24 mai 1899 : Henri Michaux
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"Je peins comme j'écris, pour trouver, pour me retrouver, pour trouver mon propre bien que je possédais sans le savoir." (1959) |
Chercher
à inscrire Michaux dans des repères biographiques est une sorte de
trahison. Le poète, le peintre, le chercheur, l'enquêteur des mondes
extérieurs et intérieurs, détestait les retours en arrière, le passé
qui ne pouvait être qu'un poids, un enfermement, ne respirant que vers
l'à venir, de l'oeuvre, des oeuvres, de la vie, des découvertes. Mais
rencontrer ses oeuvres est un tel choc, une telle expérience que toute
curiosité en est attisée. Quel est l'homme qui a pu écrire
ces mots qui nous entraînent à la fois si loin (on n'y comprend rien !)
et si profondément dans des tréfonds de nous-mêmes que nous ignorions
et que nous reconnaissons pourtant au premier coup d'oeil ? De quelles
expériences se nourrit donc cet univers si singulier, si impossible à
écarter une fois croisé ? Alors on part en quête, peut-être juste, d'ailleurs, pour marcher avec lui, un tout petit peu plus longtemps. |
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Michaud redoublé. Photo-montage de Claude Cahun, 1925. |
D'une jeunesse détestéeHenri Michaux est né à Namur, dans une famille bourgeoise commerçante, où l'a précédé son frère aîné, Marcel, né en 1896. Lorsqu'il a un an, son père vend son affaire (il est chapelier) et la famille déménage à Bruxelles. C'est là que l'enfant, de santé fragile — il est né avec une malformation cardiaque — grandit avant d'être mis en pension à la campagne, sans doute sur conseil médical, entre 1905 et 1911.Ce n'était pas vraiment un heureux départ. Le handicap qui vous rend nécessairement différent, la solitude, probablement le sentiment d'être abandonné et d'avoir démérité, il n'a que six ans, après tout. Quand il revient à Bruxelles, c'est pour entrer chez les Jésuites, au Collège Saint Michel. C'est une enfance ordinaire, en dépit de la noirceur que le poète lui attribuera rétrospectivement. Il est certainement vrai que le poids d'un corps défaillant a dû peser dans son existence d'enfant puis d'adolescent souvent fatigué, pris parfois de sérieuses difficultés respiratoires, d'arythmie cardiaque, mais cela ne l'a pas empêché d'avoir des amis, parmi lesquels Herman Closson et Camille Goemans, avec lesquels partager des complicités et beaucoup de rires. Les trois amis avaient les mêmes centres d'intérêt, la littérature en particulier. Herman deviendra dramaturge, Camille sera l'un des fondateurs du surréalisme belge. Lorsque s'achèvent ses études secondaires, l'université est fermée pour cause d'occupation allemande. Michaux dira plus tard qu'il passe ainsi "deux années de lectures et de bricolage intellectuel". Il lit, en effet, dans tous les sens. Boulimie qui, d'ailleurs, sera la sienne tout au long de sa vie. Il est particulièrement sensible alors aux écrits des mystiques. Il est, certes, marqué par son éducation catholique, mais sa quête va au-delà. Il dira même plus tard qu'il avait le projet de devenir "saint". Quelque chose comme une recherche de l'absolu qui n'est pas si étrangère aux temps de l'adolescence. Mais dans le même temps, il est fasciné par le cinéma de Charlie Chaplin et le burlesque personnage de Charlot. Absolu et dérision, ce n'est pas loin d'être l'une des clés essentielles du personnage qu'il est sans doute pour partie, et de l'ethos qu'il va se forger. Lorsque rouvre l'université, en 1919, il s'inscrit pour une préparation à l'examen d'entrée en médecine, mais s'il en suit les cours, il ne se présente pas aux examens au grand dam de sa famille. Au lieu de quoi, il part. Michaux est l'homme des ruptures ou veut l'être. Un homme en fuite : fuir la famille, fuir un avenir déterminé, fuir la Belgique, avec pour horizon la mer. Parmi ses écrivains aimés, Cendrars, ce qui n'étonnera personne. |
