Mademoiselle de Maupin ou le grand théâtre du monde

coquillage


Il faut toujours dissimuler la profondeur. Où donc ? A la surface.
                       Hugo von Hofmannsthal, Le Livre des amis.

Je me méfie de la profondeur comme de la peste, la seule chose qui compte, c'est ce qui remonte à la surface.
                            Formule attribuée à Alberto Savinio par Hector Biancotti



Un premier roman

     En novembre 1835, lorsque l'éditeur Renduel met en vente le premier roman de Théophile Gautier, Mademoiselle de Maupin, — double amour1,  en deux volumes dont le second daté de 1836, le jeune auteur n'est plus tout à fait un inconnu et son nom commence à dépasser les cercles romantiques.
     Il a 24 ans et à son actif  un volume de poésies, publié en Juillet 1830 et passé, comme on s'en doute (les révolutions et la librairie ne font pas bon ménage), inaperçu du public ; un deuxième recueil de poèmes, davantage remarqué en 1833, Albertus ou l'âme et le péché, légende théologique. Ce recueil reprenait les poèmes du précédent en leur ajoutant le long poème qui lui donne son titre et vingt pièces nouvelles2. Le tout était précédé d'une préface où la désinvolture le dispute à la provocation, par exemple : "Quant aux utilitaires, utopistes, saint-simonistes qui lui demanderont à quoi cela rime, — il répondra : le premier vers rime avec le second quand la rime n'est pas mauvaise, et ainsi de suite. / A quoi cela sert-il ? — Cela sert à être beau. — N'est-ce pas assez ?" ;  quelques nouvelles parues dans des revues ; un volume rassemblant des nouvelles publiées et d'autres inédites, Les Jeunes France : romans goguenards, mis en vente aussi en 1833. Mais surtout, il a déjà ses entrées dans la presse. Il a signé un Salon, en 1833, dans La France littéraire, premier d'une longue série de critiques d'art et la même année, avec le même périodique, un engagement à fournir une suite de monographies sur les poètes du début du XVIIe s., dont la première, un rien excentrique par rapport au projet, consacrée à Villon, paraît en janvier 1834. Elle fait un certain tapage puisqu'un rédacteur du Constitutionnel s'en prend à l'auteur, comme au directeur de la revue, Charles Malo, en les accusant "d'immoralité". Il s'en suit un procès. Encore du bruit ! Néanmoins, la série va se poursuivre sur les années 1834-35 et leur auteur en fera un volume, sous le titre Les Grotesques, sorti en 1844, augmenté d'un article sur Scarron, prévu dans le contrat avec la revue mais qu'elle ne publia pas.
     Théophile Gautier est donc poète, romancier, journaliste et a fréquenté quelques années, avant de renoncer à cette carrière, l'atelier du peintre Louis Edouard Rioult. Goût des mots, des couleurs, des formes, du pittoresque, insolence et originalité, le jeune homme promet. C'est d'ailleurs pourquoi Renduel lui a fait un contrat pour ce premier roman qu'il attendra quand même deux ans.
     Depuis 1830 et la fameuse "bataille d'Hernani", restée dans les mémoires, qui a assuré, de fait, la domination des jeunes romantiques dans un champ littéraire où les tenants de la tradition classique n'ont pas encore perdu, néanmoins, leur pouvoir de censeurs — ils avaient fait interdire Le Roi s'amuse de V. Hugo, en 1833, et viennent de récidiver en interdisant la reprise d'Antony de Dumas en avril 1834 —, l'art est romantique ou n'est pas. C'est au point que les valeurs défendues par le Cénacle, autour d'Hugo, et le petit Cénacle, autour de Nerval et Gautier, sont devenues des idées reçues à la mode. Gautier s'en est gaussé dans ses Jeunes France, dont il dira, plus tard, qu'il s'agit d' "une espèce de précieuses ridicules du romantisme" , comme l'avait déjà fait Balzac dans La Peau de chagrin (1831) ou comme le fera un peu plus tard Musset avec les Lettres de Dupuis et Cotonet dont la publication commence en 1836.
     Cela n'empêche pas de continuer sur la lancée et mettre en lumière les écrivains de la première moitié du XVIIe siècle, c'est implicitement contester la primauté donnée à la seconde, celle dite classique et que, depuis Voltaire, on appelle le "Siècle de Louis XIV"3 ou le Grand siècle. Contre les règles, contre une littérature, à leurs yeux, corsetée, les romantiques ressucitent des périodes jusqu'alors considérées comme sans grand intérêt, le Moyen Age sous l'impulsion de Walter Scott, mais aussi dans le but de fonder une littérature nationale, comme les jeunes Allemands s'y étaient employés quelques décennies plus tôt. Le siècle de Louis XIII, comme ils disent, bénéficie aussi de cette recherche "d'ancêtres" qui leur conviennent. Les avant-gardes se construisent dans ce double mouvement, de négation à l'égard de leurs prédécesseurs immédiats, de quête d'une filiation souterraine, consistant à réévaluer ce que la génération précédente avait dédaigné. Les jeunes romantiques d'alors reconnaissent dans les créateurs du début du XVIIe bien des caractères qui sont les leurs, la liberté, la fantaisie, l'inventivité, le goût de la surprise, le plaisir du masque, la désinvolture, le sens du panache, le goût du romanesque aussi, comme en témoignent les poètes que nous appelons aujourd'hui "baroques" à l'instar de Théophile de Viau ou de Saint-Amant ou encore les écrivains comme Scarron qui invente, ou plus exactement popularise, le burlesque en mettant l'épique au service du dérisoire, et l'héroï-comique en trivialisant les sujets dits nobles.
     Plus profondément, les séduit sans doute aussi le sentiment qu'écrivains et penseurs de ce temps-là avaient à vivre un entre deux, semblable au leur, jeunes gens du début du XIXe siècle. Un monde ancien, celui d'un humanisme optimiste des débuts de la Renaissance effondré dans trente ans de guerres civiles, et un avenir en construction, mais mal défini, encore pris de soubresauts, l'assassinat d'Henri IV (1610), le conflit entre Louis XIII et sa mère Marie de Médicis (1620 : bataille des ponts de Cé ; 1630 : journée des dupes). Comme en cette première motié du XIXe, la jeunesse est prise entre la mémoire multiple de la Révolution et de la période impériale, un présent qui est trouble, un avenir mal dessiné, le passé antérieur à la révolution gangrène l'avenir qu'elle promettait, et la société se convulse régulièrement sous ces pressions contradictoires.
     De cet air louistreizièmiste, dont le Cinq Mars4 de Vigny avait donné le ton en 1826, qui fleurira encore dans Les Trois Mousquetaires de Dumas (1844) le roman de Gautier est imprégné5. La fantaisie et le jeu y président, à la fois dans l'anachronisme affiché, le lecteur ne peut déterminer l'époque où se déroulent les aventures rapportées (contemporaine ? correspondant au temps du personnage éponyme, fin XVIIe - début XVIIIe ? Ou plus lointaine encore?), et dans les relations entre les personnages, placées sous le signe du théâtre, de la comédie, au sens de pièce plaisante, en vertu de l'ironie qui colore tous les récits, ceux des personnages comme celui du narrateur, en vertu aussi de la mise en abyme que constitue l'insertion de Comme il vous plaira, la pièce de Shakespeare, au coeur du récit. Divertissement pour les personnages, elle se propose comme un miroir, réfléchissant leurs sentiments embrouillés, en même temps qu'un révélateur leur permettant de les manifester ouvertement sous le couvert des rôles imposés.
     Roman de la fantaisie et de la liberté, du jeu, il avance masqué comme ses personnages, pourquoi comme le signalait déjà Hugo dans sa recension du 15 décembre 1835, il ne dévoile toutes ses richesses qu'à la relecture6.  Aguicheur, voire racoleur, son histoire d'un personnage masculin en quête d'une perfection féminine plus proche de l'oeuvre d'art que d'une créature vivante, et qui la découvre, ô paradoxe ! (et en même temps pirouette burlesque), dans un homme, ce qui conduit à cette fin un rien spectaculaire du premier volume :  "Silvio, j'aime... oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire... j'aime un homme." (chapitre 8), ne pouvait manquer de faire hurler au scandale (ce fut le cas) et, sans doute aussi dans l'esprit de l'auteur, d'attiser la curiosité. Sa seconde partie rebondit sur cet aveu puis se consacre à cet homme, tout de suite révélé comme une jeune fille déguisée (ce qui pouvait peut-être apaiser les bonnes âmes des censeurs), en quête de la vérité de l'univers masculin. C'était renouer avec l'un des topoï romanesques les plus usés de la littérature, les jeunes filles déguisées en garçon ne se comptent plus dans la production romanesque, sans parler du théâtre. Mais le roman échappe à l'écueil du "déjà trop vu" par son ingéniosité. Ce qui s'ensuit relève à la fois de la comédie, du roman licencieux comme le XVIIIe siècle savait en écrire, tout de grâce et de légèreté à l'instar du Point de lendemain de Vivant Denon qu'avait révélé La Physiologie du mariage de Balzac, sans toutefois l'attribuer à son véritable auteur, en 18297, et de l'étude psychologique, quoiqu'une telle formulation soit un peu pesante pour un objet aussi "exquis", comme le disait aussi Hugo, néanmoins elle ne peut lui être enlevée.
Ajoutons que l'objet "exquis" a été un échec éditorial. Renduel, d'ailleurs, ne renouvelle pas son contrat à Gautier qui trouvera d'autres éditeurs pour les oeuvres qu'annonçait pourtant le volume, La Comédie de la mort8 et Le Capitaine Fracasse qui, lui, ne sera écrit que trente ans après. Et malgré l'admiration de Hugo et celle de Balzac, le roman a été considéré quasi unanimement comme "raté" ou pire encore, comme parfaitement indécent. René Jasinski9 rapporte quelques-uns de ces jugements, par exemple celui-ci qui, pour ne pas utiliser le mot "obscène", ne l'en fait pas moins entendre partout: "Tout ce que l'on renferme dans les cabinets les plus secrets, tout ce que l'on jette à la voirie, tout ce que les vespasiennes n'accepteraient pas." On n'est pas plus délicat !
     Tant de vindicte et de mépris étonnent quelque peu aujourd'hui. Car si, par bien des aspects, ce roman se signale comme une oeuvre de jeunesse, il est aussi un assez incroyable piège, où les tourbillons du récit comme ceux des consciences emportent le lecteur vers des questionnements dont il est probable qu'ils traduisent davantage la quête de l'auteur que son intention concertée. On croit écrire une petite oeuvre libertine, gaie, toute en arabesques délicates, pied de nez concerté à tous les moralisateurs et empêcheurs de vivre et de s'amuser et il se trouve qu'on a écrit le roman des troubles du désir.
     A quoi tient l'intensité de ce livre que sa préface a encore trop tendance à faire oublier ? Sans nul doute à la fluidité de son écriture où le lyrisme, l'ironie, le pastiche s'harmonisent d'étonnante manière, mais sans doute aussi au fait qu'il inscrit, dans la très ancienne métaphore du théâtre du monde, des interrogations nouvelles. Déjà dans la préface moqueuse des Jeunes-France, l'auteur narrateur se présentait à ses lecteurs comme un personnage inadapté au monde et précisait :
"Par suite de ma concentration dans mon ego, cette idée m'est venue, maintes fois, que j'étais seul au milieu de la création ; que le ciel, les astres, la terre, les maisons, les forêts, n'étaient que des décorations, des coulisses barbouillées à la brosse, que le mystérieux machiniste disposait autour de moi pour m'empêcher de voir les murs poudreux et pleins de toiles d'araignées de ce théâtre qu'on appelle le monde ; que les hommes qui se meuvent autour de moi ne sont là que comme les confidents des tragédies, pour dire : Seigneur, et couper de quelques répliques mes interminables monologues."10
     La métaphore du monde comme théâtre habite, d'une certaine manière, toute l'oeuvre de Gautier. Déjà, dans la quatrième nouvelle des Jeunes France, "Celle-ci ou Celle-là ou la Jeune-France passionnée", elle servait de cadre et de prisme aux aventures burlesques de Rodolphe voulant faire de sa vie une oeuvre d'art, en l'occurence un drame romantique. Le narrateur y usait à la fois de la narration et du dialogue avec noms des personnages et didascalies, et ne se privait pas de commenter les actions de son personnage. Toutes techniques qui se retrouvent dans Mademoiselle de Maupin, mais dans lequel la métaphore du théâtre prend une tout autre dimension, sans perdre, par certains aspects, sa fonction dépréciative et dénonciatrice.
     Le théâtre, espace privilégié des masques, est tout à la fois ce qui cache et ce qui révèle. Que cache et que dévoile Mademoiselle de Maupin pour en faire un si grand usage ?





