La femme et le pantin, Pierre Louÿs, 1898

coquillage


L'écrivain

      La trajectoire de Pierre Louÿs est brève et triste puisqu'il meurt à 54 ans en ayant passé ses dernières années malade, presque aveugle, empêtré dans des difficultés financières, alors que sa carrière avait brillamment commencé sous les meilleurs auspices.
     Il est né le 10 décembre 1870, à Gand (Belgique) où la famille Louis avait trouvé refuge, fuyant la guerre franco-prussienne. Son père est avocat; il a eu, de son premier mariage, deux enfants, dont un fils, Georges (né en 1847) qui va jouer un grand rôle dans la vie de l'écrivain. Lorsque sa mère meurt, en 1879, l'enfant, Pierre-Félix Louis, est confié à ce frère qui réside à Paris. Il fait ses classes à l'Ecole Alsacienne où il devient l'ami de son condisciple André Gide, puis sa rhétorique à Janson-de-Sailly.
La littérature est son horizon depuis, sans doute, toujours. Quand il obtient son baccalauréat, en 1889, l'année où meurt son père, il s'inscrit en Lettres et en Droit, mais ses projets sont bien plutôt d'écrire et de publier.
     En 1890, il se rend à Montpellier pour les célébrations des 600 ans de l'université et y fait la connaissance de Valéry. Le triangle amical, Gide, Valéry, Louÿs, est constitué. Cette année-là aussi il est présenté à Mallarmé et introduit dans le salon de José Maria de Heredia. Il lance une revue de luxe (toute sa vie l'écrivain sera un bibliophile passionné), La Conque qui, prévue pour douze livraisons, n'en aura finalement que onze (1891-1892) et dont la finalité est essentiellement de publier les textes des trois amis.
     Majeur en 1892, il reçoit sa part de l'héritage paternel ce qui va lui permettre de mener pendant quelques années la vie qu'il aime. Voyager, écouter de la musique (Wagner à Bayreuth, par exemple), écrire, rencontrer les gens qu'il aime ou qui l'intéressent, séduire. Les femmes et le plaisir sont, avec la littérature, le grand enjeu de Pierre Louÿs, qui a abandonné le prénom Félix et donné à son nom de famille une tournure plus exotique en remplaçant le "i" de Louis par un "y" avec tréma. Sans doute amoureux de Marie de Heredia, la deuxième fille du poète, il deviendra son amant, en 1897, alors qu'elle a épousé Henri de Régnier en 1895. En 1899, Pierre Louÿs épousera la soeur cadette de Marie, Louise.



Pierre Louÿs

Pierre Louÿs vers l'âge de trente ans


En attendant, il publie son premier recueil, Astarté (25 poèmes précédemment parus dans La Conque), en 1893, et une traduction des poésies de Méléagre de Gadara, poète grec du Ier siècle av. J.-C.. L'inspiration du poète prend ses sources dans l'antiquité, dans un paganisme qui célèbre le corps, tous les sens, tout autant que dans le cadre symboliste dans lequel il écrit et échange avec ses très nombreux amis.
     En décembre 1894 paraissent Les Chansons de Bilitis qu'ont précédé la traduction des Scènes de la vie des courtisanes de Lucien. Les Chansons... ont été une supercherie réussie que l'auteur présentait comme des traductions de poèmes inédits d'une poétesse grecque inconnue, Bilitis, contemporaine de Sapho. En 1895, c'est Aphrodite (d'abord intitulé "L'Esclavage") dont un article enthousiaste de François Coppée assure le succès.
La Femme et le pantin paraît en 1898 et, en 1900, Les Aventures du roi Pausole. Les années fastes de Louÿs sont terminées. Sa santé se dégrade, ses problèmes financiers s'aggravent. Il faut dire qu'il a tendance à dépenser sans compter. Il se livre à des travaux d'érudition plus qu'il n'écrit. En 1911, il devient presque aveugle. Ses relations avec Louise paraissent bien distendues, et elle demande le divorce en 1913. Louise se remariera avec Augusto Gilbert de Voisins, ami du couple et de Segalen, en 1915. Georges, son frère, meurt en 1917. Il semble que Pierre Louÿs commence à user de drogues. 1919, liaison avec Aline Steenackers qu'il épouse en 1923 et dont il a trois enfants (un garçon et deux filles).
Il meurt le 6 juin 1925.
Pierre Louÿs est à l'origine des spéculations autour de Molière prête-nom de Corneille, à partir de deux articles qu'il publie en 1919. On discute véhémentement du pour et du contre, jusqu'à ce jour, sans jamais se demander s'il ne s'agissait pas en fait d'un jeu. Avec Louÿs tout est possible, si l'on songe à son goût pour les supercheries littéraires.