Voir et vivreLe grand programme. Le jeune homme, en quittant famille et pays, n'a qu'un désir : s'embarquer, devenir marin. Il va réussir finalement après quelques mois d'errance dans les ports et les petites villes de la côte de la Manche, entre Dunkerque et Malo-les-bains, qui n'en est pas bien loin. Ses lettres à son ami Closson parlent à la fois des villes, des rencontres, mais aussi et surtout de sa fréquentation de la bibliothèque de Dunkerque et de ses projets d'écriture. Finalement, il s'embarque à Boulogne/mer, en 1920. Il navigue jusqu'à ce qu'en 1921, à Marseille, ne trouvant aucun engagement, il se résigne à rentrer, sans grand enthousiasme, mais que faire ? Il retrouve donc la famille, son frère qui termine ses études de droit, mais aussi ses amis, avec, toujours en tête, pour seule idée repartir. En attendant, il faut bien vivre. Il va trouver des postes de pion et de professeur, dans de minuscules villes qu'il jugera détestables. Il rêve de Paris, un rêve qui prendra quelque temps avant de se concrétiser. En septembre 1922, pourtant, il publie son premier texte "Cas de folie circulaire", signée HENRY Michaux, comme si le "y" faisait pseudonyme, dans la revue Le Disque vert que dirige Franz Hellens. En 1923, paraît à Anvers, Les Rêves et la jambe, plaquette sous titrée "essai philosophique et littéraire", co-financée par lui-même et l'éditeur Ça ira. Fables des origines est publié aux éditions du Disque vert ; en octobre 1923, il entre au Comité de rédaction de la revue. Le petit livre est envoyé à Supervielle et à Jouhandeau. Michaux continue à préparer son envolée. De fait, il arrive à Paris en janvier 1924. Il va y faire la connaissance de Jean Paulhan, alors secrétaire de la NRF dont il deviendra le Rédacteur en chef, l'année suivante. Supervielle et Jouhandeau accueillent Michaux, et si le second s'efface vite de sa vie, le premier devient son ami et le restera sa vie durant. Si la vie quotidienne est souvent difficile, il faut trouver de quoi vivre, comme toujours, la vie intellectuelle est sans aucun doute extrêmement riche et diverse. Il fréquente la librairie d'Adrienne Monnier dont il devient aussi l'ami pour toute sa vie. Il fait la connaissance de Brassaï, l'un des rares photographes dont il ait accepté les clichés avec Claude Cahun qu'il va connaître en 1925, et Gisèle Freund, rencontrée bien des années plus tard (1935).Il s'active pour faire connaître Le Disque vert, participe énergiquement à l'élaboration de numéros sur le suicide, les rêves... Un certain nombre de projets qui ne sont pas sans parallèle avec ceux de La Révolution surréaliste. Mais des surréalistes, Michaux se tient à distance... pas toujours respectueuse d'ailleurs. Ce n'est pas qu'ils ne s'intéressent pas aux mêmes questions, celle de la psyché humaine et de ses profondeurs, le rêve, la folie, la pensée sous toutes ses formes, mais Michaux n'aime que les voies qu'il s'invente lui-même. |
Michaux vu par Raymond Moretti, pour la couverture du Magazine littéraire, juin 1985 (dossier consacré à l'écrivain). |