1
. Le roman perd son sous titre lors de sa réédition par Charpentier en 1845.


2
. Cf. Histoire des oeuvres de Théophile Gautier, Charles de Lovenjoul, Charpentier, 1887






















3
. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, 1752




















4
. Cinq Mars est un roman de Vigny racontant la conjuration du favori de Louis XIII, Cinq-Mars, contre Richelieu. Ce n'était pas la première. Les conjurés furent dénoncés, Cinq-Mars et son ami François de Thou, arrêtés, jugés et décapités le 12 septembre 1642. Les autres conjurés, dont le frère du roi, s'en tirèrent sans trop de difficultés.

5. il est vraisemblable que, pour Gautier, le Roman comique de Scarron, 1651/57, a apporté sa contribution à cet imaginaire.

6. Cité par Lovenjoul dans Les Lundis d'un chercheur, 1894.





7
. Physiologie du mariage/ ou/ Méditations de philosophie éclectique, sur le bonheur et le malheur conjugal, publiées par un jeune célibataire, 2 volumes in-8,  Levavasseur et Urbain Canel.

8. publiée par Dessessart, en 1838. Le Capitaine Fracasse paraît d'abord en feuilleton de 1861 à 1863, et en volume en 1863.

9. René Jasinski, Les Années romantiques de Théophile Gautier, Vuibert, 1929.










10. Les Jeunes-France, in Gautier, Romans, contes et nouvelles, tome 1, Gallimard, Pléiade, 2002,  p. 21.
La pagination utilisée ici est celle de cette édition pour toutes les références au texte de Mademoiselle de Maupin.


Le monde comme théâtre : métaphore essentielle

      Il est certaines images qui se perpétuent de siècles en siècles, celles que Borges appelait "métaphores essentielles" parce que, disait-il, "on ne peut pas s'en passer"11.
     A ne juger que par la pérennité de celle-ci, elle entre dans cette catégorie, car, comme aurait dit Vialatte, elle remonte à la plus haute antiquité. On la trouve dans un fragment attribué à Démocrite, chez Platon, chez les Latins (Sénéque, Marc-Aurèle, Horace, pour n'en citer que trois), elle est reprise par les néo-platoniciens (Plotin en particulier), par les Pères de l'Eglise (Augustin d'Hippone, entre autres). Jean de Salisbury la file au XIIe siècle, dans son Policraticus. Entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIe, elle devient quasiment un genre littéraire, et les théâtres du monde se déploient aussi bien dans des Essais, comme ceux de Boisteau12 ou de Vieira13, qu'au théâtre, chez Shakespeare qui lui fait subir nombre de variations comme chez Calderón,  voire Rotrou ou Corneille, que dans le roman chez Baltasar Gracián, par exemple dans El Criticón (1651-1657), comme chez Cervantès.
La liste pourrait se poursuivre témoignant de l'extension de la métaphore, et la langue elle-même en fait grand usage. Le vocabulaire spécifique du théâtre, tant de la salle (scène, coulisses, décor, projecteur — chaque époque  y a ajouté ses techniques —, dessous, loge) que des comédiens ou de leurs personnages (acteur, comédien, rôle, emploi, tartuffe, matamore, don juan etc.) et des genres portés à la scène ou de leurs divisions (comédie, tragédie, drame, acte, scène) s'est diffusé bien au-delà de ses emplois spécifiques et nomme par métaphores lexicalisées (i.e. dont a été perdue l'origine métaphorique) nombre d'activités ou de comportements humains, par exemple "faire une scène", "être aux premières loges" ou  "sur le devant de la scène", ou encore "être dans le 36e dessous", hyperbole du 3e dessous, 3e sous-sol d'un théâtre où se loge sa machinerie la plus pesante.
     Il est aisé de saisir la raison de sa première utilisation philosophique. Le théâtre, dans son sens étymologique, theatron dérivé de thea, action de regarder, vue, spectacle, contemplation, c'est le visible. Le sens ou le non-sens de sa vie échappe à l'homme, puisqu'il ne la saisit jamais que par fragments, le théâtre peut donc être convoqué par analogie pour en fournir une image : lieu limité, temps limité, l'action de l'acteur sur la scène peut être saisie comme un tout et fournir le point de départ concret d'une élaboration abstraite qu'au cours des siècles, des idéologies  différentes vont conceptualiser diversement.
     A l'origine (ou ce qui nous semble tel), deux éléments sont retenus : d'abord, la briéveté du spectacle, l'entrée et la sortie des acteurs jouant une histoire qui est une totalité avec un début, un développement et une fin, vont servir de comparaison pour rendre visible la trajectoire humaine. Ainsi du fragment attribué à Démocrite : "Le monde est un théâtre, la vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors.", autre traduction "Le monde est une scène, la vie est une représentation: tu entres, tu regardes, tu sors."14 qui souligne cette briéveté avec sa succession de trois verbes composant un condensé aisément transposable à la vie humaine "tu nais, tu vis, tu meurs"; l'homme n'apparaissant ici que comme spectateur d'une histoire qui lui échappe, "tu vois/ tu regardes".
     Avant que des penseurs s'intéressent à l'acteur comme incarnation de l'homme, le théâtre fournit d'autres images.  Platon se sert du "mythe", de la fiction, de la marionnette, dans Les Lois, pour distinguer liberté et contrainte. L'homme est agi, à l'instar d'une marionnette par diverses ficelles, les passions. Parmi ces fils, il en est un souple et maniable, le fil d'or de la raison ; apprendre à le reconnaître et à s'en servir permet de maîtriser les autres fils, de cesser d'en être le jouet, même si par ailleurs, l'homme ne cesse pas pour autant d'être le jouet des dieux. De même dans Le Philèbe, le philosophe évoque la comédie versus la tragédie, pour amener son interlocuteur à constater que, dans la vie comme au théâtre, plaisir et douleur, bonheur et souffrance sont le plus souvent associés, voire mêlés.
     Sénèque, quant à lui, en reprenant l'image du théâtre, s'intéresse surtout au  jeu de l'acteur, au rôle, pour mettre en évidence le hiatus entre paraître et être, le roi tonitruant sur scène n'est qu'un esclave mal rétribué. L'homme qui n'a pas appris à se maîtriser, à distinguer le rôle de l'être, ne peut être heureux15. Et s'il compare la vie au théâtre, c'est pour insister sur le mérite de l'acteur et son art de bien sortir de la scène.
     Ce sont encore ces deux aspects du spectacle (durée limitée et rôle) que développent les Pères de l'Eglise, par exemple Augustin : "Ici-bas, on dirait que les enfants disent à leurs parents : «Eh bien, songez à quitter cette terre, nous aussi nous voulons jouer la comédie !» Chaque âge de la vie nous rapproche de la mort et chaque nouvelle génération nous pousse, afin d'occuper à son tour la scène du monde." (La Cité de Dieu) que l'on retrouve à peu près à l'identique dans le Commentaire du Psaume 127 : "Dès qu’ils sont nés, ces enfants semblent dire à leurs parents : Songez à vous retirer, c’est à nous maintenant de jouer notre rôle. Car cette vie humaine, pleine de tentations, n’est qu’un rôle, puisque « tout homme vivant sur la terre n’est que vanité »".
     L'inflexion que fait subir le christianisme à la métaphore où pendant longtemps la Fortune semblait avoir le fin mot du spectacle, consiste à ne plus se borner au rôle, ou à la durée du spectacle, mais à définir la scène où il se joue. La terre, le monde "ici-bas", devient la vaste scène où s'agitent, où agissent les acteurs que sont les humains. Dieu est l'auteur de la pièce et il en est aussi le spectateur (Jean de Salisbury lui adjoint les Anges et les Sages qu'il recrute aussi bien dans l'antiquité païenne que dans l'Ancien Testament)16, et le critique en quelque sorte, puisqu'il doit juger les performances des acteurs: ont-ils bien ou mal joué le rôle qui leur a été confié ?
      L'analogie disparaît progressivement dans la métaphore. Elle est à la fois dévalorisante, si le monde est un théâtre c'est qu'il est régi par l'illusion, que la réalité est ailleurs ; la Jérusalem terrestre n'est qu'une pâle image de la Jérusalem céleste, on ne s'attache pas plus à des décors, nécessairement provisoires qu'à des défroques qu'il faut remettre en magasin à la fin du spectacle, et, en même temps, elle constitue une manière de code de conduite : Dieu a fixé les rôles, l'acteur ne peut en changer, c'est dire qu'elle en devient un principe de stabilité sociale. Au bout du compte, les acteurs sont égaux, mais au bout du compte seulement, une fois la pièce jouée, "lorsque la mort sera arrivée, et que le théâtre aura disparu" dit Jean Chrysostome, contemporain d'Augustin.
     C'est bien, par exemple, ainsi que le déploie l'auto sacramental du Grand théâtre du monde de Calderón, vraisemblablement représenté pour la Fête Dieu de 1635, à Madrid. Malgré ses récriminations, celui qui a été désigné pour être le laboureur doit jouer son rôle jusqu'au bout et, plus misérable qu'un acteur véritable, il n'a même pas la possibilité de le répéter avant la représentation.
     Le christianisme ajoute donc à la métaphore une connotation dévalorisant le vie dans sa totalité au bénéfice de la mort et de l'éternité.
     Mais l'inflexion chrétienne, si elle ne disparaît jamais tout à fait, n'arrête pas la métaphore dans ses incarnations successives. Elle a pu, sous de nombreuses plumes, qui ont commencé par être religieuses (cf. Boisteau, par exemple) servir à montrer, et souvent dénoncer, l'artificialité des comportements humains, en particulier dans les cercles du pouvoir, c'est le cas chez les moralistes français de la fin du XVIIe siècle, mais c'est encore le cas chez un écrivain comme Tolstoï qui fait de la société urbaine l'auteur et le juge des rôles qu'elle impose à ses membres, particulièrement mis en oeuvre dans Anna Karénine.
     L'aventure de la métaphore se poursuit, lestée de tout ce que les siècles y ont accumulé. Elle sert aux écrivains pour montrer le monde tel qu'il va et c'est encore ainsi que l'utilise Aragon dans "La guerre et ce qui s'en suivit" :
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenais mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien18
pour mesurer la vie humaine et ses aléas, pour tenter de percer le mystère des êtres. Elle informe encore des savoirs spécifiques et l'analyse transactionnelle du docteur Eric Berne (psychiatre américain, 1910-1970) avec ses concepts de scénario, jeu, rôle, y est tout entière immergée ; tout autant que la sociologie d'Erving Goffman dont le premier livre s'intitulait Mise en scène de la vie quotidienne. Le cinéma, autre art visuel, lui a apporté son renfort.
     Et elle continue à informer un certain nombre de discours contemporains relevant souvent de l'idéologie au sens négatif du terme que lui donnait Marx. Son plus récent avatar consistant à vouloir faire, à l'heure où les hommes sont devenus des "ressources humaines", de tout un chacun "l'acteur" de sa propre vie. Les mots sont traîtres ; alors que les promoteurs de cette image associent visiblement "acteur" et "action", il n'en reste pas moins que les connotations du terme le tirent vers la passivité. A moins que ce ne soit, de manière totalement nesciente, une invitation à l'illusion, "on dirait que", comme dans les jeux enfantins : tout échappe à l'individu dans un monde régi par des forces si lointaines qu'il n'en peut rien maîtriser, alors il ne lui reste qu'à faire semblant, dans son environnement immédiat, d'en être responsable. Ou plus perversement, déplacer la responsabilité sur le dit indivdu revient à lui interdire de s'en prendre à un autre que lui-même des difficultés qui le submergent.
     C'est dans cet héritage, complexe, que Mademoiselle de Maupin inscrivait, il y a presque deux siècles, ses chatoyantes variations.