Goya

Francisco Goya, El Pelele (le pantin), carton pour tapisserie, 1791/92. Musée du Prado, Madrid.

L'oeuvre

Le titre : il est composé du titre lui-même "La femme et le pantin" et d'un sous titre "Roman espagnol".
Louÿs avait hésité sur ce titre, cherchant sans doute un équivalent à Carmen : "l'Andalouse", "la mozita", "la Sévillane", "Concha", avant de se décider in fine pour celui que nous connaissons, qui associe l'aventure du personnage au tableau de Goya intitulé "El Petele" (le pantin) : "Connaissez-vous à Madrid [demande Don Mateo à son interlocuteur], une singulière toile de Goya, [...] ? Quatre femmes en jupe espagnole, sur une pelouse de jardin, tendent un châle par les quatre bouts, et y font sauter en riant un pantin grand comme un homme..." (chap. 12) Tableau qui lui paraît exprimer exactement sa situation.
     Rachilde, dans sa recension du roman (Mercure de France, août 1898), revient sur le tableau et le décrit ainsi : "[...] des jeunes folles en robes rondes et soyeuses, les pieds visibles sous les volants légers, balancent et lancent un pantin veule, une silhouette d'homme correctement vêtu, un pantin aux yeux vides et au corps depuis longtemps vidé. Elles tournent et bondissent autour de lui sur les bords d'un précipice, dont on aperçoit quelques fleurs mièvres, dissimulant l'horreur du dernier vide celui de la mort.  Elles ont eu la perfide tendresse de dissimuler la chute profonde, prochaine, par le châle frangé, la large couverture dans laquelle, linceul doux et chaud, elles le daigneront recevoir... si le hasard veut bien qu'il retombe juste au milieu.. Ce tableau est une merveille. A l'écrivain bien plastique qui est Pierre Louÿs, cette page sombre et gracieuse, relatant tout ce que l'Espagne ardente peut fournir de folie, de brutalité, d'amour malicieux et maléficiant, devait inspirer une originale peinture de moeurs."
Ainsi ce titre ferait-il entrer le texte dans la nébuleuse des écrits symbolistes dans lesquels les femmes, comme Salomé la danseuse, ou Judith, ou Dalila, sont toujours fatales aux hommes qui, soumis à leurs caprices, deviennent entre leurs mains des jouets, comme le pantin de la peinture de Goya ou celui du dessin de Félicien Rops voué à produire des pièces d'or.
Mais il y a aussi le sous titre "Roman espagnol", l'adjectif introduit l'exotisme et les clichés. L'Espagne fournit, depuis le romantisme (Gautier, Hugo, Mérimée, voire Barbey d'Aurevilly), son lot d'images inévitables : l'orgueil masculin, la beauté et la vindicte féminine, les danses lascives, les parfums, les couleurs, les taureaux, etc. Mais le terme "roman" est plus complexe à décoder. Il pourrait dénoter le genre dans lequel inscrire le texte, autrement dit une "œuvre littéraire en prose d'une certaine longueur, mêlant le réel et l'imaginaire, et qui, dans sa forme la plus traditionnelle, cherche à susciter l'intérêt, le plaisir du lecteur en racontant le destin d'un héros principal, une intrigue entre plusieurs personnages, présentés dans leur psychologie, leurs passions, leurs aventures, leur milieu social, sur un arrière-fond moral, métaphysique" (TLF) mais sa brièveté (une centaine de pages distribuées en 15 courts chapitres), le nombre réduit de ses personnages (trois : le narrateur du récit cadre, André Stevenol, le narrateur et héros du récit encadré, Mateo Diaz, et le personnage féminin, Conception Perez dite Concha), l'intrigue réduite au récit d'une passion délétère, le ferait davantage ranger dans le groupe des nouvelles, qui est d'ailleurs le mot choisi de préférence par les critiques du temps.


illustration

Librairie Borel, 1899, illustration, Antoine Calbet, et J. Dédina.

Resterait alors à donner au terme "roman" son double sens d' "histoire amoureuse" et d' "histoire invraisemblable". Le texte y prendrait alors coloration d'apologue, l'aventure amoureuse de Mateo Diaz destinée à mettre en garde le premier narrateur, sans d'ailleurs aucun résultat, viendrait parler ailleurs, à partir d'une expérience particulière ouvrir sur d'autres interrogations.

