5 février 1848 : Karl-Joris Huysmans

coquillage





portrait, 1877

photographie de Huysmans, 1877.
La Princesse Mathilde, selon ce que rapporte Goncourt dans son Journal,  3 mars 1886, (il est vrai que c'est dix ans plus tard) lui trouvait "l'air distingué".

S'intéresser à Huysmans, c'est découvrir un bien curieux personnage dont l'oeuvre a été éclipsée par un seul roman, A rebours, publié en 1884, et par un grand nombre de clichés, dont ceux suscités par sa conversion au catholicisme le plus rigoureux, en 1892, n'est sans doute pas le moindre.
Il a inspiré des admirations ferventes, sans parler des surréalistes, Breton (le début de Nadja le pose comme un esprit fraternel), Eluard, qui en feront grand cas,  Paul Valéry avant qu'il ne découvre Mallarmé, Victor Segalen et tant d'autres, dont Edmond de Goncourt. Son oeil critique (et fort méchant au demeurant) lui concède toujours cependant un talent qu'il nie, souvent, par ailleurs, aux autres naturalistes (Daudet excepté). C'est Huysmans qui présidera les débuts de l'Académie Goncourt.

Commencer

Au commencement, il y a Charles, Marie, Georges, né à Paris, rive gauche, dans ce qui est alors un quartier d'artisans, fils de Gotfried Huysmans, Hollandais, lithographe et peintre, et de son épouse française, Malvina Badin, maîtresse d'école. Le jeune homme, plus tard, en 1874, choisira de "hollandiser" ses prénoms, Joris (pour Georges), Karl (pour Charles). En 1899, dans des notes biographiques, il revient sur cette origine du père :



Du plus loin qu’on le sache, tout le monde a peint dans cette famille qui compte parmi ses ancêtres Cornelius Huysmans dont le Louvre possède quelques toiles. Seul, le dernier descendant, l’écrivain qui nous occupe, a substitué aux pinceaux, une plume.



Le père meurt en 1856, l'enfant n'a que huit ans, sa mère va s'installer chez ses parents et le petit garçon est mis en pension.  Sa mère se remarie l'année suivante, en 1857, avec Jules Og, qui ouvre un atelier de brochage. Georges, pendant ce temps, toujours pensionnaire, va faire ses études au Lycée Saint-Louis et obtient son baccalauréat en 1866. Il s'inscrit alors en facultés de droit et de lettres, mais tout aussitôt trouve une place d'employé de 6e classe au ministère de l'Intérieur et des Cultes, il va y passer la majeure partie de sa vie (1867-1898), à l'exception d'un intermède de quelques années au ministère de la Guerre (1870-76).
C'est aussi en 1867 que meurt son beau-père. Sa mère continue à faire tourner l'atelier de brochage avec plus ou moins de difficultés.
L'indépendance que lui donne son travail permet à Huysmans de s'installer chez lui, d'abord rue de Vaugirard, puis rue du Cherche-midi. Toute sa vie Huysmans restera fidèle au quartier de son enfance.
Que fait-on quand on est employé au ministère de l'intérieur ? on écrit...



Devenir écrivain

Et puis c'est la guerre, et Huysmans est mobilisé. Comme nombre de ses contemporains, il gardera un très mauvais souvenir de cette expérience dont il tirera, ensuite, sa première nouvelle, publiée en 1877, Sac au dos, insérée ensuite dans Les Soirées de Médan (1880), le livre manifeste des jeunes naturalistes regroupés autour de Zola.
En attendant, une fois démobilisé, Huysmans se remet à l'écriture. Il rencontre une jeune couturière, Anna Meunier, qui devient sa compagne et le restera jusqu'à ce qu'elle meure, en 1895, paralysée, internée à Sainte-Anne depuis 1893.
En 1874, il publie à compte d'auteur son premier livre, Le Drageoir à épices, bref recueil de poèmes en prose dans la lignée de ceux de Baudelaire qui sera toujours la plus grande de ses admirations. Edmond de Goncourt rapporte dans son Journal, le 26 mars 1886, une confidence de l'écrivain sur ce début difficile:



 [...] Huysmans me parle de ses débuts. Sur le nom de Hetzel, prononcé à côté de nous, il me raconte que lorsque son Drageoir d'épices avait été refusé par tous les éditeurs, sa mère qui, par son industrie, avait des rapports avec Hetzel, lui avait proposé de porter son manuscrit à Hetzel. A quelques jours de là, Hetzel lui faisait dire de passer chez lui et, dans une entrevue féroce, lui déclarait qu'il n'avait aucun talent, n'en aurait jamais, que c'était écrit d'une manière exécrable, qu'il recommençait la commune de Paris dans la langue française... et l'auteur idiot et le Prudhomme imbécile et filou lui soutenait qu'il était un détraqué de croire qu'un mot valait plus qu'un autre, de croire qu'il y avait des épithètes supérieures les unes aux autres... Et Huysmans peignait l'anxiété que cette scène avait mis dans le coeur de sa mère, pleine de confiance dans le jugement de l'éditeur, en même temps que la douloureuse méfiance qui lui était venue à lui de son talent.



