Circé : de la déesse à la sorcière

coquillage


Au commencement était Homère

      Circé (dont le nom Kírkê, en grec Κίρκη, provient sans doute de Κίρκos — Kirkos, nom d'un oiseau qui est une variété de faucon) est un personnage qui apparaît pour la première fois dans l'Odyssée d'Homère, probablement composé vers le VIIIe siècle av. J.-C.
     Si l'apparition est rapide, dans les chants X et XII, et indirectement dans le chant XI où Ulysse se conforme à ses recommandations, elle va marquer les imaginations pour longtemps. Dans le texte d'Homère, elle est une déesse qui, au fil des siècles suivants, va devenir une sorcière, la première, celle qui permet de saisir sur le vif ce qu'une telle figure doit à la littérature.
L'Odyssée, comme l'indique le titre (Ὀδυσσεία / Odusseía forgé sur le nom d'Ulysse, Odusseús), conte les aventures d'Ulysse, en butte à l'animosité de Poséidon, tentant, après la guerre de Troie, de regagner son île d'Ithaque.
Le poème est constitué de 24 chants totalisant quelques 12.000 vers.
Au chant X, Ulysse, qui raconte ses aventures à la cour du roi des Phéaciens, Alcinoos, en arrive à sa rencontre avec Circé. Après avoir été bien accueilli par Eole (le maître des vents) qui a enfermé dans une outre tous les vents contraires à sa navigation, Ulysse croit en avoir fini avec ses pérégrinations, mais ses compagnons, soupçonnant des richesses cachées, ouvrent l'outre ; une tempête se déchaîne, les reconduit vers l'île d'Eole qui les chasse ayant reconnu sur Ulysse une malédiction divine. Ils errent sur la mer, abordent l'île de "Lamos / Télépyle des Lestrygons", lesquels sont des géants anthropophages. Tous les bateaux sont détruits, seul celui d'Ulysse échappe et :

Nous atteignîmes l'île d'Aiaié, où demeurait
Circé aux beaux cheveux. La terrible déesse
à voix humaine, soeur du pernicieux Aietès.
Tous les deux sont les enfants du Soleil brillant pour les hommes
et de Persé, l'une des filles d'Océan. (traduction Philippe Jacottet, éd. La Découverte, 1982)

La présentation du personnage se fait à travers sa généalogie : il s'agit d'une déesse, fille du soleil (Helios) et d'une océanide (Perseis) ; elle est donc issue d'un monde antérieur à celui des Olympiens, plus proche de l'origine, fille du Soleil, petite-fille d'Okéanos, et donc arrière petite fille d'Ouranos et de Gaïa. Elle est la soeur du roi de Colchide, Aietès (gardien de la Toison d'or et père de Médée, ce qui n'est pas sans conséquence dans la construction de la figure imaginaire de la sorcière).






Bartholomeus Spranger
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Bartholomeus Spranger (1546-1611), Ulysse et Circé, 1580-85, Vienne, Kunsthistorisches Museum.


Les épithètes qui la définissent "aux beaux cheveux" —"aux belles boucles", Meredic Dufour, 1965 ; "aux cheveux ondoyants", Bareste, 1842 — , "terrible" — "redoutable" traduit Séguier en 1896, "à voix humaine", glosent en quelque sorte la dénomination de "déesse", la beauté, la puissance, la possibilité de communiquer avec les humains, sans doute aussi le chant dans sa dimension incantatoire. Si son frère est dit "pernicieux", c'est probablement en raison de son attitude vis-à-vis de Jason auquel, malgré son engagement, il refuse de remettre la Toison d'or, ce qui va déclencher une série de catastrophes.
Une généalogie que reprend Hésiode, contemporain ou de peu postérieur à Homère, dans sa Théogonie : "Au Soleil infatigable, l'illustre Océanide Persèis enfanta Circé Crécerelle* et le roi Aiètès." (vers 956-57, traduction Annie Bonnafé). [La crécerelle est un petit rapace]



Lorsqu'Ulysse raconte son histoire, il sait bien de quelle île il s'agit, mais lorsque l'aventure lui advint, il lui fallut le découvrir. En revenant à son expérience, il rappelle qu'il découvre qu'il est dans une île, qu'il voit de la fumée, ainsi qu'une chênaie et un bois. Il envoie un groupe de marins conduits par Euryloque en reconnaissance :