Bouger...Il semble que durant des années, malgré les difficultés matérielles, Michaux ne puisse rester en place, y compris lorsqu'il est à Paris, changeant constamment d'hôtels. Surtout, ne pas s'attarder ; surtout, ne pas s'incruster. De toutes les bestioles qu'il a observées (et il adore ça), de toutes celles qu'il a inventées, rien qui se rapproche de la moule. Lui qui détestait la peinture va découvrir, en 1925, Klee, Ernst, De Chirico, et saisir que la peinture peut être aussi un moyen de dire et non de reproduire. C'est sans doute de cette époque que datent ses premières explorations graphiques.Il publie des textes en revue (Les Cahiers du Sud, Commerce, NRF "Le Grand combat", en 1926). En 1927, Qui je fus, chez Gallimard. Digression : le rapport qu'entretient Michaux avec l'édition est assez étonnant. Il veut publier, c'est indéniable. Comme si ce qu'il écrivait n'existait réellement que d'être devenu livre ou plus simplement imprimé, MAIS, il veut de petits tirages, il veut des critères d'impression extrêmement rigoureux (papier, caractères, mise en page), et surtout il veut de la rapidité, aussitôt dit, aussitôt fait. Etre l'éditeur de Michaux, c'est être capable d'affronter les récriminations et la mauvaise humeur de l'auteur. MAIs, une fois le livre publié, ce dernier ne l'intéresse plus (ou du moins le dit-il), il est même capable de le renier, et de souhaiter qu'il disparaisse. Ce qui est fait n'est plus à faire : poubelle ! Et de refuser les réimpressions... Encore que, là encore, il faille nuancer. Il acceptera des réimpressions, en corrigeant, en modifiant, en transformant. Par exemple, "Mes propriétés" dans Qui je fus (1927) décrivant en quelques lignes brèves, la parpue, devient dans Mes propriétes (1929) un texte de six paragraphes qu'il a apprécié suffisamment pour reprendre les deux dans L'Espace du dedans (1947). Mais il est bien vrai que toute sa vie, Michaux se sentira plus à l'aise avec les publications en revue et les "petits éditeurs", comme Jacques Fourcade ou Bruno Roy (Fata Morgana) à partir de 1972. En octobre 1927, il embarque pour l'Equateur avec son ami poète Alfredo Gangotena. Il passera une année dans la famille de ce dernier, puis descend en pirogue un affluent de l'Amazone et débarque en France en janvier 1929. Il a tenu un journal durant le périple qui devient Ecuador, publié en juillet 1929. La même année, l'éditeur Jacques Fourcade, qui devient son ami, publie Mes propriétés. En 1930 se déroule un drame familial. Le père se suicide, la mère en a une attaque, ne reprend jamais vraiment ses esprits et meurt quelques semaines plus tard. Le contre coup a dû être terrible, et il se marque dans un détail, il annonce à Paulhan, "Je reprends mon prénom véritable qui est Henri", exit l'upsilon exotique. Le voyage comme contre feu. L'été 1930, il part pour la Turquie, l'Afrique du nord. Décembre de la même année : Un certain Plume. Il continue de bouger. Il est ici (Anvers, Londres, Maroc) ou là. Mais en 1932, il s'embarque pour l'Asie. L'orient est une "force tirante", l'orient qui propose peut-être dans ses sagesses (bouddhisme, taoïsme) de quoi inventer une harmonie entre "moi et moi", entre extérieur et intérieur. Le périple dure à peu près huit mois, de l'Inde à la Chine en passant par le Japon, et se clôt sur Un barbare en Asie publié en 1933. |
Hans Bellmer, Portrait de Michaux, 1957 |
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Les déplacements ne cessent pas pour autant. A peine de retour, Michaux
repart pour les Canaries, l'Espagne (qu'il déteste), le Portugal dont
il s'enivre, (il écrit à Paulhan que "C'est la première fois que