11
. rediffusion d'un entretien radiophonique avec Borges dans Hors Champs, Laure Adler, France culture, 22 juillet 2010.




12
. Le Théâtre du monde où il est fait un ample discours des misères humaines. Fait en français, par P. Boaystuau [Boisteau, l'orthographe du XVIe est instable], surnommé Launay & nouvellement traduit en alleman, très utile pour apprendre tant alleman que français, 1558.

13. António Vieira, Historia do Futuro, Livro anteprimeiro, rédigé vers le milieu du XVIIe s., publication posthume, 1718.









14
. Fragment B 115, Présocratiques, Pléiade, p. 813.






15. Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre 80: "Cette dernière comparaison s'impose souvent à mon esprit*. Aucune ne caractérise plus énergiquement la comédie de la vie qui assigne à chacun de nous un rôle pour qu'il soit mal tenu. Ce personnage qui promène sa carrure sur le théâtre et dit en se rengorgeant : «Voyez- moi ! Je commande dans Argos; je porte le sceptre que m'a légué Pélops aux confins de cet isthme que pressent l'Hellespont et la mer Ionniene.», c'est un esclave qui reçoit par mois cinq boisseaux de froment et cinq deniers.
Ce despote déchaîné, gonflé par la confiance en sa force, qui s'écrie : « Tout beau Ménélas, ou tu périras de ma main », il touche une ration journalière et couche dans un vieux manteau rapiécé. On peut en dire autant de tous nos snobs en litière, qui planent sur les têtes et dominent la foule. Leur félicité à tous porte un masque: ils te feront pitié, si tu le leur arraches. » R. Laffont, coll. Bouquins, 1993, traduit du latin par Henri Noblot.
* la comparaison avec le théâtre déjà utilisée dans les lettres 76 et 77.

16. Jean de Salisbury, Policraticus, 1159, première traduction française, 1372 ; 2e en 1639 sous le titre Les Vanités de la cour, livre III, chapitres 8 et 9.

17. Le Grand théâtre du monde, Calderón de la Barca, GF Flammarion, 2003, traduit de l'espagnol par François Bonfils.






18
. Le Roman inachevé,  Gallimard, 1956


Un étrange roman 

Du tressage des genres
     Le roman, puisque roman il y a, développe une intrigue assez lâche, manière d'éducation sentimentale, impliquant trois personnages : un homme et deux femmes, "le chevalier d'Albert", Rosette, sa maîtresse, et Madelaine-Théodore, le personnage éponyme, mademoiselle de Maupin. A première vue, le récit semble être un roman épistolaire, 14 chapitres sur les 17 qui le composent sont, en effet, constitués de lettres. Il débute par les lettres du personnage masculin, d'Albert, à son ami Silvio. Le narrateur intervient alors et prend en charge le récit pour deux chapitres successifs (6 et 7), se succèdent ensuite dans une alternance irrégulière, des lettres envoyées par deux épistoliers, celles du personnage masculin entre lesquelles s'intercalent quatre lettres du personnage éponyme adressée à une jeune fille, Graciosa. Le narrateur reprenant la conduite du récit au chapitre 16, avant qu'une dernière lettre ne vienne conclure le tout. Ce mélange de genres, romanesque et épistolier, inclut aussi la forme dramatique dont narrateur et personnage usent à l'occasion.
     Toutefois, ce roman par lettres n'en est pas vraiment un. D'une part, parce que les marques traditionnelles de la lettre sont ignorées, ni datation, ni localisation, ni signature ; le destinataire est très rarement (et toujours brièvement) évoqué ; les formules d'adresse ou de conclusion manquent le plus souvent; d'autre part, parce que ces lettres ne reçoivent aucune réponse de leurs destinataires. L'aspect essentiel du roman par lettres, le croisement des informations et des regards, y est totalement absent.  Sans compter les distorsions temporelles. Si les lettres masculines inscrivent une progression chronologique, les trois premières lettres de Théodore-Madelaine (mademoiselle de Maupin) devraient se situer dans un temps antérieur à son séjour dans la campagne où elle est venue rejoindre son amie Rosette et d'Albert, puisqu'elle y conte ce qui lui est advenu depuis sa décision de quitter sa ville, déguisée en garçon, ce qui couvre un temps beaucoup plus long que celui des aventures du premier épistolier, or sa 4e lettre raccorde la suite de ses aventures, qui inclut force duels et un enlèvement, à son arrivée et à son séjour au château sur le point de s'achever. La quatrième lettre de Théodore-Madelaine est donc la seule qui permette au lecteur de croiser deux regards sur la même aventure, dans laquelle prend place la mise en scène de la pièce de Shakespeare, Comme il vous plaira. Les lettres de d'Albert relèvent toutes de l'introspection alors que celles de l'épistolière s'inscrivent davantage dans ce qu'elle nomme elle-même plaisamment "ma triomphante biographie" (p. 471).
     De fait, la lettre ici n'utilise qu'un des aspects du genre épistolaire, la fiction de l'intimité. Les huit lettres du personnage masculin, "le chevalier d'Albert" (chap. 2), et les quatre lettres du personnage féminin, Madelaine de Maupin (chap. 10), sont des monologues dont les destinataires apparaissent moins comme des  personnages que comme des doubles. Le premier s'adresse à un homme, Silvio, la seconde à une jeune fille, Graciosa. Séparés d'eux par la distance, nécessaire à la fiction de la lettre, ils le sont aussi pour être ce qu'ils auraient pu devenir et qu'ils ne deviendront pas, un homme et une femme occupant dans la société la place que leur sexe et leur classe leur a prévue. Silvio va se marier et Graciosa attend sagement à la maison que sa famille la marie. Ils ont aussi en commun d'avoir partagé l'enfance de leur correspondant, caractéristique essentielle compte-tenu de la perception de l'enfance qui s'élabore au même moment, temps de l'innocence, de la spontanéité, ces confidents se situent dans une relation antérieure au temps des masques et des jeux de rôles19, ils créditent par là la vérité des aveux qui leur sont confiés.
Ainsi  d'Albert s'engage-t-il, dès sa première lettre, à être véridique : "Aussi, je serai exactement vrai, — même dans les choses petites et honteuses [...]" (p. 247) comme Madelaine dira à la fin de sa première lettre à Graciosa : "d'après ce que je viens de te conter, ne va pas trop avoir mauvaise opinion de ma vertu",  formule qui entérine l'exactitude des expériences qu'elle a transmises, les dicibles et les moins avouables par rapport à la norme établie.

