font sensation, dans la mesure où il y exprime une révolte violente contre tout établissement, aussi bien littéraire que politique. Un de ces articles a pour titre "Non" (traduit et publié en français en 1986), ce qui est tout un programme.
A la fin de ses études, il devient professeur de français. En 1936, il épouse Rodica Burileanu, alors étudiante en philosophie. Cette même année 1936, trois mois après son mariage, sa mère décède d'une congestion cérébrale.
En 1938, il obtient une bourse d'études en vue d'un doctorat à Paris dont le sujet était "Le péché et la mort dans la poésie française depuis Baudelaire", doctorat qui ne verra jamais le jour, malgré le séjour à Paris de Ionesco. C'est en 1942 que le couple s'établit définitivement en France, d'abord à Marseille, puis ensuite à Vichy, où le futur dramaturge est attaché culturel de la Légation roumaine.
De retour à Paris, Ionesco est correcteur dans une maison d'édition et traduit des oeuvres littéraires roumaines.  C'est quand même une période de vaches maigres. Et lui qui, jusqu'alors, en roumain, avait oscillé entre poésie et critique, se lance dans l'écriture d'une pièce de théâtre qui sera La Cantatrice chauve et bouleverse la création théâtrale. La pièce est montée en 1950, au théâtre des Noctambules, disparu depuis. La pièce est un échec, mais un échec qui vaut succès si l'on tient compte de la qualité des rares spectateurs à l'avoir appréciée : Breton, Soupault, Adamov, Audiberti, Anouilh, rien que du beau monde ! Cette année-là, il entre au Collège de pataphysique où il sera aussi en bonne compagnie, Queneau, Vian, par exemple. C'est le début d'une carrière de dramaturge dont chaque nouvelle pièce confirmera l'originalité.
Reprise en 1957 au théâtre de la Huchette, toute petite salle du quartier latin, La Cantarice chauve n'a plus jamais quitté l'affiche.



L'oeuvre

(pour l'essentiel. Le détail est à retrouver sur le site de l'Académie française où il fut élu en 1970)

1950
1951
1952
1954
1955
1956
1959
1960
1962

1965
La Cantatrice chauve
La Leçon
Les Chaises
Amédée ou Comment s'en débarasser
Jacques ou la Soumission
L'Impromptu de l'Alma
Tueurs sans gages
Rhinocéros
Le Roi se meurt
Notes et Contre-notes (réflexions sur le théâtre)
La Soif et la Faim
1966


1967

1968
1970
1972
1973
1975
1977
1980
L'oeuf dur
Entre la vie et le rêve (entretiens avec Claude Bonnefoy)
Journal en miettes
Présent passé, passé présent
Jeux de massacre
Macbett
Le Solitaire (roman)
L'homme aux valises
Antidotes
Voyage chez les morts


théâtre, Pléiade

En 1991, La Pléiade publie le théâtre complet de Ionesco, marquant ainsi son importance dans le patrimoine littéraire français.



Le dramaturge

Entre 1950 et 1965, la vie de Ionesco  se confond avec son travail de dramaturge, même s'il continue à écrire à côté de la scène, des écrits intimes et des réflexions sur le théâtre. Ionesco, comme son contemporain Beckett, est extrêmement attaché à la mise en scène, et ses didascalies formulent avec une grande précision ce qu'il veut voir "faire", et faire "voir" par là-même. Il s'inscrit dans la lignée d'Artaud pour qui la parole n'était qu'un des éléments du spectacle et pas nécessairement le plus important.




[...] la parole ne constitue qu'un des éléments de choc du théâtre. D'abord le théâtre a une façon propre d'utiliser la parole, c'est le dialogue, c'est la parole de combat, de conflit. Si elle n'est que discussion chez certains auteurs, c'est une grande faute de leur part. Il existe d'autres moyens de théâtraliser la parole: en la portant à son paroxysme, pour donner au théâtre sa vraie mesure, qui est la démesure ; le verbe lui-même doit être tendu jusqu'à ses limites ultimes, le langage doit presque exploser, ou se détruire, dans son impossibilités de contenir les significations.
[...]
Tout est permis au théâtre : incarner des personnages, mais aussi matérialiser des angoisses, des présences intérieures. Il est donc non seulement permis, mais recommandé, de faire jouer les accessoires, faire vivre les objets, animer les décors, concrétiser les symboles.

Notes et Contre-Notes, 1966, "Expérience du théâtre"



Ce qu'a de fascinant son théâtre, il l'a mieux expliqué que n'importe qui. Il a même utilisé le terme "métaphysique" et de fait, chacune de ses pièces interroge la condition humaine dans ses inquiétudes essentielles. D'abord le langage et la communication ; en particulier, la propension du langage à  devenir discours de perroquet, invalidant par contre-coup la pensée et en même temps l'échange.



couverture d'un DVD

Couverture d'un DVD (Arte éditions, 2005) proposant les trois pièces essentielles du dramaturge : La Cantatrice chauve - Rhinocéros - Le Roi se meurt.