Fabriquer une histoire


     A l'origine il y a certainement le désir de réécrire Carmen de Mérimée. Ainsi R. Cardinne-Petit rapporte-t-il dans Pierre Louÿs intime, publié en 1942, ce propos de l'écrivain "Je pensais longtemps au livre que je pouvais tirer du caractère de la femme vue sous l'angle de Carmen, mais d'une Carmen plus subtile, plus intelligente, plus effroyablement femme. Car dans Carmen, c'est souvent la bête humaine qui agit."
Et lors de son voyage en Espagne, au début de l'année 1895, avec son ami André Ferdinand Herold, son Journal témoigne de cette quête des décors, des personnages, de l'atmosphère du récit de Mérimée. par exemple cette note du jeudi 10 janvier, jour de l'arrivée à Séville "Après le déjeuner, nouvelle course. Je voulais voir la Plaza de Toros, pour la comparer au décor de Carmen."
Ce voyage qui va durer trois mois et se prolonger en Algérie, est une source documentaire importante, puisque bien des éléments observés alors et notés dans le Journal vont se retrouver dans le récit : le train dans la neige, la danse de la gitane et l'altercation avec la petite fille, le carnaval de Séville, par exemple.
Mais Michel Delon qui introduit le texte (Gallimard, 1990) y voit aussi des traces des Mémoires de Casanova, en particulier de son aventure à Londres avec une dénommée Charpillon "une fille retorse" qui se joua de lui, de vingt ans plus âgé qu'elle, et d'une aventure amoureuse advenue à son ami André Lebey, auquel le récit est dédié, que Louÿs désirait mettre en garde contre lui-même, d'où la dédicace.
Mais il est certain que Carmen fournit le dispositif narratif du récit enchâssé, de l'épisode de la visite dans la fabrique de cigares. Toutefois, le personnage emprunte aussi à d'autres, certains traits. Ainsi la mise en scène de sa relation sexuelle (apparente) avec un jeune amant qu'elle compare impitoyablement avec le vieux (il a 37 ans) qui regarde rappelle celle de Manon Lescaut vantant la beauté et la jeunesse de Des Grieux à l'homme bien plus âgé qui l'entretient pourtant.
Louÿs va écrire son histoire en deux temps : une première ébauche au cours de  son 2e voyage en Espagne, en septembre 96, à partir des notes rassemblées au cours du premier, en 1895 ; une rédaction rapide, alors qu'il est en visite au Caire chez son frère Georges, occupant le poste de Délégué de la France à la commission de la dette égyptienne. Il termine cette rédaction sur le chemin du retour à Naples, d'où les dates du Colophon "Séville, 1896 - Naples, 1898."



Publier


     Le récit est d'abord publié en feuilleton dans Le Journal du 19 mai au 8 juin 1898 et en volume, la même année, au Mercure de France. C'est un succès qui se mesure aux nombres d'éditions de luxe qui suivront, à commencer par celle de la Librairie Borel, l'année suivante. Ces éditions pour bibliophiles se sont multipliées au cours des années.

Les personnages

     Le premier narrateur, André Stevenol, jeune parisien, en vacances, coureur de jupons pour le dire familièrement, est frappé le dimanche qui suit la fin du carnaval par la beauté d'une jeune femme dont il vient de briser, accidentellement, l'éventail, qu'il suit et dont il obtient le nom, "Conception Perez femme de Don Manuel Garcia". Il demande des informations à un homme auquel il a été recommandé, Mateo Diaz. Il est fortuné, oisif, a la quarantaine. Il a lui-même été un amoureux fervent (Séville est la "patrie" de Don Juan, n'oublions pas), mais avoue avoir cessé ses conquêtes. Il connaît Conception Perez et pour cause. C'est donc son histoire, à elle et à lui, qu'il va raconter. Elle commence trois ans auparavant lorsqu'il rencontre dans un train une petite fille de quinze ans. De rencontres en rencontres, elle finit par faire de lui son esclave, sa marionnette et son amant aussi.
Leurs relations sont de l'ordre de ce que la psychanalyse nommerait sado-masochisme.
A travers leur histoire, c'est celle du désir, de l'incompréhensible et ténébreux désir qui est mise en scène. Car il est loin d'être prouvé que Concha n'aime pas, à sa manière étrange, voire sauvage, Mateo, lequel ne sait plus très bien s'il est fou d'amour ou de désir.
D'une certaine manière, cette Concha est de fait plus intelligente , elle calcule mieux, et tout aussi libre que Carmen. Elle fera bien sûr prisonnier le jeune Stévenol, auquel il arrivera probablement la même aventure.