dans un pays [...] RIEN NE ME BLESSE", février 1935). Il fait un bref passage à Paris, le temps de publier La Nuit remue auquel il ajoute Mes propriétés. Il entre au Comité de rédaction de Mesures, revue fondée par Paulhan et Henri Church, et repart. Luxembourg, Belgique. Il s'installe quelque peu à Anvers où il peint. Il peint de plus en plus, tout en finissant de rédiger Voyage en grande Garabagne publié en 1936. La peinture, plus que l'écriture, est toujours source d'exaltation. D'Anvers, le 5 janvier 1935, il écrit à Paulhan : "Et depuis le 1er janvier je fais de la gouache. Oui, ce premier janvier fut le jour de mon Eurêka. J'ai trouvé ma façon de peindre." Les "Eurêka" se multiplieront au fil des années à chaque fois qu'il découvre une autre technique, celle de l'aquarelle, celle de l'encre de Chine, celle de la lithographie, celle de l'huile. En juillet 1936, invité au XVe congrès des PEN Clubs, à Buenos Aires (Argentine), Michaux s'embarque avec Supervielle. Comme la majorité de ses autres voyages, l'en allée enthousiaste fait vite place à la déception, à l'ennui, malgré l'amitié de Supervielle, malgré le séjour à Montevideo, malgré la rencontre avec Susana Soca. Et pourtant, il est vraisemblable que cette rencontre fut essentielle. Si l'on en croit le biographe de Michaux, Jean-Pierre Martin (NRF Biographies, 2003), la seule correspondance que celui-ci n'aurait pas détruite, fut celle de Suzana. En Juin 1939 paraît Peintures (580 ex.) : sept poèmes et 16 illustrations (dont "Le Clown" où c'est plutôt le poème qui commente la peinture). |
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Le Prince de la nuit, gouache, 1937. centre Georges Pompidou, Paris. |
Assigné à résidencePour l'éternel fugueur, les années qui s'annoncent vont être une sorte d'antithèse. Sans doute la peinture devenant de plus en plus importante exige-t-elle un minimum de sédentarité : première exposition du 4 au 14 novembre 1938. Ensuite, sa liaison avec Marie-Louise Termet, dont il a fait la connaissance en 1934, incite-t-elle, à moins d'éloignement. Toujours est-il que le voyage qu'il entreprend en juillet 1939, pour le Brésil, qui est un voyage au pays des arbres (Arbres des Tropiques en 1941, plaquette de 18 dessins à la plume), il le fait avec Marie-Louise.De retour, en février 1940, c'est la guerre qui se charge de l'immobiliser. Il est belge, donc étranger, donc assigné à résidence. En octobre 1940, le couple s'installe au Lavandou (Var) qu'il ne quittera qu'en 1943 pour rejoindre Paris dont Michaux n'a cessé de rêver durant ces trois années comme du lieu de la plus grande liberté. Pourtant, la prison n'est pas si close que cela. Le Lavandou, d'abord, c'est beau. Ensuite, il y a Marseille et Les Cahiers du sud qui ne sont pas si loin. Il y a Cabris, près de Grasse, où est réfugiée son amie Aline Mayrish qui tient maison ouverte à tous les exilés de l'intérieur, parmi lesquels Gide dont l'admiration n'est pas nouvelle (elle daterait de 1933 ; il lui "trouve des dons de langue extraordinaire et une sorte de sincérité dans le saugrenu qui le ravit, une exactitude aussi.", dixit la petite dame —Maria Van Rysselberghe — dans Les Cahiers de la petite Dame) et qui va éditer Découvrons Henri Michaux (juillet 1941) qui sera pour beaucoup dans la reconnaissance de l'écrivain après guerre. N'empêche ! Michaux se sent emprisonné. Malgré la parution d'Au pays de la magie, en 1941 ; malgré l'exposition organisée du 15 au 25 juin 1942, mais c'est à Paris et il n'est pas autorisé à quitter sa résidence. Malgré l'écriture, malgré la peinture, malgré la musique qui joue aussi un grand rôle dans cette vie. Lorsqu'enfin, après moultes démarches et interventions, Michaux est autorisé à se rendre à Paris, l'assignation à résidence ne prend pas exactement fin. Il épouse, en 1943, Marie-Louise dont le divorce a été enfin prononcé. Finie la vie d'hôtel, le couple s'installe rue Séguier, en 1948, dans un appartement que Michaux occupera jusqu'en 1968. Gallimard, en 1944, propose à Michaux de constituer une anthologie de ses oeuvres et, curieusement, il accepte, cela donne L'Espace du dedans avec pour sous-titre "Pages choisies", lesquelles proviennent des oeuvres allant de Qui je fus (1927) à Au pays de la magie (1941). Pour l'édition