Le petit livre est pourtant loin d'être mal accueilli. Théodore de Banville en dit "un joyau de savant orfèvre ciselé d'une main ferme et légère", et Charles Monselet dans L'Evénement "sémillant ce jeune homme qui signe de son nom flamand Joris-Karl Huysmans le Drageoir à Épices ouvragé par Aloysius Bertrand avec des épices fournies par Baudelaire." Filiation plus qu'honorable.
La même année, il commence à collaborer avec divers journaux.




première de couverture, 1874

dès la deuxième édition en 1875, le titre devient Le Drageoir à épices et le nom de l'auteur réduit à J.-K. Huysmans.


Il fait la connaissance de Céard qui l'introduit auprès des autres "naturalistes", et il participe aux soirées de Médan où Zola regroupe autour de lui la jeune garde. Il écrit son premier roman, Marthe, histoire d'une fille. En 1876, il fait un voyage en Belgique, où il noue diverses amitiés, parmi lesquelles Camille Lemonnier et Théodore Hannon. Inquiet d'une possible censure, c'est à Bruxelles qu'il fait éditer ce texte et, de fait, le livre sera arrêté à la douane, ce qui n'empêche pas, néanmoins, sa diffusion en France. Cette année-là, sa mère meurt, il reprend l'atelier de brochage et s'installe dans l'appartement maternel, rue de Sèvres. Il a déjà fait la connaissance de Flaubert et de Goncourt, qu'il reconnaît, comme toute la jeunesse naturaliste, pour ses maîtres.
En 1879, paraît Les Soeurs Vatard,  chez Charpentier. Le livre est dédié à Zola, lequel se serait entremis pour inciter Charpentier à l'accepter.
Petit à petit, il se fait une place dans le champ littéraire. En 1880, en sus de sa participation aux Soirées de Médan, il publie Croquis parisiens, chez Henri Vatton ; le recueil est illustré d'eaux-fortes de Forain et de Raffaelli. L'année suivante, c'est En ménage (dédié à Anna Meunier). C'est l'époque où Goncourt rapporte que Zola le définit comme "une machine à sensations", ce qui n'est pas si mal vu.
En 1882, il noue une amitié avec Lucien Descaves, un jeune écrivain (il est né en 1861) qu'il fait entrer dans le cercle naturaliste. Publication d'A vau-l'eau à Bruxelles. Huysmans va ensuite rassembler ses chroniques picturales dans un recueil, L'Art moderne, que publie Charpentier en 1883. Il y vante Degas, Manet, les impressionnistes. Un peu plus tard, il se tourne vers les symbolistes: Gustave Moreau, Félicien Rops, Odilon Redon. En 1889, il publiera un 2e recueil d'écrits sur l'art sous le titre de Certains.
Puis c'est la bombe ! 1884, A rebours. Un livre surprenant qu'il n'est guère possible de qualifier de naturaliste. Goncourt ne s'y trompe pas qui écrit avec ferveur dans son Journal "A rebours de Huysmans, ça a l'air d'un livre de mon fils bien-aimé et de la silhouette du futur de Chérie. Voilà un joli névrosé. On dira tout ce qu'on voudra contre ce livre, c'est un livre qui apporte une petite fièvre à la cervelle, et les livres qui produisent cela sont des livres d'hommes de talent. Et une écriture artiste par là-dessus... ça va, ça va, la littérature, ou plutôt notre littérature." (16 mai 1884)
Dans En rade, en 1886, l'écrivain revient à l'interrogation qui le hante, comme elle hante nombre de ses contemporains, les rapports masculin-féminin, la question du couple, mais dans le même temps et, sans doute l'importance des rêves dans ce dernier roman le montre-t-il, une autre phase commence dans la production de l'écrivain.
Vingt ans après, en 1903, dans une longue préface rédigée pour une nouvelle publication d'A rebours, Huysmans note "[..] tous les romans que j'ai écrits depuis A rebours sont contenus en germe dans ce livre." et de conclure son analyse par "ce livre fut une amorce de mon oeuvre catholique qui s'y trouve, toute entière, en germe."