Les personnages
     Il faut noter tout d'abord la surprise du lecteur qui doit attendre le deuxième volume (chapitre X) pour découvrir directement le personnage éponyme qui ne lui est apparu que biaisé à partir du chapitre VI dans lequel le narrateur sème d'indices humoristiques sa lecture pour lui faire soupçonner que Théodore, le jeune cavalier qui émerveille les deux autres personnages, n'est probablement pas ce qu'il paraît être.
     Quels sont ces personnages ?
     D'Albert, le jeune homme, et celle qu'il baptise Rosette, afin de protéger l'identité d'une dame comme il faut (effet de réel que même le plus fantaisiste des romans ne néglige pas, mais qui tombe aussi avec fracas dans le récit de Théodore-Madelaine qui l'a connue trois ans auparavant et l'appelle aussi Rosette, mais puisqu'on joue...), en souvenir de la robe qu'elle portait le jour où il l'a connue mais encore "parce que c'est un joli nom et que [sa] petite chienne s'appelait comme ça." (dans ses lettres, en particulier les premières, le jeune homme a des réactions enfantines que le lecteur peut à bon droit juger infantiles) sont deux personnages aux caractères romanesques fortement marqués. La charmante Rosette semble tout droit venue d'un roman léger du XVIIIe siècle ou sortie d'une toile de Boucher20, par sa joliesse, ses rondeurs, sa vivacité, son sens de la répartie, son libertinage élégant, alors que d'Albert offre toutes les caractéristiques du jeune romantique, tant dans le goût de l'introspection qui le caractérise, que dans un moi hypertrophié lui faisant considérer le reste du monde comme un théâtre d'ombres à son entour, et qui se manifeste aussi dans les excès stylistiques qui lui sont propres, jusques et y compris l'abus des noms italiens de peintres connus par leur surnom (par ex.: Allegri au lieu du Corrège, chap. 2)21. Et les critiques n'ont pas manqué de le rapprocher du René de Chateaubriand ou de l'Adolphe de Benjamin Constant. Il est un peu le cousin du Stenio de George Sand (Lélia, 1833), en proie au mal du siècle que diagnostiquera Musset, l'année suivante, en 1836, dans Confessions d'un enfant du siècle,  aspirant à il ne sait quoi, mécontent toujours de ce que la réalité lui offre, même lorsqu'elle va au-delà de ses souhaits, ainsi du magnifique cheval donné par sa mère, ou de la conquête de Rosette.
     Le troisième, le personnage éponyme, est emprunté à la chronique scandaleuse de la fin du XVIIe siècle.  Mais de Madeleine Maupin22, née Madeleine d'Aubigny vers 1670,  qui a défrayé la chronique de son temps, avant de s'évanouir en 170723, célèbre à la fois par ses aventures amoureuses,  ses talents de duelliste, son goût du travestissement et sa voix de contralto, le roman ne conserve que le travestissement, les amours multiples et l'art de manier l'épée. Il est probable que le choix d'une orthographe inusitée du prénom24, vise à distinguer d'emblée réalité historique et imaginaire romanesque; peut-être aussi, si l'on tient compte des diatribes de d'Albert à l'encontre de la religion chrétienne, et de l'absence totale de sentiments religieux des personnages, bien que d'Albert fréquente les églises, mais semble-t-il bien davantage comme espace social où se croisent jeunes gens et jeunes filles que comme lieu de culte, peut-être bien donc s'agissait-il d'éloigner des connotations religieuses que l'orthographe traditionnelle implique en évoquant la figure de la "pécheresse  repentie" par excellence, la courtisane essuyant les pieds du Christ de sa longue chevelure25, car si la Madelaine imaginée par l'auteur  ne pouvait manquer d'être cataloguée pécheresse par les moralistes du Constitutionnel, elle n'a rien d'une repentie. Bien au contraire.
     Bien que Mademoiselle de Maupin ne soit ni un roman historique (question de temporalité, comme nous le verrons), ni un roman biographique, il joue à s'en rapprocher en s'inscrivant dans une sorte de préhistoire  du personnage (avant sa célébrité), en dévoilant comment une jeune fille de la fin du XVIIe siècle devient mademoiselle de Maupin (aventurière et cantatrice, d'Albert insistant particulièrement sur les qualités de la voix de celle qu'il croit un jeune homme, "il chante admirablement, et j'y prends un plaisir indicible", p. 379), puisque l'héroïne du roman a 23 ans et qu'à la fin du récit, à l'heure où devrait se dénouer l'intrigue, elle quitte le château, toujours habillée en homme, après la représentation théâtrale de Comme il vous plaira, et la nuit passée tour à tour avec chacun des deux autres personnages (c'est le narrateur qui raconte), confirmant ainsi ses dernières confidences à Graciosa.
     Et si Rosette paraît surgir d'un tableau du XVIIIe comme d'Albert d'un poème romantique, Madelaine-Théodore invente comme un avenir dans lequel les femmes pourraient s'emparer de l'éducation masculine et ainsi partager les mêmes besoins, les mêmes plaisirs, les mêmes interrogations, les mêmes aspirations.
     Ce décalage temporel entre les trois personnages n'est pas étranger au trouble dans lequel ils sont plongés. D'Albert est un jeune poète de 22 ans  (son ami C*** le présente ainsi et Rosette possède un recueil de ses vers), dont les yeux noirs, le teint pâle rappellent le Rodolphe de "Celle-ci et Celle-là", lequel était dit avoir "un physique complet de jeune premier byronien"26. Rosette (sa maîtresse, 25 ou 26 ans selon les estimations de d'Albert), Théodore-Madelaine (20 ans lorsqu'elle se travestit, donc 23 au moment de la rencontre avec d'Albert) dont ils sont tous deux amoureux sans savoir qu'il s'agit d'une jeune fille travestie en garçon. D'Albert est le plus prolixe (il envoie 8 lettres à son correspondant Silvio et une lettre avouant son amour à Théodore-Madelaine), Madelaine, quant à elle, n'en envoie que quatre à sa correspondante Graciosa, puis une lettre d'adieu à d'Albert. Rosette, elle, n'écrit pas, et n'en est pas moins complexe pour cela. Dans les lettres de d'Albert elle a la figure d'une charmante libertine, matérialiste, guère préoccupée de grands sentiments, mais fine, intelligente, sensuelle et même sensible, comme disaient les écrivains du XVIIIe siècle. Dans celles de Théodore-Madelaine c'est une âme d'élite, douce, modeste, mais passionnée, capable de tous les sacrifices ; ce caractère exceptionnel alliant beauté du corps et beauté de l'âme est confirmé par le narrateur ; ce dernier dilate pour elle le récit en faisant de sa visite à Théodore une scène, au sens strict du mot, puisqu'elle est rapportée sous la forme d'un dialogue,  permettant au lecteur de la voir agir et parler directement. A noter qu'une lettre de d'Albert rapportait aussi sous cette forme l'un de ses dialogues avec elle, permettant au lecteur de saisir au vif la finesse de la jeune personne. Par ailleurs, son refus de prendre le rôle de Rosalinde, dans la pièce que veulent jouer ses amis, prouve son adhésion à sa féminité. Rosette, à l'encontre des deux autres personnages, est en accord avec elle-même et le déguisement n'est pas son fait ; le choix qu'elle fait du rôle de Phébé, alors qu'elle aurait pu choisir de jouer Célia, rôle féminin plus important dans la pièce, est une autre preuve de sa finesse et de la perception exacte qu'elle a de ses rapports avec Théodore-Madelaine, dont elle ignore encore cependant le travestissement, puisqu'elle reconnaît dans l'amour impossible de Phébé (elle aime Ganymède sans savoir qu'il s'agit de Rosalinde), le sien propre. Elle aime Théodore qui lui a dit, sans expliquer pourquoi, que cet amour ne pouvait être.
     Si bien que le roman en est tout décentré : le personnage principal est-il le personnage éponyme ? Elle est, de fait, comme Rosalinde, dans la pièce de Shakespeare à laquelle se réfère le roman, le moteur des actions des autres, et le personnage le plus actif de tous. Ses lettres rapportent, en effet, davantage des actes que des réflexions : travestissement pour découvrir la vérité sur les hommes et en trouver un qui lui convienne, voyages, séduction de Rosette, duel avec le frère, enlèvement de Ninon-Isnabel, décision de prendre d'Albert comme premier amant ("C'est donc d'Albert qui résoudra mes doutes et me donnera ma première leçon d'amour", p. 509) et de dire la vérité à Rosette.
     Mais par ailleurs, le personnage qui occupe le plus grand espace scriptural est d'Albert. En effet, plus de la moitié du roman est composé de ses lettres (9 chapitres sur seize) dont une fort longue, la huitième lettre à Silvio, chapitre XII, qui fait le double de tous les autres chapitres, de sorte qu'il est le personnage dont l'intériorité complexe et souvent paradoxale est la mieux connue du lecteur. Qu'il est, par ailleurs, le personnage par lequel commence le roman et sur lequel il se termine puisque la dernière lettre lui est adressée. Dernière lettre qui, si l'on pense à La Peau de chagrin (Balzac, 1831) et à son épilogue transformant l'histoire racontée en apologue dont les personnages figuraient, incarnaient, des idées et des désirs, pourrait jouer le même rôle ; d'ailleurs, dans  "Celle-ci et celle-là ou la jeune-France passionnée", Gautier en avait déjà repris l'idée, faisant des deux personnages féminins entre lesquels hésite le héros, Rodolphe, des allégories de la poésie classique et de la poésie romantique. Dans cette perspective, Théodore-Madelaine n'aurait alors été que l'allégorie des aspirations à l'idéal amoureux des deux protagonistes, la possession de la beauté pour d'Albert, la communion des âmes  pour Rosette.
     Et il y a Rosette dont la féminité, tout en nuances, est la plus directement dévoilée. Rosette est peut-être le centre décentré de cette histoire "fantastique" comme le disait Hugo dans son article du Vert-Vert. Rosette dont la finesse et la subtilité lisent en d'Albert tout ce qu'il est persuadé lui cacher fort bien, Rosette qui, suivant les insinuations, voire les suggestions, finales du narrateur, fait l'amour avec l'être qu'elle aime, même en découvrant son véritable sexe ; Rosette, pour laquelle, la souffrance d'autrui est plus importante que ses propres sentiments, n'est pas loin, elle aussi, d'une manière d'idéale féminité, et sans doute le personnage le plus émouvant du récit. Peut-être d'ailleurs a-t-elle emprunté son nom à la gentille Rosette d'On ne badine pas avec l'amour que broient les deux orgueils affrontés de Perdican et de Camille.
Mais il s'agit d'une comédie et Rosette, pas davantage que les autres personnages, n'a d'avenir une fois la pièce terminée.
Ainsi que l'on aborde le roman dans sa construction ou dans ses personnages, ce qui ressort le plus nettement c'est le tremblé de l'ensemble, le flou d'une image, des personnages dont les caractéristiques appartiennent à des mondes artistiques décalés, une forme qui associe des genres qui devraient s'exclure, quelle pièce se joue donc là et sur quel théâtre ?





































19
. Cf. Musset, On ne badine pas avec l'amour, Revue des deux Mondes, 1834. Les paysans accueillent le retour de Perdican par ces mots: "Puissions-nous retrouver l'enfant dans le coeur de l'homme.", I, 1 ; retrouvailles qui se développent en I, 5.









20
. En 1834, au cours de la rédaction du roman donc, dans une note à Renduel pour lui demander de l'argent, Gautier s'en justifie ainsi "Je viens de découvrir chez un marchand de bric-à-brac un délicieux tableau de Boucher de la plus belle conservation..." , Lovenjoul, op. cit. 1887, tome 1, p.72.

21. Gautier s'en amusait dans Les Jeunes-France, Cf. "Daniel Jovard" où cela faisait partie du style "artiste " qu'adoptait, entre autres, le romantique néophyte.

22. En 1831, dans L'Artiste, le critique musical Castil-Blaze, avait publié une nouvelle romancée à son sujet, "Une représentation de Tancrède" ; c'est, en effet, pour elle qu'André Campra avait composé cette tragédie lyrique. La même année, le même Castil-Blaze publiait, toujours dans L'Artiste, une pseudo "lettre de Madeleine Maupin adressée à Monsieur le chevalier de Seranne, maître en fait d'armes, à Marseille." Cf. introduction de Robichez à l'édition de l'Imprimerie Nationale, Paris, 1979.

23. il n'est plus rien su d'elle à partir de cette date, religieuse ? Morte ? Les hypothèses varient au gré des biographes.

24. qui est bien celle de Gautier comme le prouve la réédition bruxelloise du roman en 1837 qui suit exactement l'édition Renduel, même si certains éditeurs actuels et Robichez lui-même, en 1979, choisissent la graphie habituelle.

