Intermezzo, Jean Giraudoux, première représentation, 1er mars 1933 à la Comédie des Champs Elysées

coquillage






livre de poche

Première de couverture, livre de poche, 1964

En guise d'introduction

Jacques Robichez dans Le Théâtre de Giraudoux, 1976, écrivait : "Le Giraudoux de 1930 est un homme de trois paysages, Bellac et le Limousin, l'Allemagne du Saint-Empire, demeurée vivante au XXe siècle, Harvard et la Nouvelle-Angleterre, la tradition, le rêve, la jeunesse. Son inspiration s'équilibre entre ces trois visions dans un bonheur dont le chef-d'oeuvre est Intermezzo [...]"
Intermezzo
est la quatrième pièce de Giraudoux. C'est une comédie en trois actes dont le décor est celui d'un bourg, dans le Limousin, encore mal dégagé de la campagne comme il est précisé dans les didascalies initiales des deux premiers actes: "La campagne. Une belle prairie. Des bosquets." et "Un autre aspect de la campagne. Bosquets de hêtres. Haies."
Que Giraudoux soit devenu dramaturge n'est pas tout à fait surprenant. Le théâtre a été une passion précoce chez lui. Le lycéen puis l'étudiant se sont essayés à jouer et même à écrire des pièces.  Ainsi dans son rapport à la littérature, le théâtre semble être premier, pourtant lorsqu'il se met à écrire en aspirant à la publication, c'est avec le romanesque qu'il fait ses premières armes (Provinciales, 1909).
Il revient au théâtre après l'écriture de Siegfried et le Limousin (1922) qu'il prétend y adapter. Mais ce n'est pas si simple, et ce n'est qu'en 1927 qu'il se sent en mesure de montrer son travail. C'est à cette occasion qu'il fait la connaissance de Louis Jouvet.
Jouvet montrera la pièce et la collaboration entre les deux hommes se poursuit toute leur vie. Giraudoux affirmera toujours que sans Jouvet il n'aurait pas persisté. Après ses trois premières pièces aux questionnements plutôt graves, il fait d'Intermezzo une sorte de fantaisie dans laquelle entrent de nombreux éléments de son imaginaire, incarnant dans des personnages des visions du monde contradictoires pour ne pas dire incompatibles, réalisme et idéalisme, prosaïsme et poésie, naturel et merveilleux, qu'il s'agit cependant d'harmoniser.
Il en commence la rédaction au début de l'année 1931 mais aura, semble-t-il, de la difficulté à trouver la tonalité exacte qu'il entend lui donner, et la pièce n'est proposée aux comédiens qu'en décembre 1932.
Jouvet se charge, comme de coutume, de la mise en scène. Il confie la scénographie à Léon Leyritz. Décors et costumes vont surprendre en osant l'imagination et la couleur, par exemple, le costume du droguiste, rapporté ainsi par le critique de Comoedia (3 mars 1933) "affublé d'un complet violet, étriqué à ravir, bordé, gancé et pourtant si prétentieux".




décor de Léon Leyritz


Décor de Léon Leyritz (1888-1976)
"Au premier acte, sur une pelouse inclinée, la scène en tremplin semble prendre son vol. Parsemée de fougères métalliques à découpures géométriques, elle est entourée de paravents du bleu du ciel le plus tendre." (Colette Weil, Giraudoux, Théâtre complet, Pléiade, 1982)

Distribution à la création :


Isabelle : Valentine Tessier
Armande Mangebois : Christiane Laurey
Léonide Mangebois : Raymone
Le contrôleur : Louis Jouvet
L'inspecteur : Félix Oudart
Le maire : Romain Bouquet
Le droguiste : Robert Le Vigan
Le premier bourreau (Cambronne) / M. Adrien : Alexandre Rignault
Le deuxième bourreau (Crapuce) / le père Tellier : André Moreau
Le spectre : Pierre Renoir

Les petites filles : Luce (Odette Joyeux), Denise (Sonia Bessis), Daisy (Jeanine Joly), Gilberte (Annie Rasamat), Irène (Gisèle Vanel), Nicole (Fernande David), Marie-Louise (Jeanine Camp), Viola (Monique Povel) — toutes les petites filles venaient de l'école de ballet de l'Opéra de Paris.