Inquiétudes

Dans L'art moderne, dans l'article consacré au Salon de 1881, Huysmans s'arrête devant un tableau de Puvis de Chavannes:

"[...] voyons l'étrange panneau de M. de Chavannes : Le Pauvre Pécheur.  — Une figure, taillée à la serpe, pêche dans une barque; sur le rivage, un enfant se roule dans des fleurs jaunes près d'une femme. Que signifie cet intitulé? En quoi cet homme est-il un pauvre ou un heureux pêcheur? Où, quand cette scène se passe-t-elle ! Je l'ignore. — C'est une peinture crépusculaire, une peinture de vieille fresque mangée par des lueurs de lune, noyée par des masses de pluie; c'est peint avec du lilas tourné au blanc, du vert laitue trempé de lait, du gris pâle; c'est sec, dur, affectant comme d'habitude une raideur naïve.
Devant cette toile, je hausse les épaules, agacé par cette singerie de grandeur biblique, obtenue par le sacrifice de la couleur au gravé des contours dont les angles s'accusent avec une gaucherie affectée de primitif ; puis, je me sens quand même pris de pitié et d'indulgence, car c'est l'oeuvre d'un dévoyé, mais c'est l'oeuvre aussi d'un artiste convaincu qui méprise les engouements du public et qui, contrairement aux autres peintres, dédaigne de patauger dans le cloaque des modes. En dépit des révoltes que soulève en moi cette peinture quand je suis devant, je ne puis me défendre d'une certaine attirance quand je suis loin d'elle."
 
L'ambivalence de sentiments qu'exprime cette critique traduit sans doute les préoccupations qui sont celles de Huysmans depuis longtemps, mais comme tous les jeunes gens qui veulent se faire entendre, qui sentent avoir quelque chose à dire, il s'est inscrit dans ce qu'il y avait alors de plus moderne, de plus en phase avec l'air du temps, sans que cela suffise à ses aspirations personnelles, et le voilà en quête du quelque chose qui lui manque et dont il ne sait exactement ce que c'est.



Puvis de Chavannes

Puvis de Chavannes (1824-1881), Le pauvre Pécheur, 1881 (Musée d'Orsay, Paris)


La quête du spirituel

En 1885, Huysmans fait la connaissance de Villiers de l'Isle Adam, de Léon Bloy, son ami, dont il devient, à  son tour, l'ami. Il leur devient si proche qu'il sera l'exécuteur testamentaire de Villiers avec Mallarmé. Ce nouveau cercle d'amités est bien différent de celui du naturalisme, et ses préoccupations, au premier chef religieuses, semblent avoir jusque là été étrangères à Huysmans. L'écrivain va chercher à comprendre, à en savoir plus. Il commence une enquête , comme le rapporte Goncourt en 1889 (17 novembre) "Huysmans, lui, remet à plus tard son livre sur la prostitution à Hambourg et a commencé un roman sur le monde Bloy et Cie, déclarant qu'il lui faudra deux ans pour le mener à sa fin." Autrement dit, il va chercher à comprendre un univers "spirituel" qui lui est étranger mais le trouble à l'instar de la peinture de Puvis de Chavannes, en 1881. Ce parcours va aboutir à Là-Bas publié en 1891, dont la publication le brouillera d'ailleurs avec Bloy qui éprouve le sentiment d'y avoir été caricaturé.
L'enquête va être longue et conduire Huysmans sur des terrains assez surprenants. Au départ, si l'on en croit Goncourt il semble être assez distant, peut-être même moqueur devant une spiritualité à la limite de la folie : magie noire, satanisme, mais en même temps, toujours si l'on croit Goncourt, singulièrement affecté, ainsi note-t-il, à un mois d'intervalle :



Ce serait une grande illusion chez Huysmans, s'il croyait qu'il est en train de devenir un écrivain spiritualiste. On n'est pas un écrivain spiritualiste avec un style aussi coloré, aussi bellement matérialiste. On ne peut être un vrai spiritualiste qu'avec un style gris... Mais pourquoi, mon Dieu, s'enrégimenter tout à fait dans le camp naturaliste ou dans le camp spiritualiste ? (Mardi 17 février 1891)
Au Grenier*, on cause de Huysmans, qui se dit malade, inquiété par des espèces d'attouchements frigides, le long de son visage, presque alarmé par l'appréhension de se sentir entouré par quelque chose d'invisible. Est-ce qu'il serait par hasard victime du succubat qu'il est en train de décrire dans son roman ? Puis une terreur secrète est en lui de ce que son chat, qui couchait sur son lit, ne veut plus y monter, semble fuir son maître.
Le chanoine de Lyon** qui lui a donné des renseignements sur la messe noire, dit-il, lui a écrit que ces choses devaient lui arriver et chaque jour, il lui mande ce qui suivra le lendemain, avec accompagnement d'ordonnances anti-satanique pour s'en défendre. (dimanche 15 mars 1891)

* Le Grenier est la pièce de sa maison où se réunissent les amis, disciples, visiteurs d'Edmond de Goncourt.
** Le chanoine de Lyon : l'ex-abbé Boulan qui sert de modèle à l'exorciste de Là-bas, auprès duquel il a sans doute été introduit par la maîtresse de Rémy de Gourmont, Berthe de Courrière.