25. personnage qu'évoque, par ailleurs, d'Albert au chap. 2 'Si j'avais regardé à mes pieds, peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums et sa chevelure éplorée." (p. 262)

26. Les jeunes France, op. cit., p. 83.



Questions de temps

      Si les trois personnages sont à la fois si présents qu'ils peuvent passer tour à tour pour le personnage principal et si peu incarnés qu'ils peuvent faire figure d'abstractions destinées à illustrer des idées, le cadre spatio-temporel du récit est lui-même aussi peu déterminé. Si la préface du roman faisait l'éloge des contes de fées pour le merveilleux et l'invention, comme d'Albert loue les comédies de Shakespeare pour leur fantaisie, entre autre parce que "Les personnages ne sont d'aucun temps ni d'aucun pays." (p. 406), Mademoiselle de Maupin ressemble aux uns et à l'autre. L'époque et la durée de l'aventure sont plus qu'évanescents. Nous avons signalé que le lecteur ne sait exactement quand situer une aventure qui se déroule sur quelques mois. Des indices contradictoires déréalisent, si l'on peut dire, le cadre temporel. D'Albert rêve de rencontrer son idéal dans un cadre et un costume qui renvoient le lecteur au début du XVIIe siècle ; il est vrai que c'est une fantaisie assez proche du poème de Nerval27, mais  Graciosa, selon Madelaine, fait les mêmes rêves au masculin "un jeune homme hardi et fier avec des moustaches et des cheveux noirs, de grands éperons, de grands plumes, une grande épée" (p. 383), c'est bien davantage rêver d'un mousquetaire que d'un dandy byronien ; les duels de Théodore, le fait qu'il est accompagné d'un page (p. 332), d'Albert constatant qu'il ne parvient pas à "se résoudre à danser le menuet"  (p. 322), la vieille tante de Rosette avec sa cornette à dentelle, laquelle fait penser au tableau de Louis-Léopold Bailly,  Et l'ogre l'a mangé (1824), présentant une grand-mère lisant des contes à des enfants, évoque donc le personnage conventionnel de l'aïeule, picturale sinon réelle, sans caractéristique temporelle. Tous ces détails pourraient aussi bien appartenir au XVIIe qu'au XVIIIe siècle, et renvoient plutôt à l'univers des contes qu'à un cadre historique précis. D'un autre côté, la passion de d'Albert pour Shakespeare peut difficilement s'inscrire dans ce même temps. Shakespeare commence à être connu, en France, vers le milieu du XVIIIe siècle, en partie grâce à Voltaire et aux Lettres philosophiques et ne sera, de fait, apprécié qu'à la fin des années 1820, quant au parapluie dont il est question au chapitre IV, il ne peut être antérieur à son invention qui date de 1730.
     Quant à la durée de l'histoire elle est aussi peu rigoureuse. Les cinq premières lettres de d'Albert s'échelonnent sur un laps de temps de six mois. La quatrième, en effet, signale pour s'en étonner qu'il est l'amant de Rosette depuis "tantôt cinq mois — oui, cinq mois, tout autant, cinq éternités [...]" (p. 299), la progression y est chronologique, depuis les premiers désirs d'Albert, "avoir" une maîtresse jusqu'à cette satiété finale, et l'excitante arrivée de Théodore. Entre les deux premières interventions du narrateur relatant lui aussi l'arrivée de Théodore, et la dernière, racontant les suites de la représentation de Comme il vous plaira, deux mois se passent de la fin d'une villégiature à la campagne. L'automne arrive avec ses brumes et ses feuilles mortes, il va falloir regagner la ville et les contraintes sociales.
     Mais les lettres de Théodore-Madeleine sont une analespse qui fait remonter de trois ans en arrière environ (Rosette a 23 ans lorsque Théodore fait sa connaissance et elle en a 25-26 aux dires de d'Albert lorsqu'il la rencontre). C'est la durée nécessaire pour transformer Madelaine en Théodore crédible, pour laisser place à ses diverses aventures lesquelles sont assez nombreuses :  fréquenter les hommes, découvrir progressivement leur mode de vie hors du regard féminin, se battre en duel dès que possible, enlever une enfant, aussi bien que Rosette en jeune femme aux apparences libertines, délivrée de la vieille tante et du frère qui la chaperonnaient lorsque Théodore lui avait été présenté.
     Où se déroule donc cette histoire ? Dans l'univers conventionnel et vague des contes. Châteaux, parcs, villes limitées à des auberges (une), des salons (un), une promenade où d'Albert, encore sans maîtresse, va évaluer la population féminine du lieu. Pas de nom propre, peu de descriptions, celle de l'auberge et du château de la vieille tante par Madelaine, et chacune de ces descrptions s'apparente à celle d'une peinture, celle du château de Rosette à la campagne où va se dérouler la villégiature par d'Albert qui compare la disposition du parc à un décor "on dirait des plans de devant d'un paysage composé ou des coulisses d'une décoration de théâtre." (p. 311). Et de fait, c'est le décor de la pièce que joueront les trois personnages, avant de jouer leurs propres rôles dans ceux imaginés par Shakespeare.
     Dans le flou d'une temporalité mêlant diverses époques, la durée, pour être à peu près définissable, est, toutefois, beaucoup plus subjective qu'objective, c'est celle d'une double quête qui semble d'abord être une quête de l'autre, d'Albert rêve d'une maîtresse qui comblerait ses aspirations à un idéal de beauté, Madelaine cherche l'homme qui se distinguerait des autres en étant ce qu'il paraît être, avant de se révéler une quête de soi. Le double mouvement prend la forme d'une introspection chez le jeune homme, fouiller  son esprit jusqu'à en mettre à jour tous les rouages (et toutes les roueries) et d'un déplacement dans l'espace, au fil des rencontres, pour la jeune fille. Que cette quête accorde une place essentielle au sexe  qui définit la personne telle que les autres la perçoive, homme ou femme, et partant, encore plus en 1835, la place et le rôle de chacun dans la société, n'est surprenant qu'à première vue. L'amour, objet de toutes les quêtes, ne s'y sépare pas du désir, lequel est un mystère, sans doute plus grand encore que celui des sentiments.
     D'Albert et Rosette, au moins au début du roman, s'inscrivent dans les conventions  sociales partagées par le lecteur : un homme, jeune, aspirant à posséder une maîtresse ; une femme, jolie veuve28, peu éplorée, séduisante et séductrice comme il se doit. L'arrivée du personnage de Théodore-Madelaine brouille ces évidences. Le roman, en l'empruntant à l'histoire, autrement dit à l'univers des faits documentés, avoue peut-être là sa propre quête. L'Histoire, avec ses personnages, ses témoignages écrits, n'est-elle pas là pour rappeler que le présent juge "naturel", autant dire non questionnable, ce qui ne l'a pas nécessairement toujours été et partant risque de ne pas l'être toujours ?
     Par ailleurs, Gautier n'est pas le seul à s'aventurer sur ce terrain trouble de la sexualité. Entendons, non pas "trouble" au sens de louche, suspect, mais au sens de "brouillé", difficile à cerner et à saisir clairement. Latouche en 1829 s'y était aventuré le premier avec Fragoletta (histoire d'un androgyne), Balzac l'avait suivi avec Sarrasine, histoire de la passion du personnage éponyme, le sculpteur, pour Zambinella, le castrat (1831), mais d'une certaine manière Lélia de Sand (1833) posait aussi la question du féminin et du masculin, de l'esprit et du corps qui, chez les femmes, en raison du poids social, se trouvaient perpétuellement en contradiction, et la même année que Mademoiselle de Maupin, sur le même sujet de l'amour double, Balzac publiait le terrible récit de La Fille aux yeux d'or.
Le roman de Gautier est infiniment plus léger, voire primesautier. Comme une comédie, il se dénoue heureusement, d'une certaine manière, puisque les trois personnages passent à l'acte, vivent en accord avec leur désir, au moins le temps d'une nuit.











27
. "Fantaisie" in Odelettes, 1834.










































28
. Gautier le provocateur sait aussi où ne pas aller trop loin ; il y a une certaine convention à choisir pour héroïne une jeune veuve, les dragons de moralité devraient s'en trouver moins choqués que s'il se fût agi de débaucher une jeune fille ou de séduire une femme mariée.


Le théâtre du monde — le  visible


Mademoiselle de Maupin, comme le titre le connote déjà, a partie liée avec le théâtre sur de nombreux plans. D'abord parce que "mademoiselle" est le terme désignant une actrice (en particulier celles de la Comédie française), d'autre part parce que le nom propre est familier au lecteur de 1835. Sans compter les deux récits de Castil-Blaze en 1831, une biographie de  "Mademoiselle d'Aubigny-Maupin", signée Rochefort, vient d'être publiée, en septembre 1835, dans Le Monde dramatique, périodique, comme son nom l'indique, consacré à l'actualité théâtrale.
     Ensuite parce que l'onomastique du roman renvoie à l'univers scénique. Si le nom du chevalier d'Albert n'évoque guère le théâtre, celui du destinataire de ses lettres, Silvio, en rapproche en raison de sa résonnance avec les Silvia, chères à Marivaux, mais aussi parce qu'il évoque la Commedia dell'arte, et se retrouve chez  les dramaturges italiens, comme dans Arlequin serviteur de deux maîtres de Goldoni. De même le destinataire des lettres de Théodore-Madelaine, Graciosa, rappelle certes le français Gracieuse, qui correspond aux traits que lui prête l'épistolière, mais n'est pas sans se rapprocher de Gracioso, personnage de la comédie espagnole du Siècle d'Or, assez similaire au bouffon (clown) shakespearien, assumant que le monde est une illusion mais que l'on peut s'en satisfaire, ce qui est, semble-t-il, la position même de Graciosa qui a fortement déconseillé à Théodore-Madelaine de chercher ce que ce  même Siècle d'Or espagnol appelait desengaňo (le dévoilement, la substitution de la réalité à l'illusion). Quant à Rosette, nous avons déjà signalé sa parenté, pour la générosité et le don total de son amour, avec la Rosette de Musset.
     Par ailleurs, dans ce composé de genres avec lequel se construit le roman, le dialogue dramatique (noms des personnages, répliques, didascalies) apparaît à deux reprises ; la première dans une lettre de d'Albert rapportant un de ses dialogues avec Rosette ; la deuxième dans le récit du narrateur racontant une entrevue nocturne entre Théodore-Madelaine et Rosette sur le même principe.
     Enfin parce que la pièce de Shakespeare, Comme il vous plaira, y donne le fin mot de l'histoire, au double sens du terme car elle fournit les éléments du dénouement du récit, mais encore parce que son titre "nom élastique et qui répond à tout" dit d'Albert (p. 408) peut servir de morale, au sens de leçon, à ce que le lecteur vient de lire.