Mise en scène : Louis Jouvet
décors et costumes : Léon Leyritz / les robes d'Isabelle et des petites filles sortent de l'atelier de Jeanne Lanvin
Musique : Francis Poulenc "la brève musique de scène de M. Poulenc n'est pas seulement spirituelle, avec des inventions purement humoristiques, elle est aussi intelligente au point d'atteindre parfois, en quelques mesures, au vrai pathétique qu'impose ce texte vif mais très dense," (La Revue hebdomadaire, mars 1933)
La musique a été composée en accord entre l'auteur et le musicien, ce que Poulenc rapporte ainsi "Il fut décidé, entre la poire et le fromage, que les deux premiers actes seraient improvisés au clavecin et que, seulement dans le dernier acte, un hautbois, une clarinette, un piston et un trombone seraient chargés d'évoquer un orphéon limousin." (The Music of Francis Poulenc, Carl B. Schmidt, 1995)






Valentine Tessier, Jouvet et Giraudoux, 1935

Valentine Tessier, Louis Jouvet et Giraudoux sur le plateau d'Amphytrion 38, 1929

L'intrigue :

L'exposition est achevée à la fin de la 4e scène du premier acte. Tous les personnages ont été présentés et le problème posé : la ville est en proie à une étrange influence qui "y sape peu à peu tous les principes, faux d'ailleurs, sur lesquels se base la société civilisée" explique le contrôleur.  L'inspecteur, qui traque le mystère et le merveilleux, se charge de faire cesser le scandale qui date du moment où est apparu le fantôme, selon les affirmations du maire et des soeurs Mangebois qui incriminent aussi Isabelle, la jeune institutrice remplaçante.

Les personnages :

Isabelle : présente dans 12 scènes sur 24 (dont les 5 dernières du dernier acte), elle est le moteur et l'enjeu de la pièce. Le personnage provient de la Commedia dell'arte où elle est l'amoureuse, ce qu'est bien cette Isabelle qui veut embrasser tous les domaines, ceux de la vie (la nature) et de la mort (le spectre comme guide vers la totalité des morts). Sorcière, fée, elle est la féminité ambivalente, inquiétante, qu'il faut d'une certaine manière "domestiquer", "civiliser", ce que fera le mariage. Elle est la jeune fille, telle que l'imaginaire giralducien la campe dans toutes ses oeuvres. Exigeante, entière, assoiffée d'absolu (la justice, le bonheur). Elle est vue par le contrôleur comme une merveille ("la victoire de Samothrace avec sa tête, [...] la Vénus de Milo avec ses bras" avec "le sang de la grenade color[ant ses] pommettes, celui de la framboise [son] sourire", I, 5), par le droguiste comme la justification du monde ("Près de chaque être, de chaque objet  elle semble la clef destinée à le rendre compréhensible." I, 3).
Pour l'inspecteur, elle n'est qu'un facteur de désordre.
Les soeurs Mangebois, Armande, la cadette, et Léonide, l'aînée qui est sourde mais dont l'esprit est particulièrement acéré. Ce sont les deux vieilles filles, cancannières, peu indulgentes pour les jeunes femmes trop séduisantes (l'épouse de l'horloger, madame Lambert ou Isabelle). Mais en même temps, elles aussi sont nécessaires à l'harmonie du monde comme le prouve leur présence dans les dernières scènes pour participer à la "Fugue du choeur provincial".
Le contrôleur : personnage sympathique, défenseur de toutes les femmes qu'il révère dans leur beauté. Amoureux d'Isabelle. 12 scènes sur 24 (il est donc exactement le "complément" d'Isabelle). Il est jeune, a une « belle voix de basse », de l'imagination (séance d'astronomie, II, 1 ou éloge de la vie aventureuse du fonctionnaire, III, 3). Et aurait pu être élu le plus bel homme du canton par les petites filles si elles l'avaient alors connu (elles ont élu le sous-préfet).