de 1966, il ajoutera des textes postérieurs, de Epreuves, exorcismes (1945) à Paix dans les brisements (1959). Mais le malheur n'est jamais loin ; En 1945, son frère meurt ; les médecins découvrent la tuberculose de Marie-Louise. Les séjours à la montagne vont se multiplier, mais la maladie est bien là. Michaux peint. Michaux écrit. Michaux s'évade sans s'évader jusqu'à l'accident terrible. Un soir de janvier 1948, alors que Michaux est absent, à Bruxelles, le peignoir de Marie Louise s'enflamme. Atrocement brûlée, elle meurt, à l'hôpital, d'une embolie pulmonaire, après deux mois de souffrance qui bouleversent l'écrivain. |
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Le dur désir de durerComme le disait Paul Eluard, et comme Michaux le dira à Cioran "depuis que vous avez écrit sur moi, je ne suis plus le même — l'impression que je suis plus "durable" !" (1973)Comme Eluard avait écrit Le Temps déborde, après la mort de Nush, Michaux écrit Nous deux encore, poème de célébration mais qu'il regrettera d'avoir publié, trop intime à son gré. Que faire? sinon peindre, sinon écrire. Il publie Meidosens en octobre 1948 qui contient ses premières lithographies (70 fragments écrits après la mort de Marie-Louise, illustrés de 12 lithographies de l'auteur, 271 ex.), reprend dans Ailleurs, la même année, ses voyages imaginaires (Voyage en grande Garabagne, Au pays de la magie et Ici Poddema), puis Poésie pour pouvoir en 1949, que Boulez sera tenté de transférer dans la musique : un seul enregistrement en 1957. Et il peint. Durant ces années, il va fréquenter les peintres, Picasso (via Brassaï), Braque, Fautrier, Dubuffet (via Paulhan), découvrir Zao Wou ki (1950). Il expose régulièrement et semble accorder bien plus de prix à son activité de peintre qu'à celle de poète : "Les artistes qui travaillent avec leurs mains sont beaucoup plus heureux... l'objet qu'ils créent a un corps visible, palpable ; il est un écho... Quelque chose de concret qui, détaché de vous, vous répond. Le poème est muet, il ne vous renvoie rien [...] Seul l'art plastique a un écho immédiat. Il ne dépend pas du récitant, ou de l'imprimeur, ou des exécutants, il ne dépend de rien. Ce que vous créez avec les mains est fixé à vif, existe réellement, évidemment. Et voici pourquoi je peins maintenant." disait-il déjà, en 1943, comme le rapporte Brassaï. La aussi à tempérer, puisque le témoignage de Daniel Cordier qui a été l'un de ses galeristes infirme cette préférence, assurant qu'il ne voulait pas se départir de l'écriture, aussi nécessaire pour lui que la peinture. D'ailleurs, il n'en continue pas moins d'écrire et de publier, en revue, dans des éditions à tirage limité, mais aussi chez Gallimard. En vérité, il continue à explorer le monde intérieur (la pensée, la souffrance) comme le monde extérieur ; la soif inextinguible de Michaux c'est la libido sciendi : savoir ! Il lit toujours autant, et de préférence des livres de sciences naturelles ou de médecine. La psychiatrie, depuis les temps de sa jeunesse, est un domaine qui le fascine, comme elle a fasciné, il faut bien le dire, toutes les générations post-freudiennes, et pour longtemps. Il a déjà fréquenté l'hôpital Sainte-Anne (spécialisé en psychiatrie et neurologie), à Paris, dans les années 1930. La folie est un miroir, comme le disait déjà Segalen qui parlait de ces "déraisonnants dans lesquels nous nous reconnaissons si bien". Il y a peut-être un moyen de "savoir" de l'intérieur ce qu'il advient d'un esprit altéré, c'est de le modifier à l'aide de psychotropes. Coïncidence amusante, c'est l'année où il décide de demander sa naturalisation, qu'il décide aussi de tenter une aventure qui va l'occuper pendant cinq ans, en gros de 1955 