Comédie sociale et mise en scène du moi

     Plus profondément et avec constance, le roman installe ses personnages dans un jeu de rôles, dont ils ont eux-mêmes conscience puisqu'ils le disent de diverses manières. D'une part, en exposant sous l'angle de la "comédie sociale" leurs rapports avec les autres, et d'autre part parce que les lettres de d'Albert, comme celles de Madelaine, ne sont pas aussi sincères qu'elles le prétendent. Elles sont aussi un espace de mise en scène, la mise en scène d'un moi que les personnages cherchent davantage à saisir qu'ils n'adhèrent à lui.
     Ainsi d'Albert, aussitôt après avoir assuré de son entière sincérité son correspondant, pose le fossé existant entre l'être et le paraître, dans un long développement opposant sa vérité,  les affres et la presque folie dans lesquels s'agite son esprit, et le regard d'autrui, sa réputation, celle d'un "jeune homme tranquille et froid." (p. 250). Et le lecteur le prend en flagrant délit de mise en scène. En effet, si les courses folles et sans but dans la ville, décoiffé et à moitié vêtu, qu'il vient de raconter correspondaient à une action véritable, sa réputation ne pourrait être celle-là. Il y a donc un deuxième degré où l'être est lui-même tributaire d'une opposition entre apparence et réalité. Pour percevoir sa vérité, d'Albert la met en scène, la dramatise au sens propre, puisqu'il transforme ses sentiments en actions. L'aspiration à il ne sait quoi, le sentiment d'un manque vital, deviennent courses désordonnées dans la ville qui se met à figurer assez bien une prison dont on ne peut sortir, comme si la ville était une visualisation plus parlante que la clôture du corps. Ce que confirment dans la troisième lettre, ses déplorations sur son incapacité à accéder à autrui :  "je suis prisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible." (p. 290), et ce moi n'est lui même qu'un rôle, ennuyeux à force d'être répété : "traîner, aux milieux des situations les plus étranges du drame de notre vie, un personnage obligé et dont vous savez le rôle par coeur." (p. 290) Tout ce passage dans lequel d'Albert se lamente sur les limites infranchissables du moi, enviant l'expérience de Tirésias qui a pu être homme et femme, se déploie à la deuxième personne "vous", marque du dédoublement je/l'autre, le je spectateur d'un "je"  acteur auquel le premier est lié sans jamais se reconnaître en lui. Ce dédoublement de l'âme s'enracinant dans le dédoublement traditionnel, qu'il développe par ailleurs longuement, faisant du corps et de l'âme (que le déguisement de l'ours rend visible) deux entités séparées, que seul l'amour permettrait de fusionner comme dans le mythe de l'hermaphrodite évoqué aussitôt après.
     L'attention que prête d'Albert à ses désirs contradictoires, à son insatisfaction perpétuelle, quelles que soient les satisfactions qu'en apparence la réalité lui concède, le beau cheval ou la délicieuse maîtresse, le rend particulièrement apte à saisir la part de jeu que contient toute relation humaine, particulièrement entre hommes et femmes.
Mais Madelaine n'est pas en reste. Son déguisement la transforme. La jeune fille peureuse que les ombres nocturnes au fond d'un jardin effarouchaient, devient un cavalier capable de traverser des forêts, la nuit, apprend à tenir le vin pour fréquenter les tavernes avec ses compagnons masculins, découvre le corps et ses élans. Si d'Albert découvre le jeu des autres à partir du sien, c'est en ayant découvert le jeu des autres que Madelaine va découvrir le sien propre et avancer vers sa vérité.
     Ce qu'ils affirment d'emblée, c'est que le monde est un théâtre et que chacun y joue un rôle.
     Dès la deuxième lettre de d'Albert, le lecteur comprend qu'il ne voit le monde et les autres que sur le mode du théâtre et du jeu de rôles.
En effet, décidé à se rendre à la promenade pour tenter d'y découvrir la femme qui le séduira, d'Albert passe "deux grandes heures au moins à [sa] toilette" (p. 259) ; non seulement, il se prépare comme un comédien avant d'entrer en scène, soignant son apparence, mais son attitude aussi est étudiée en vue d'une représentation : "je suis sorti résolument de la maison, le front haut, le menton relevé, le regard direct, une main sur la hanche, faisant sonner les talons de mes bottes comme un anspessade, coudoyant les bourgeois et ayant l'air parfaitement vainqueur et triomphal." (p. 260) L'ironie dont est teintée cette mise en scène de soi-même ne voile pas ce qui en fait le fond, le masque et l'apprêt qui président aux relations humaines dans la vision du monde de d'Albert. Cette mise en scène de soi-même va à l'encontre de ce que les longs monologues que sont ses lettres permet de comprendre, son absence d'assurance, la confusion de sentiments et de pensées dans laquelle son esprit se débat. Il a beau, en effet, s'efforcer de mettre de l'ordre et de la rigueur dans ses désirs et ses aspirations, ils sont le plus souvent contradictoires, glissent de paradoxes en paradoxes, manifestant souvent une grande violence, des impulsions destructrices tant à l'égard des autres que de lui-même, marque d'une impuissance à maîtriser à la fois ses sentiments et sa vie.
     Se percevant comme un acteur, d'Albert perçoit les autres, autour de lui, comme participant eux aussi de la même comédie (au sens de pièce de théâtre). Par ex. son ami de C*** qui, dans un salon, prend "cette voix grèle et moqueuse si différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans le monde quand il veut faire le charmant..." (p. 268) ou lui-même encore, faisant sa cour à une jeune femme aux allures éthérées, "beau cygne mélancolique" en dit de C***, et constatant à la fin le degré d'hypocrisie29 dans lequel il a passé toute la soirée : "je pensais qu'il fût plus difficile que cela d'être hypocrite et de dire des choses que l'on ne croyait pas." (p. 276). La jeune femme avec laquelle il converse joue les prudes et il lui donne la réplique sur le même ton, chacun trompe l'autre, mais c'est bien d'un jeu qu'il s'agit puisque, chacun, dans le fond sait très bien à quoi s'en tenir, sous couvert d'idéal, ils ne parlent que de désir.
Cette perception de soi et des autres comme participant d'une mise en scène est aussi le fait d'autrui puisque ses détracteurs disent de lui que sa manière de se vêtir sent le "théâtre" et qu'il ressemble "plus à un comédien qu'à un homme." (p. 280)
     Cette théâtralisation qu'il reconnaît dans ses comportements, comme dans ceux des autres, est marquée du signe de l'hypocrisie, au sens de dissimulation. Le jeu de la séduction a un objectif toujours identique, dans le discours de C***, son ami, comme dans le sien, emmener le femme choisie dans un lit, les uns et les autres le savent, mais jouent "la comédie" de la vertu, et les mots "galimatias", "bouffonnes" aussi bien que la remarque "façons papelardes et chattemites" renvoient implictement à Tartuffe. Cette comédie sociale est ainsi connotée négativement. Chacun s'efforce de "paraître" conforme aux impératifs moraux de la société, ce qui explique les limites de ce qui pourrait, à première vue, relever de la lucidité, du desengaño cher aux Vanités du XVIIe siècle. Apte à retirer le masque de la vertu, le personnage est incapable de percevoir celui du libertinage et crédite la "dame en rose" de ce qu'elle paraît être ; parce que ce masque-là est contraire, en particulier chez une femme, aux attentes sociales, il se pare aux yeux de d'Albert (des autres aussi sans doute) des couleurs de l'authenticité.
Mais l'hypocrisie, au sens de feinte, peut aussi trouver place dans l'intimité. Ainsi, quand d'Albert commence à s'ennuyer avec Rosette, il n'en joue pas moins le rôle de l'amoureux, pour des raisons plus ou moins honnêtes, il ne veut pas la blesser, c'est vrai, mais il ne veut pas perdre non plus la volupté dont elle est l'instrument. Hypocrisie qu'il note dans la lettre IV en se réjouissant de la visite d'un fâcheux qui lui "évitait, pour ce jour-là, une scène de tendresse assez fatigante à jouer." (p. 300)
     Ainsi le théâtre est-il une métaphore dépréciative, sur le plan des rapports humains, puisqu'elle rend compte de la tromperie fondamentale qui y préside, chacun s'efforce de montrer à autrui autre chose que ce qu'il est et quels que soient les mobiles de ce "déguisement" de soi, il est toujours un mensonge, quelque chose de faux et comme tel stigmatisé.
     A noter que, dans le chapitre IX, lettre dans laquelle d'Albert s'efforce de clarifier le sentiment "monstrueux" qu'il a avoué à la fin du chapitre VIII (6e lettre à Silvio) et dont il fait l'incipit de la 7e : "Cela est ainsi. — J'aime un homme, Silvio. —", le personnage explore de nouveau sa dualité, ce qu'il est, ce que les autres perçoivent "On m'a accusé souvent d'être fourbe et dissimulé" (p. 374). Il  est loin de nier la véracité du soupçon, mais le justifie par sa différence, cette bizarrerie que dès ses premières lettres il exposait, un esprit en quête "d'autre chose", si peu adapté au monde dans lequel il a grandi et où il vit qu'il ne peut décrire cette différence qu'en termes toujours négatifs : le ver dans le fruit, la cendre sous la peau, le vide : "Qu'importe au bout du compte, ce que je pense ou ce que je ne pense pas ; que je sois triste lorsque je semble gai, joyeux quand j'ai l'air mélancolique ? On ne trouve pas à redire à ce que je n'aille pas nu : ne puis-je habiller ma figure comme mon corps ? Pourquoi un masque serait-il plus répréhensible qu'une culotte, et un mensonge qu'un corset ?" (p. 374) Retenons pour plus tard cette association du "masque", de la "culotte" (marquage masculin) et du "corset" (marquage féminin) et notons ici l'inscription de la vacuité de la vie qui renoue avec l'interprétation chrétienne du théâtre, monde de l'illusion, de la vanité, que son peu de durée dévalorise en regard de l'éternité.
      Quant à Théodore-Madelaine dont le travestissement exhibe cette perception du monde comme théâtre, elle l'a reconnue dès qu'elle est sortie du couvent.
     Dès sa première lettre à Graciosa (chapitre X), après avoir avoué que son projet s'est révélé désastreux, puisqu'il a confirmé ce qu'elle ne faisait que soupçonner, la duplicité masculine, Madelaine le justifie par sa volonté de savoir, née de l'observation d'une discordance ; elle a constaté que le comportement des hommes était différent avant leur entrée dans sa maison et après. Et le mot "masque" le traduit, ainsi que la répétition du terme "convention" pour caractériser à la fois le visage, les paroles et les sentiments exprimés. Redoublant cette duplicité, l'attitude des hommes changeait selon qu'ils s'adressaient à des jeunes filles (comme elle) ou à des femmes mariées. Un peu plus loin, elle les compare à des acteurs arrivés au bout de leur rôle, "un soupir d'essoufflement, pareil au soupir d'un acteur qui est arrivé au bout d'un long couplet" (p. 384) lorsqu'enfin, ils s'éloignaient.      
Comme il y a un point aveugle, un angle mort, dans la compréhension des jeux de rôles qu'a d'Albert, il y a en a un aussi, pour Madelaine, qui ne reconnaît pas dans l'attitude des jeunes filles que l'on contraint à se tenir droites, à se taire, à exhiber leur beauté, la part de rôle qu'elle devrait pourtant voir mieux qu'une autre puisqu'elle n'y adhère pas. Or elle ne la voit pas, du moins au début, puisqu'elle insiste sur la transparence, pour tous, du monde féminin, connu bout pour bout, alors que celui des hommes est opaque pour les femmes.
     Les trois personnages, dans leurs comportements mais aussi leurs confidences, font apparaître différents degrés et motivations du masque "social": répondre aux attentes de la société dont l'idéologie définit ce qui est accepté et ce qui est refusé, ne pas blesser autrui en lui montrant une vérité qu'il ne peut ni ne veut entendre, se protéger en même temps que tenter de percer la vérité de l'autre. Le théâtre du monde, c'est dans cette optique, une sorte de champ de bataille, où celui qui sait domine celui qui ne sait pas, où celui qui a pris conscience des rôles peut s'en servir à son profit.
     Dans le monde où vivent les personnages, la masculinité se définit en termes "soldatesques". La virilité exige l'assurance, "air vainqueur et triomphal", et Madelaine en fait l'expérience qui doit à ses talents de duelliste de rendre convaincant son déguisement malgré ses apparences trop féminines (visage, mains, pieds), comme elle exige une certaine soumission apparente aux attentes féminines d'où la voix particulière que prend de C*** pour s'adresser à un public féminin, différente de sa voix naturelle, entendons de celle qu'il a lorsqu'il s'adresse aux hommes, hors des salons, où l'hypocrisie de d'Albert que nous venons d'évoquer. Cette voix masculine dont Théodore-Madelaine soupçonnait l'existence grâce à certaines indiscrétions du temps de sa vie de jeune fille, et dont elle fait l'expérience dans la salle de l'auberge, en compagnie des jeunes gens qui l'invitent à partager leur souper.
     Mais Rosette n'est pas en cela différente des deux autres personnages. Elle aussi a reconnu que le monde est un théâtre. Déboutée de son amour,  elle a choisi la comédie sociale, comme elle l'avoue à Théodore (chapitre VI). Dans ce dialogue avec Théodore, en sus de la forme choisie par le narrateur pour le rapporter, (la saynète, comme signalé plus haut), cette référence au théâtre apparaît de deux manières distinctes, d'une part dans les allusions à divers personnages de théâtre pour cerner la personnalité de son amant, puis dans les métaphores dont elle se sert.  Elle décrit la personnalité de d'Albert en puisant dans le répertoire théâtral. Shakespeare d'abord, auquel elle emprunte la formule de Rosalinde  (dans Comme il vous plaira, IV, 2) mesurant son amour à l'insondable baie de Portugal pour exprimer le caractère incompréhensible du jeune homme, "La pensée d'un amant est un gouffre plus profond que la baie de Portugal" (p. 339), puis décrivant sa jeunesse et son aspiration amoureuse, ses mots font écho à ceux de Chérubin dans Le Mariage de Figaro (I, 7) autant qu'à ceux de Perdican dans On ne badine pas avec l'amour de Musset.
     Quant à elle qui  fit "semblant de ne pas l'avoir compris", elle s'est efforcée de lui "donner le bonheur de croire" être aimé , "pour lui faire illusion" et pense avoir "joué [son] rôle en comédienne consommée.", suit l'utilisation d'un lexique qui file la métaphore. (p. 339-340)
Les raisons de la comédie (au sens de jeu théâtral) de Rosette ont les motivations les plus généreuses, éviter la souffrance d'autrui. Elle "joue" l'amoureuse parfaite, parce que d'Albert attend d'elle ce comportement, et malgré la distinction qu'il fait dans ses lettres entre l'intelligence, l'esprit, le charme de la jeune femme qui en font une amie délicieuse et un charmant compagnon, et sa maîtresse dont il commence à s'ennuyer, elle est persuadée, avec raison, que son orgueil (ou sa vanité) ne se satisfaira pas de cette amitié amoureuse, qui le dévaloriserait en tant que mâle. Le plaisir que lui donne le corps de Rosette n'exige pas qu'il en soit amoureux mais perdrait en qualité s'il venait à découvrir qu'elle n'est pas l'amoureuse éperdue (jusqu'à se compromettre) qu'il imagine.
Mais il y a aussi dans cette comédie, le désir de se préserver, de tenir à distance les hommes et leurs simagrées (et de ce côté-là, elle est bien proche de Madelaine) en jouant le rôle de ce que C*** précise à d'Albert "c'est l'algèbre incarné que cette petite femme-là [...] son instinct est de désenchanter les poètes." (p. 272)
Quant à Théodore-Madelaine, son travestissement est certes lié à sa volonté de savoir. Avant de choisir un amant, elle veut connaître la réalité masculine, de l'intérieur, si l'on peut dire, et équilibrer la situation du couple. Les femmes, enfermées et soigneusement tenues dans l'ignorance de tout, sont à la merci du premier soudard qui joue bien la comédie des salons pour, une fois atteint son but ("coucher" avec ou sans sanction de la société), retrouver ses comportements anciens, la femme dans son enfermement et, lui, dans ses explorations du monde. Il y a dans la perception implicite du monde, telle que la ressent Théodore-Madelaine, la certitude que la liberté masculine est nécessairement licence. Les hommes suivent leur désir, autrement dit obéissent à leur corps, alors que cette même écoute du corps est déniée aux femmes, comme elle en fait l'expérience dans la chambre d'auberge où elle partage un lit avec un cavalier aviné : la présence du corps masculin éveille curiosité et désir. La libido parle aussi fort aux hommes qu'aux femmes, même si la société s'efforce par tous les moyens de faire taire celle des femmes.
Mais Madelaine-Théodore découvre autre chose grâce à son travestissement, qui échappe aux deux autres. Les rôles qu'il joue ne laisse pas l'acteur intact. Vêtue en homme, agissant et parlant comme un homme, Madelaine commence à se sentir plus Théodore que Madelaine. Jouant à courtiser Rosette, elle en tombe amoureuse et découvre la beauté de son âme. Se conduisant et parlant comme un homme, elle découvre une certaine vérité des femmes qu'elle ne soupçonnait pas, comme elle se découvre des aspirations artistiques, une approche progressive du Beau que lui avait refusé son absence d'éducation : peindre des aquarelles n'est pas approcher de la peinture, comme tapoter sur un piano ne fait pas rencontrer la musique.














































