La femme fatale

      Aussi joue-t-elle sa partie dans une conception du féminin qui fait florès en cette fin de siècle. Delon dans son introduction (Gallimard, 1990) rappelle avec justesse le contexte de cette construction, "l'évolution de la structure familiale, la montée des revendications féminines" sur fond de deuxième révolution industrielle et de mutations sociales de tous ordres, situation qui avive les peurs masculines, les hommes ayant le sentiment d'être en passe de perdre leur domination. Ce sont, naturellement, des figures mythiques qui sont invoquées (Judith, Salomé, Dalila, ou encore Circé et Médée) mais aussi des créations nouvelles, Carmen, la plupart des personnages féminins de Barbey d'Aurevilly, ou la Nana de Zola (1880), ou encore la Lola Frölich d'Heinrich Mann (Le Professeur Unrat, 1905).
Fatales, ces imaginaires créatures le sont sur le double plan du destin et de ce qui l'incarne le plus directement, la mort. Elles réactivent de vieilles inquiétudes, voire peurs, du féminin. Les femmes apparaissent comme totalement incompréhensibles, lieu commun bien ancien, elles donnent la vie ce qui est, par la même occasion, jeter les créatures dans la mortalité. La religion chrétienne les a toujours liées (sinon vouées) au diable, elles incarnent le mal. Et comme les hommes ont peur d'elles, ils ont tenté de les enfermer, de les soumettre, sans que sans doute jamais ne les quitte l'idée que ce qu'ils leur font pourrait se retourner contre eux. La guerre des sexes est une invention masculine. D'autant sans doute que la sexualité était là pour leur signifier que l'esclave pouvait aisément se changer en maîtresse. On ne compte plus, en cette fin de siècle, les demi-mondaines réputées dont la réputation repose sur les ruines qu'elles ont provoquées. C'est d'ailleurs ce que fait aussi la Concha de La Femme et le pantin. L'homme qu'elle a séduit, Mateo, ne l'est pas tant qu'il accepterait de l'épouser. Ainsi esclave de son désir, il continue à manifester son mépris, de classe dirait-on. Il veut bien l'entretenir richement, se vouer à elle, mais pas question de lui donner son nom. Monsieur des Arcis, dans Jacques le fataliste (Diderot), était bien autrement généreux.
Il ne peut pas penser que ce comportement, naturel pour lui, puisse engendrer du ressentiment. Et pourtant le jeu auxquels se livrent ces deux amants est bien celui d'une guerre, dont même les coups ne sont pas exclus. Il y a chez Concha conscience que sa puissance, toute sexuelle, n'est que temporaire, que la vieillesse lui ôtera ses pouvoirs. Et, en somme, le personnage, victorieux ici, contrairement à Carmen qui finit assassinée par l'homme qu'elle a humilié et détruit, est une sorte de figure vengeresse du féminin sur le masculin, ce qui n'était sans doute pas le projet de Louÿs.



illustration 1936

Illustration de Philippe Swyncop, Editions du Nord, Bruxelles, 1936


Car les discours de Concha rappellent constamment qu'une femme n'est pas un objet, mais un sujet, et Mateo qui croit toujours comprendre ne comprend jamais, en fait. Le vrai danger que représente le féminin c'est d'obliger le masculin à se découvrir simplement humain, dépouillé de ce qu'il croit être sa puissance.
     Elle est probablement aussi, sur un tout autre plan, une sorte d'allégorie de la beauté, beauté d'un corps parfait, beauté du chant ensorceleur, beauté surtout du corps en mouvement, de la danse, et en tant que telle toujours insaisissable, toujours presque conquise et aussitôt perdue. Mateo y prend figure du poète s'épuisant dans une quête infinie, toujours à recommencer qui ne s'actualise que dans les mots qui font surgir le beauté de l'imaginaire.





A lire
: un article de Jean-Paul Goujon (le biographe de Louÿs) : "Du pastiche à la parodie", 2012.
A découvrir : le roman publié en 1936, à Bruxelles, aux Editions du Nord, illustré par Philippe Swyncop et précédé d'une préface constituée d'extraits de lettres de Pierre Louÿs relatifs au roman.
A voir : trois adaptations cinématographiques qui ont fait date, The Devil is a Woman (La Femme et le pantin), Joseph Sternberg, 1935, avec Marlène Dietrich dans le rôle de Concha; La Femme et le pantin, Julien Duvivier, 1959, avec Brigitte Bardot ; Cet obscur objet du désir, Luis Buňuel, 1977, qui a dédoublé le personnage de Concha, avec Carole Bouquet et Angela Molina.



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