1955

Jean-Louis Barrault (le spectre), Simone Valère (Isabelle) dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault au Théâtre Marigny, en 1955 (BnF)

Son métier, "contrôleur des poids et mesures", le définit comme  l'homme de l'équilibre. Il lui revient de proposer une manière de synthèse permettant d'équilibrer monde des morts et monde des vivants, à la fois dans la prolongation que les vivants permettent aux morts "mon grand-père dont voilà la canne, mon grand-oncle dont vous voyez la chaîne de montre, et mon père, qui jugea cette jaquette encore trop neuve pour l'emporter dans la tombe" (III, 3), et dans l'acceptation de la succession nécessaire. Une vie humaine "consciencieuse" conduit au repos mérité de la mort. Homme des sagesses paradoxales, ses formules frappent "Nous nous dirigeons avec sûreté dans la vie en vertu de nos ignorances et non de nos révélations." (III, 4). Il est l'homme du relatif, celui qui accepte les limites comme nécessaires au bonheur humain.
L'Inspecteur : il n'est pas spécifié de quel organisme il est inspecteur, bien qu'il se conduise aussi en inspecteur de l'Education nationale (I, 6), il se définit donc par ses fonctions de "surveillance" et de "contrôle". Personnage comique par ses excès, il n'en est pas moins ambigu. C'est, par exemple, lui qui reconnaît qu'il y aura un prochain épisode  "d'attaque poétique" bien qu'il ait passé toute la pièce à en dénier l'existence : "L'épisode Isabelle est clos. L'épisode Luce ne surviendra que dans trois ou quatre ans." (III, 6). Esprit positiviste, il ne supporte pas la mystère. Part en croisade dès qu'il en est question. S'il n'est présent que dans 9 scènes sur 24, le nombre de ses répliques et leur longueur en font un personnage clé de la fable. C'est d'ailleurs lui qui a le dernier mot.
Il est toutefois moqué par l'excès de son positivisme, sa mysoginie (les femmes sont des fourmis... I, V), son absence totale de sens poétique.
Le maire : il est présent dans 12 scènes sur 24 (comme le contrôleur ou Isabelle). En tant que responsable du bourg, c'est lui qui prend la décision de réunir un comité chargé d'étudier les faits (I, 1). Il n'est guère porté sur la violence et refuse à l'Inspecteur l'aide de ses troupes (garde champêtre et gendarmes) quand celui-ci veut tendre un piège au spectre.
Le droguiste : personnage complexe, présent dans 14 scènes sur 24, qui, comme Isabelle, est étroitement lié à la nature (le droguiste est celui qui fournit les drogues, lesquelles sont issues des plantes, Cf. I, 1 où la mandragore se rattache à la fois à la médecine, soigner les constipations, et à la légende de l'immortalité), qui, comme un chef d'orchstre connaît les règles de l'harmonie, comme l'assure l'Inspecteur lui-même : "S'il est vrai que votre spécialité consiste en ce bas monde, par une phrase ou par un geste, à changer le diapason de l'atmosphère et à rendre naturels les événements les plus inattendus, au travail ! Vous pouvez y aller d'un bon bémol ou d'un bon dièse !" (II,4). Il assure les transitions (I, 7), permet de passer de la nature à la culture, de la jeunesse à l'âge adulte. il est lecteur de symboles, amoureux du monde et de la beauté (s'attendrit sur les petites filles), il sait comment ramener Isabelle dans le monde humain par l'orchestration des bruits de la vie (III, 6).