Là-Bas va être bien accueilli, mais le cheminement ainsi commencé se poursuit et En route (1895), comme son titre l'indique, montre les voies d'une autre spiritualité, que l'on pourrait dire blanche, pour l'opposer à celle que Là-Bas mettait en jeu.  C'est d'ailleurs ce qu'il explique à l'un de ses correspondants , le 27 avril 1891 "[...] Je veux faire une sorte de Là-Haut, maintenant, un livre blanc, l'à rebours de Là-Bas. C'est une voie inexplorée dans l'art, comme était le satanisme — je vais tenter le divin." La formulation ne peut manquer de faire sourire, car il s'agit, certes, de faire l'essai d'exprimer littérairement le divin, mais on peut y entendre aussi une manière d'appel à ce même divin qui devient le piège où se prend l'écrivain.
En 1893, Anna Meunier devient si malade qu'il faut l'interner. Huysmans fréquente de plus en plus les églises et les monastères, multiplie les retraites religieuses. Depuis 1892, il a un confesseur. En 1894, Goncourt rapporte le témoignage du peintre Raffaelli : "Sur ce qu'on se plaint de ne plus voir Huysmans et qu'on affirme l'étrangeté du personnage, Raffaelli signale sa mimique étriquée, contractée, ses gestes de maniaque. Il dit qu'il l'a vu ces jours-ci, dans la rue, fermer son parapluie d'une manière toute particulière, et après cela avoir un petit frottement des mains contre le haut de sa poitrine, moitié d'un prêtre, moitié d'un aliéné. Il s'étend sur l'incurvation de son poignet, sur sa marche qui n'est pas la grande enjambée ordinaire, mais d'une enjambée qui a l'air d'être retenue par une chaîne." (dimanche 15 avril 1894)
Il ne publie plus grand chose. En 1895, Anna est morte. En 1896, c'est la santé mentale autant que physique de son ami Francis Poictevin qui s'altère grièvement. Fidèle en amitié, Huysmans s'occupera de lui jusqu'à la fin.
En 1898, il prend sa retraite et se retire dans une petite maison qu'il a fait construire près du monastère de Ligugé. C'est aussi cette année-là qu'il publie La Cathédrale.
Quand les moines sont expulsés, en 1901, il regagne Paris. Il est devenu oblat (Personne qui s'est agrégée à une communauté religieuse, généralement après lui avoir fait don de ses biens, qui en observe les règlements mais sans prononcer de voeux ni renoncer au costume laïque —TLF) et s'installe dans un immeuble des Bénédictins. Il publie encore Sainte Lydwine de Schiedam, en 1901, L'Oblat en 1903, Trois primitifs en 1905 et Les Foules de Lourdes en 1906.
Depuis 1902, il souffre d'un cancer qui n'est vraiment diagnostiqué qu'en 1906. Il refuse toute intervention et meurt le 11 mai 1907.

Paul Valéry dans "Souvenirs de J.-K. Huysmans" (préface de la plaquette Durtal, 1898, dans laquelle Valéry exprime son admiration pour Là-Bas, En route et La Cathédrale, publiée chez Edouard Champion en 1927) résume ainsi son parcours :



L'Art, la Femme, le Diable et Dieu furent les grands intérêts de sa vie mentale, d'ailleurs incessamment sollicitée par le détail infime des misères de l'existence. Il en recueillait toutes les peines et toutes les laideurs. Ses narines étranges flairaient en frémissant ce qu'il y a de nauséabond dans le monde. L'écoeurant fumet des gargotes, l'âcre encens frelaté, les odeurs fades ou infectes des bouges et des asiles de nuit, tout ce qui révoltait ses sens excitait son génie. On eût dit que le dégoûtant et l'horrible dans tous les genres le contraignissent à les observer, et que les abominations de toute espèce eussent pour effet d'engendrer un artiste spécialement fait pour les peindre dans un homme créé spécialement pour en souffrir.
Paul Valéry, Oeuvres, Pléiade, tome 1, p. 735







Pour en savoir plus
: sur Anna Meunier et Huysmans, lire de Lucien Descaves, qui était son ami, En marge (1927), recueil de préfaces et d'études de Huysmans, Le texte signé A. Meunier est, en fait, une autobiographie de Huysmans datant de 1885.
A découvrir : un site consacré à l'écrivain avec les oeuvres disponibles en téléchargement, de nombreuses photos et force documents.
A lire : Sur la tombe de Huysmans, recueil de divers articles de Léon Bloy (avant et après la fâcherie avec Huysmans) publié en 1913. La verve polémique de Bloy s'en donne à coeur joie.



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