à 1960. Contre le cliché du Français cartésien, les voies tourmentées de la déraison. Il s'agit de se "droguer" de manière scientifique, non de plonger dans des "paradis artificiels". Donc expérimentation, mais aussi contrôle, mais encore documentation. Et toujours la peinture et l'écriture, dans et au bout du parcours. Au fond, la drogue, c'est comme les voyages réels ou imaginaires, il est toujours bon d'aller voir ailleurs si on y est. Il en résulte cinq livres : Misérable miracle, 1956 / L'Infini turbulent, 1957 / Paix dans les brisements, 1959 / Connaissance par les gouffres, 1961 / Les Grandes épreuves de l'esprit, 1966, et des centaines de dessins dits "mescaliens". Il ne faut pas cependant imaginer une vie de solitude. Michaux est très entouré, de nombreux amis anciens ou plus récents. En 1961, il fait la connaissance de Michelle Phankim. Elle a 25 ans et finit ses études de médecine. Elle ensoleille sa vie. Elle l'accompagne dans ses pérégrinations puisqu'il reprend goût aux voyages, non pas comme dans les années 1930, de grands départs, plutôt des traversées, des passages. Son oeuvre graphique est largement saluée et reconnue. Les expositions se multiplient de par le monde. Il est devenu, même si c'est à son corps défendant, un "maître". De nombreux jeunes écrivains éprouvent à son égard ce que sans doute lui-même avait vécu dans ses rencontres avec Rimbaud ou Lautréamont, par exemple Le Clézio qui lui rend un très bel hommage dans Vers les icebergs (Fata Morgana, 1978), dont Michaux fut profondément touché. Il semble aussi avoir quelque peu épuisé sa colère contre lui-même et contre le monde, et chacun de témoigner de la gentillesse, de l'attention, de la générosité de celui qui est devenu un vieux monsieur, pas assagi pour autant. Depuis 1968, il habite avenue de Suffren, un appartement que ses visiteurs découvrent toujours avec émotion. En 1969, paraît Façons d'endormi, façons d'éveillé, livre consacré aux rêves, autre monde essentiel et en 1972, Emergences-Résurgences, commande de Skira pour sa collection "Les sentiers de la création". Son dernier texte publié sera Par des traits, en 1984 quelques mois avant sa mort, après un infarctus, le 19 octobre. L'oeuvre de Michaux est disponible dans la Pléiade en trois volumes, mais aussi dans des collections de poche comme Poésie-Gallimard et l'Imaginaire. Certes, Michaux, de son vivant, s'opposait obstinément à cette célébration, comme à cette diffusion, mais avait laissé ouvert l'après... Eh! bien, c'était après... Et d'ailleurs, n'avait-il pas écrit dans Ecuador, "Je compte sur toi, lecteur, sur toi qui vas me lire quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de lettre. Choisis-moi parmi eux pour ma grande anxiété, et mon grand désir. Parle-moi, je t'en prie, j'y compte." De fait, après rencontré Michaux, on ne peut plus le laisser seul. |
En 1948, dans le catalogue de l'exposition de la galerie Drouin, Henri-Pierre Roché faisait ce portrait de Michaux :
Ainsi soit-il !
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non daté, peut-être les années 1960, quand Michaux inscrit des mouvements |
gouache, 1972
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A consulter : Jean-Pierre Martin, Henri Michaux, NRF Biographies, 2003 A écouter : Une vie, une oeuvre, France culture, 24 octobre 1999 A écouter et regarder : « Un siècle d'écrivains », numéro 95, diffusée sur France 3, le 31 mai 1995, et réalisé par Alain Jaubert (construit, en grande partie, sur le texte de Michaux de 1959 "quelques renseignements pour servir à 59 années d'existence"). Découvrir quelques dessins de Michaux présentés lors d'une exposition, à Paris, en 1978.
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