29
. Rappelons que l'étymologie grecque du terme, hupokrisis, vient de l'univers thééâtral, d'abord réplique de l'acteur, puis "jeu" de ce dernier, enfin feinte, faux semblant.
Tous ces sens se rejoignent ici.












Le théâtre — du visible à l'invisible

     La vie humaine est un perpétuel jeu de rôles. Rosette joue la comédie à d'Albert qui la lui joue en retour, comme Madelaine-Théodore joue son rôle masculin vis-à-vis de tous, les hommes, la tante et le frère de Rosette, Rosette elle-même, la petite Ninon-Isnabel et, naturellement d'Albert. La pièce de Shakespeare va venir éclairer cet imbroglio, puisque l'arrivée de Théodore déguisé en Rosalinde va assurer d'Albert-Orlando qu'il n'a pas versé dans les amours monstrueuses, que Théodore est une femme travestie, et Phébé-Rosette saura pourquoi elle ne peut pas épouser Rosalinde-Théodore, mais plus heureuse que le personnage de théâtre, elle pourra en être aimée et l'aimer.
     Autrement dit, cette mise en abyme, hommage à Shakespeare, est cruciale pour le dénouement de l'histoire, mais elle l'est peut-être bien davantage pour être le reflet théâtral du monde dans lequel elle prend place. Si sur la scène tout est décor, costumes, travestissements, la réalité reflétée est-elle autre chose ? La campagne de Rosette est une autre version de la forêt d'Ardenne, elle isole et conduit les personnages à trouver une part de leur vérité.
     Dans la chambre de d'Albert, la nuit choisie par elle, si ce n'est pas Théodore qui entre, ce n'est pas non plus Madelaine, c'est Rosalinde avec son costume de scène. Il y a naturellement l'explication réaliste "ma garde-robe féminine est très restreinte" dit le personnage (p. 509), mais il y a aussi, et plus profondément, la certitude qu'une fois de plus elle joue un rôle, celui de l'amoureuse qu'elle n'est pas "je n'aime pas d'Albert, du moins dans le sens que je donne à ce mot" (p. 508) confie-t-elle à Graciosa. Et le jeu va se renouveler (sans que le lecteur y participe) dans la chambre de Rosette.
Que fait donc ce roman ? 
     Il conduit le lecteur, à travers la petite aventure romanesque qui met aux prises ces trois personnages aspirant à un amour total, à s'interroger sur les déterminations sexuelles. Selon que la physiologie en a décidé, l'être humain est mâle ou femelle. Là dessus les sociétés ont construit des "être-là" féminins et masculins, des systèmes de conventions qui configurent attitudes, gestes, comportements, vêtements, langage, voix, etc., visant à rendre visible cette masculinité ("la culotte") et cette féminité ("le corset" qui soulignant la taille fait ressortir les hanches et pigeonner les seins). Un bilan, proche de la caricature (qui grossit le trait et montre mieux) que fait Madelaine, dans sa dernière lettre : "je n'ai ni la soumission imbécile, ni la timidité, ni les petitesses de la femme ; je n'ai pas les vices des hommes, leur dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux."  (p. 505)30 en résume et condense les impératifs d'alors.
     Si Rosette accepte sans les remettre en cause les normes qui lui assignent des comportements conformes à sa féminité, elle n'en prend pas moins, à plusieurs reprises, avec Théodore, l'initiative pour l'amener à mettre en accord ses actes et ses paroles, jusqu'à envahir sa chambre la nuit, déshabillée autant qu'on peut l'être. Les femmes, découvre-t-elle, n'ont pas à attendre, elle peuvent agir, et donc s'arroger une part des prérogatives masculines.
     De même, en choisissant le libertinage sans fard, le plaisir puisque l'amour, pour elle, ne peut lui être associé, elle enfreint les conventions que respecte, à outrance, apparence vertueuse masquant le dévergondage, l'autre jeune femme du salon où d'Albert la rencontre. Rosette est en quelque sorte, le personnage témoin qui, avec le moins de bruit possible, dit que la physiologie n'a qu'une part limitée dans le jeu des désirs, des volontés, des choix de vie d'une personne.
     De part et d'autre de Rosette, il y a d'Albert et Théodore-Madelaine. Le premier dans ses longues lettres introspectives permet de saisir la complexité du masculin. Comme la seconde dans le récit de sa détermination et celui de ses aventures arrive à une solution qui déborde le destin physiologique. A côté du drame balzacien de La Fille aux yeux d'or qui, finalement, ne met pas vraiment à mal les valeurs établies, le petit roman, joyeux, de Gautier, est autrement plus subversif.
     Que se passe-t-il avec d'Albert ? Sa conduite, sa posture, ses choix sexuels affirment sa virilité et pourtant ses confidences, toujours, la remettent implicitement en question et pas seulement lorsqu'il va être forcé de reconnaître qu'il est amoureux de Théodore (Cf. p. 363). D'abord parce que le narrateur l'installe, grâce à la fiction des lettres propice à l'introspection, dans l'immobilité et l'attente, posture tenue pour féminine. Ses premiers rêves (chapitre I) ressemblent fort à des rêves de jeunes filles, par leur romanesque, la belle dame à son balcon, la princesse sauvée d'un cheval emballé ; ils ne sont pas éloignés de ceux que Madelaine prête à Graciosa, versant masculin.  Dans le même temps, sa catégorisation des femmes (ni jeune fille, ni épouse,  ni veuve)  à écarter du statut potentiel de maîtresse est d'une misogynie traditionnellement masculine et foncièrement enfantine, la femme est à peine plus désirable qu'un cheval, et sur les mêmes critères, la propriété de la beauté. Son ami C*** lui a fait, à juste titre, remarquer que sa jeunesse le conduit à faire "trop cas de la femme, et pas assez des femmes." (p. 268), autrement dit à se perdre dans le monde des idées au lieu de vivre. 
     Selon les critères de son temps, cependant, cette virilité affichée se voit questionnée. Trop sensible, trop artiste, trop tourné vers un idéal, le beau, construit à partir des oeuvres d'art plastiques, peinture et sculpture, attendant une femme qui l'incarnerait exactement. Son goût pour la toilette,  qui va s'épanouir dans la création des costumes  pour la pièce de Shakespeare, est stigmatisé par les autres hommes « [...] beaucoup d'entre eux [...] avaient dit que je m'habillais d'une manière trop efféminée [...] » (p. 280).
Quand il se définit lui-même, c'est d'abord en se percevant différent des autres, à côté "Quand on m'appelle monsieur, ou qu'en parlant de moi, on dit — Cet homme, — cela me paraît fort singulier." (p. 288), c'est aussi en usant de métaphores féminines : "Dans ma frêle poitrine habitent ensemble les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique et les ardeurs insensées des courtisanes en orgie." (p. 411) et même s'il faut faire sa part à l'ironie, mieux vaudrait ne pas oublier que l'ironie est aussi, dès sa mise en oeuvre par Socrate, une interrogation.
     S'il parvient à évoquer ce qu'il désire être, c'est dans le double miroir des oeuvres d'art, double parce qu'il puise à la fois dans la poésie et dans les arts plastiques, ainsi Les Métamorphoses d'Ovide31 lui permettent d'évoquer la perfection de l'Hermaphrodite, fils d'Hermès et d'Aphrodite, au corps duquel s'incorpore Almacis, ou l'aventure de Tirésias qui devint femme pour sept ans. L'évocation plus précise de l'Hermaphrodite qu'il développe, dans sa 7e lettre, passe par la description de la sculpture du Louvre (acquise en 1807) qui fait passer le personnage du monde des idées à celui des formes visibles et palpables.
     L'inquiétude que suscite en lui l'aspiration à aimer et son incapacité à y parvenir même avec la plus délicieuse des femmes, Rosette, tout en en ayant fait l'expérience, brièvement, dans la fusion d'un baiser, prépare l'exploration beaucoup plus tourbillante d'une psyché confuse que l'arrivée de Théodore, rapportée à la fin de sa 5e lettre, va provoquer. L'essentiel de la dualité qu'il découvre en lui se développe dans une longue métaphore de l'âme-paysage gouvernée par la duplicité, les apparences rieuses ou agréables masquant des "miasmes putrides et délétères" (p. 411), car comment faire tenir ensemble une aspiration à un idéal esthétique, le Beau, dont les oeuvres d'art (peinture et sculpture) proposent l'image, et le désir brutal et irrépressible pour un homme. Gautier déploie un exceptionnel brio dans l'étalage de ces confusions de son personnage, qui veut, mais ne veut pas, veut quand même ("Il n'y a plus, hélas ! Qu'une chose qui palpite en moi, c'est l'horrible désir qui me porte vers Théodore.", p. 373), avoue son rêve d'être une femme, projette sur l'autre cette féminité. Pour aimer Théodore, il faut que ce soit une femme déguisée, mais tout contredit cette hypothèse, et il finit par l'admettre : "Si je venais à avoir la certitude que Théodore n'est pas une femme, hélas ! Je ne sais point si je ne l'aimerais pas encore." (p. 381)