Ce n'est pas, comme chez les Romantiques, que le langage ne soit assez fin, délié, précis, pour exprimer tout ce que l'homme voudrait transmettre, c'est que le poids des routines et des conformismes l'englue au même rythme qu'il englue la pensée ; le "logos", pour Ionesco, reste, indissociablement, comme chez les Grecs, ou dans le classicisme français du XVIIe siècle, langage et pensée. Cet engluement du langage va de pair avec tous les engluements qui menacent l'être humain, la pesanteur sociale, la finitude. Le théâtre les traduira souvent dans la prolifération des "choses", réifiant l'humanité de l'homme. Thème angoissant, mais en même temps facteur de comique, construisant non un théâtre de l'absurde (Ionesco récuse ce mot) mais un théâtre de la dérision, de l'insolite, dit-il aussi, mettant le spectateur face à la banalité qui d'être ainsi mise en spectacle devient source d'interrogations. On retrouve ces questions jusque dans le film dont, à partir d'une de ses nouvelles, il rédige le scénario et interprète le personnage : La Vase (Heinz Von Kramer, 1970).
Cerné de toutes parts, pour rester humain, l'homme ne dispose que de sa révolte, une révolte qui le plonge dans une solitude angoissante, elle aussi, comme celle, particulièrement démonstrative du dénouement de Rhinocéros, lorsque Béranger se retrouve seul être humain dans un monde dominé par les rhinocéros. Théâtre hanté aussi par la mort, la dégradation des êtres, le vieillissement qui est une autre forme d'engluement. A l'écrire ainsi, on pourrait croire que le théâtre de Ionesco est une grande entreprise de désespoir, mais il n'en est rien, c'est même le contraire, c'est un théâtre d'une incroyable vitalité parce que, bien que posant des questions angoissantes, il ne le fait qu'avec l'arme puissante du rire, sur un mode "désinvolte" usant de l'ironie, de la farce, voire du burlesque. Même dans Le Roi se meurt, le fond tragique d'une pièce qui s'intitulait au départ "Cérémonie" est si bien contrebalancé par le caractère dérisoire et comique du personnage principal que le spectateur ne peut s'empêcher d'en rire ; ainsi rit-il de lui-même et de sa peur la plus fondamentale, celle de sa mort. Le théâtre de Ionesco est toujours une invitation à remettre en cause nos évidences. Est-il rien de plus tonique ?

Les vingt dernières années : peinture et "mysticisme"

Dans les années 1970, il semble que Ionesco n'éprouve plus le même intérêt pour le théâtre. Non que sa quête personnelle d'un sens à trouver au monde et à la vie soit apaisée, bien au contraire, mais elle prend d'autres voies. Celle de la peinture, celle d'une écriture plus intime, plus personnelle (au sens de subjective) qui fait une place plus nette à des interrogations d'ordre religieux qui le rapprochent de son compatriote Mircea Eliade, grand spécialiste de l'histoire des religions.  C'est aussi le temps d'un engagement dans les luttes en faveur des droits de l'homme.



Ionesco, 1985

Ionesco, Figures sur fond noir, 1985


Il n'en reste pas moins un des dramaturges français les plus traduits et les plus joués dans le monde. Le temps des honneurs est venu, il est élu à l'Académie française en 1970 (réception en 1971), l'année même où il est décoré de la Légion d'Honneur. Ses oeuvres sont traduites et jouées dans le monde entier ; les universitaires se penchent sur cette oeuvre que des prix fort divers vont couronner régulièrement.
Ionesco s'éteint le 28 mars 1994. La Cantatrice chauve qui avait inauguré sa carrière théâtrale, si vilipendée par les critiques en place de l'époque, en est alors à plus de 11.000 représentations dans la même petite salle de la Huchette, où elle se joue en alternance avec La Leçon. Et ça continue...
Parce que le théâtre de Ionesco touche l'inquiétude existentielle de chaque homme, parce qu'il dénonce tout ce qui pèse sur et entrave l'accomplissement de l'humanité en chaque homme, c'est un théâtre toujours vivant, toujours actif, plus que jamais d'actualité même.




A lire
: la réponse de Jean Delay au discours de réception de Ionesco à l'Académie française, parce que c'est une très bonne bibliographie commentée de l'oeuvre théâtrale et le discours de réception de Marc Fumaroli, élu au fauteuil de Ionesco, dont l'érudition bien connue (comme ses convictions, que nous partageons peu) permet d'éclairer d'autres aspects du parcours de l'écrivain.
A voir : une vidéo sur le site de l'INA pour approcher davantage l'écrivain (enregistrement de mars 1960).
 La Cantarice chauve, voir ICI, par la Compagnie du Piment Songeur
A consulter : le dossier de presse de BnF pour une exposition Ionesco en 2010.



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