Les bourreaux : personnages comiques bien qu'engagés dans un assassinat. Comme les soeurs Mangebois, ils fonctionnent dans la répétition ; l'inspecteur leur fait passer un examen, aussi peu probant que celui des petites filles, mais dans lequel la chanson joue aussi un rôle.
Le spectre : peu présent sur la scène (5 scènes dont une silencieuse) il est pourtant le centre des attentions puisqu'il est associé, dès la première scène, aux événements qui affectent la vie du bourg. Le maire rapporte qu'on le dit "Grand, avec un beau visage" (I, 1) et Armande Mangebois précise "C'est un grand jeune homme vêtu de noir. Il apparaît à la tombée de la nuit, et toujours aux environs de l'étang dont vous voyez là-bas les roseaux" (I, 5).
Le droguiste le voit comme un symbole ; l'inspecteur comme un assassin revenant hanter les lieux de son crime ; les soeurs Mangebois comme un revenant de suicidé meurtrier ; Isabelle comme le représentant du peuple des morts, le détenteur des secrets de la vie puisqu'il vient des territoires de la mort.
Les petites filles : elles sont huit. Elles manifestent la gaité, l'insolence, la liberté. De plain pied avec le monde poétique que leur institutrice, Isabelle, ensuite le contrôleur, leur proposent, elles voient ce que les adultes ont cessé de voir et, par exemple, comprennent immédiatement le projet du droguiste pour sauver Isabelle (III, 6).

Intermezzo est une pièce délicieuse, pleine d'invraisemblances joyeuses (ainsi du "faux" spectre assassiné par les bourreaux dont surgit aussitôt un "vrai" spectre), dont aucun des personnages, même caricaturés comme l'inspecteur ou les soeurs Mangebois ou les bourreaux, n'est totalement exclu de la féerie du monde. Car c'est bien de féerie qu'il s'agit. Le titre l'indiquait déjà, "Intermède" dans la langue de l'opéra, l'italien, "Intermezzo" c'est-à-dire "Divertissement dramatique, lyrique, chorégraphique ou musical s'intercalant entre les actes d'une pièce de théâtre, les parties d'un spectacle" (TLF). Il est aisé de saisir que la musique va y jouer une part non négligeable ; la musique étant ici l'harmonie du monde qui se manifeste dans les explications d'Isabelle et des petites filles, le monde est organisé par l'ensemblier, et perturbé par les facéties d'un certain Arthur. C'est renouveler, d'une certaine manière, la métaphore essentielle du "theatrum mundi", puisque l'ensemblier est celui qui harmonise, au théâtre voire au cinéma, les éléments d'un décor ; qui se manifeste aussi dans la "fugue du choeur provincial" où toutes voix humaines mêlées réaffirment les puissances du monde humain.
Mais l'intermède est aussi, au sens figuré, un "événement qui interrompt provisoirement le cours des choses ; période qui fait diversion dans le temps", ce que la pièce est aussi, puisqu'elle met en scène ce temps transitionnel qui sépare la jeune fille de la femme, le temps du rêve de celui des réalités, les élans poétiques du prosaïsme quotidien, ce temps transitionnel qu'est aussi le printemps, naissance et renaissance entre la mort de l'hiver et la maturité de l'été qui est le temps de la fable, comme l'agenda d'Isabelle permet de le savoir, la première indication étant relative au 21 mars, la seconde au 15 juin.
En mettant le monde sens dessus dessous, dans une langue qu'il y a plaisir à écouter (dans ses choix lexicaux, dans ses images, dans ses rythmes, dans son humour et son goût du paradoxe), Giraudoux nous propose bien des émotions qui peuvent devenir des interrogations : sur l'enseignement (qu'enseigne-t-on ? comment ? pourquoi ?), sur la féminité (sorcières ? fées ? que sont les femmes ? que nous apprennent-elles sur le monde et sur les hommes ?) sur nos façons de vivre (en s'accommodant du terne quotidien ? en le réenchantant comme fait le contrôleur ?), sur nos préjugés (dont l'Inspecteur est l'incarnation), sur nos désirs (que disent tant Isabelle que les petites filles), sur la mort et la finitude humaine.
Et bien que posant toutes ces questions graves, la pièce est légère, gaie, joyeuse. Tout y pirouette avec la grâce des petites filles.




A découvrir
: une mise en scène contemporaine (mai 2014) commentée par son metteur en scène, Stephane Aucante.
A écouter : Le témoignage de Raymone, enregistrée en 1954, sur son rôle dans Intermezzo et sur la troupe de Jouvet.
A lire : une étude de la scène 6 de l'acte I (Annie Giard, 1999) sur erudit.org



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