     Qu'il fallait que d'Albert en arrivât là se prouve par la suite qui va révéler la vérité du déguisement. L'important était que le personnage masculin soit conduit à découvrir en lui une complexité désirante  insoupçonnée au départ. Et le théâtre est encore ce qui permet l'aveu, un aveu qui est double puisqu'il s'adresse autant à Théodore qu'à Rosalinde. D'Albert ignore le nom de la jeune femme, il va donc user du nom de son personnage, explication rationnelle, mais par delà cette explication, le lecteur ne peut s'empêcher de songer qu'il fait une déclaration exaltée à un être réel, Théodore (premier mot de la lettre) auquel il ne peut avouer cet amour qu'autant qu'il est masqué en personnage féminin, Rosalinde.
Ainsi la physiologie n'a pas le dernier mot, elle n'est que le premier.
Quant au personnage féminin, c'est encore autre chose.
Madelaine, au départ, est une jeune fille qui ne diffère des autres que par sa perception de la comédie sociale et sa volonté de connaître les hommes sans masques avec deux objectifs déterminés qui se complètent, savoir la vérité, et ne pas s'engager dans une relation risquant de faire le malheur de sa vie. Ce n'est pas son rôle social qu'elle discute, elle envisage bien le mariage comme destinée féminine, mais ne veut pas s'y engager à l'aveuglette. Le travestissement n'est d'abord qu'un moyen commode pour voir les hommes entre eux, hors de tout regard féminin qui les pousse à la comédie. Aucune velléité "masculine" dans cela. Toutefois son projet même, qui ne peut être mené à bien dans un endroit où elle est connue, la pousse au déplacement, à l'activité, ce qui l'installe dans une posture considérée comme masculine. Acquérir leurs signes extérieurs, manier les armes, devenir une cavalière hors pair et téméraire (ex. de la barrière sautée que seuls le petit page, elle-même fille travestie, et Rosette, par amour, sautent aussi alors que d'Albert la contourne soigneusement), savoir boire. Mais cela suppose aussi ne pas se dénoncer par son langage et utiliser le langage masculin n'est pas sans péril. Elle y prend en même temps une certaine idéologie et son regard sur les femmes se masculinise. Elle découvre, en outre, dans ce contact permanent que les femmes aussi, comme les hommes, ont un corps et que ce corps a des aspirations au plaisir bien difficiles à réprimer (aventure de l'auberge). Jusque là toutefois, il y a bien une apparence, Théodore, et la personne qu'il masque, Madelaine. C'est la rencontre avec Rosette qui trouble les frontières. Le costume impose une attitude qui progressivement efface Madelaine au profit de Théodore jusqu'au vertige du baiser compris.
Pourtant, là encore n'est pas le bout des découvertes de Madelaine, car femme elle est et n'a pas envie de devenir homme.
     Lorsque, prête à quitter la compagnie de Rosette et d'Albert, elle écrit sa dernière lettre à Graciosa, elle fait un bilan de son parcours, et constate qu'elle est "d'un troisième sexe à part qui n'a pas encore de nom" et de poursuivre "j'ai le corps et l'âme d'une femme, l'esprit et la force d'un homme, et j'ai trop ou pas assez de l'un et de l'autre pour me pouvoir accoupler avec l'un d'eux." (p. 505)
     Entre les lettres de d'Albert et celles de Théodore-Madelaine résonnent de nombreux échos. Les mêmes préoccupations esthétiques les habitent, la même quête d'un idéal dont les contours sont légèrement différents car, malgré tout c'est le roman d'un jeune homme, et il n'échappe pas entièrement aux lieux communs. Le lecteur n'est donc pas surpris que d'Albert soit voué au corps, à la matière, et Madelaine à l'âme, à la communion des esprits. Mais le premier rêve d'une femme, dans la grâce de ses courbes, qui serait aussi un homme, par sa force physique, la fermeté de son esprit, tout ce qu'il découvre dans Théodore, comme la seconde rêve d'un homme qui serait aussi une femme par la douceur, la compréhension, la délicatesse, tout ce qu'elle trouve en Rosette.


























30
. A noter que Madelaine, comme d'Albert, perçoit "les" hommes dans leur multiplicité, donc dans leur existence, alors que les femmes sont ramenées à une essence "la" femme.
N'oublions pas que c'est le premier roman d'un homme très jeune.






























31
. Ovide, Métamorphoses, Livre IV, vers 371-388 et III, vers 316-338, éd. Actes Sud, 2001, traduit par Danièle Robert.




           C'est en s'inscrivant dans la métaphore du théâtre que le roman permet au lecteur d'élaborer ce qui paraît contradictoire au premier abord. Le monde est un théâtre puisque tous les êtres humains jouent des rôles, ce qui fait d'eux, de facto, des hypocrites, des personnes cachant quelque chose, ne se conformant aux impératifs sociaux qu'en surface, manipulant les apparences au profit de la satisfaction de leurs pulsions. Mais si, toujours, partout, les êtres humains sont en représentation, dans quelle mesure les apparences de la féminité et de la masculinité ne sont-elles pas elles aussi des "costumes" que les uns et les autres peuvent endosser comme Rosalinde ou Madelaine changeant de vêture pour devenir Ganymède ou Théodore ? Orlando dans la pièce de Shakespeare est sommé de faire la cour à Ganymède en le nommant Rosalinde et se prend au jeu, comme d'Albert découvre en lui une passion impensable, au sens propre, d'où les circonvolutions de sa réflexion qui tourne autour, digresse, accepte, puis refuse, inacceptable et pourtant vraie. Tout cela a beau être un jeu qui prend fin de manière à la fois gentiment licencieuse et  conventionnelle, il n'en reste pas moins qu'il a eu lieu et que derrière des portes closes, Rosette et Madelaine inventent une autre manière d'aimer et de s'aimer.
     Parce que théâtre, le monde est illusion, toutes apparences sont trompeuses, mais le théâtre redouble l'illusion (comme toute oeuvre d'art), l'illusion de l'illusion rend visible le caché, elle sculpte l'hermaphrodite, elle montre un homme faisant la cour à un autre homme, s'adressant à sa part caché de féminin, une femme aimant en l'autre sa part cachée de masculinité, tout ce que Madelaine-Théodore confie à Graciosa : "homme aujourd'hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mes tendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées, mes plus molles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement filés, tout ce qui tient dans mon caractère du chat et de la femme ; puis, avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi, passionné, avec les manières triomphantes, le chapeau sur l'oreille, une tournure de capitan et d'aventurier. Ma nature se produirait ainsi tout entière au jour, et je serais parfaitement heureuse, car le vrai bonheur c'est de pouvoir se développer librement en tous sens et d'être tout ce que l'on peut être." (pp. 505-506).
      Ainsi, cette rêverie de Madelaine, bien plus précise et concrète que celle de l'hermaphrodite de d'Albert, justifie-t-il le titre, car des trois personnages, elle est la seule à aller au-delà des déterminismes biologiques, à dire ce que dira dans quelques décennies un certain Freud, que la psyché humaine est complexe, que le masculin est aussi dessiné par une part de féminin (selon les normes sociales) et inversement et que le désir est une affaire bien trop compliquée pour que les Etats s'en approprient l'usage. Amour et désir appartiennent en propre à chaque individu, et le bonheur que la rencontre de l'un, l'assouvissement de l'autre, offriront ne dépend pas d'une norme sociale mais de la conscience que chacun prend de sa propre vérité, la seule vraie morale étant "Comme il vous plaira".
     Il s'agit d'un roman de 1835, il n'ira pas plus loin, et la dernière lettre  de Madelaine rétablit en quelque sorte l'ordre dans ce roman du désordre, en renvoyant l'aventure à un rêve, comme dans Le Songe d'une nuit d'été, où Puck, dans l'épilogue, invite les spectateurs à  s'imaginer qu'ils ont dormi et fait un songe,  et en installant Rosette et d'Albert dans une position de couple "Aimez-vous bien tous deux en souvenir de moi". Elle quitte la scène non sans renvoyer le lecteur ou la lectrice à sa propre manière de penser le masculin, et les identités que les lettres font résonner entre les désirs et les rêves de d'Albert et de Madelaine ouvrent sans doute des voies pour qu'il ou elle pense aussi différemment le féminin. Le rêve le plus secret des hommes et des femmes n'est-il pas d'être Tirésias ?
Brunetière avait bien raison : "J'avance ici ce paradoxe que le lieu commun est la condition même de l'invention en littérature."32




































32
. Fredinand Brunetière, Théorie du lieu commun, Revue des deux Mondes, 15 juillet 1881.



Courbet, Le Sommeil
Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Gustave Courbet, Le Sommeil, 1866, Petit Palais, Paris.
La petite histoire rapporte que le tableau aurait été inspiré par l'avant-dernier chapitre de Mademoiselle de Maupin, encore que ses deux héroïnes étaient dites brunes.


Accueil               Gautier