Au fond d'un val, ils virent les demeures de Circé
faites de pierre lisse en un lieu découvert.
Autour étaient des loups des montagnes et des lions
qu'elle avait su ensorceler avec ses drogues 1.
Ils ne bondirent pas sur les hommes tout au contraire :
ils s'approchaient pour les flatter de leur puissante queue.
Comme lorsque les chiens flattent leur maître qui revient
d'un banquet, car toujours il leur apporte des douceurs,
ces loups de fortes griffes et ces lions les entouraient,
flatteurs. Mes gens tremblaient devant ces affreux fauves.
Ils s'arrêtèrent dans l'entrée de la déesse ;
ils entendaient Circé chanter dedans à belle voix
en tissant de la toile, un de ces fins ouvrages
gracieux et brillants, tels qu'en font les déesses2.
Alors prit la parole Politès, le capitaine,
qui était le meilleur et le plus cher des compagnons
"Amis, quelqu'un tisse une grande toile là-dedans
et chante un si beau chant que toute la salle en bourdonne :
est-ce une femme, une déesse ? Appelons-la ! "
Comme il avait parlé, ils poussèrent des cris d'appel.
Elle, accourant, ouvrit ses portes scintillantes
et les héla ; tous ces imprudents la suivirent.
Seul Euryloque ne bougea, flairant l'embûche.
Elle les conduisit vers les sièges et les fauteuils;
puis leur mêla du miel, de la farine et du fromage
dans du vin de Pramnos, ajoutant ensuite au mélange
un philtre qui devait leur faire oublier la patrie.3
Elle avança la coupe, qu'ils vidèrent ; peu après
sur un coup de baguette, ils étaient bouclés dans les tects*.
Des cochons, ils avaient les groins, les grognements, les soies,
tout enfin, sauf l'esprit, qui resta esprit de mortel.
Ainsi bouclés, ils larmoyaient et Circé leur jetait
des glands, des fênes et des fruits de cornouiller,
tout ce que mangent les cochons vautrés par terre.




1.
D'autres traductions précisent davantage :
Madame Dacier, 1716 : "On voyait à l'entrée des loups et des lions, qu'elle avait apprivoisés par ses funestes drogues"
Eugène Bareste, 1842 "[...] que la déesse avait domptés en leur donnant de funestes breuvages."
Victor Bérard, 1924  "tout autour, changés en lions et en loups de montagne, les hommes qu'en leur donnant sa drogue, avait ensorcelés la perfide déesse." [Cette interprétation de Bérard est peut-être suggérée par celles qui existent dès l'antiquité, et se prolongent fort longtemps tendant à faire une lecture symbolique de ce récit. Voir, par exemple, la lecture de Boccace.]

2. Circé tisse à la fois parce que femme (le tissage est une activité essentiellement féminine) et parce que déesse pouvant agir sur les destinées humaines, à l'instar des Moires qui deviendront les Parques latines chargées de tisser le destin de chaque vivant.
 
3. "le philtre" de Jacottet est "drogues enchantées" pour madame Dacier, "plantes funestes" pour Bareste ; "drogue funeste" pour Bérard. A noter que la fonction du philtre est de faire "oublier la patrie", en faisant oublier aux hommes leur origine (que l'on a interprété de mille façons), il permet leur métamorphose.

* tect : terme dialectal, nord-est de la France, pour "soue".

Le lecteur voit se mettre en place, les éléments qui vont permettre de transformer la déesse en "sorcière" : l'usage de "potions" provenant de plantes, la "baguette" (attribut qu'elle partage avec Hermès) qui deviendra, un jour, magique, mise dans la main de la bonne sorcière qu'est la fée ; ou balai, dans celle de la mauvaise.
Elle vit à l'écart du monde humain, isolée dans une île et dans un bois, entourée d'animaux, au premier rang desquels ceux que craint l'homme, les prédateurs que sont les loups et les lions. La peinture la représente généralement ainsi, comme le montre le tableau ci-dessus, peint par Bartholomeus Spranger, à Prague, à la cour de Rodolphe II, où il vit et travaille à partir des années 1580. Il peint de nombreux tableaux mythologiques et ici s'inspire d'Homère.
Circé y est conforme à la description du poète, séduisante et séductrice, encore que les seins découverts et la jambe passant sous la robe soient des signes de prostitution, autrement dit de la luxure, héritée, elle, des interprétations latines.  Elle a en main sa baguette ; de gauche à droite, se rconnaissent un lion, un chien, un sanglier (plutôt qu'un porc en raison des défenses) et un cheval, rappel du lien essentiel de Circé avec les animaux (qui sont peut-être des hommes enchantés).
Dans cette scène de séduction, ce n'est pas l'homme qui domine, mais elle ; il regarde de biais sa séductrice, à moitié assis sur ses genoux, faisant semblant de se désintéresser de son discours. Par ailleurs, la position des deux personnages en fait une scène discrètement érotique, par le rapprochement des deux corps, les jambes mêlées.



Euryloque revient conter l'aventure et, malgré ses objurgations, Ulysse décide de se rendre chez Circé, vers 275/76 : "[...] en avançant à travers les vallons sacrés, / j'allais atteindre le palais de la sorcière" (Médérice Dufour traduit "Circé aux mille drogues", 1965  et Leconte de Lisle, 1868, par "l'empoisonneuse Kirkè") . En chemin, il rencontre Hermès qui lui fournit un antidote, "une bonne herbe" qui le mettra à l'abri de la transformation, et lui indique la marche à suivre. Ulysse rencontre donc Circé :




je m'arrêtai devant l'entrée de la déesse
et je criai : la déesse entendit ma voix.
elle accourut, ouvrit ses portes scintillantes
et me héla ; je la suivis avec tristesse.
Elle me fit asseoir dans un fauteuil aux clous d'argent.
Elle me prépara son mélange dans une coupe
et jeta la drogue dedans, tramant son crime.
Elle m'offrit la coupe d'or ; je la vidais sans résultat ;
puis, me frappant de sa baguette, elle me dit `
"Allons, au tect ! Va retrouver tes compagnons !"
Elle dit, mais tirant le long de ma cuisse mon glaive,
je sautai sur Circé comme pour la tuer.
Elle, avec un grand cri, s'effondra, me prit les genoux
et, tout en gémissant, me dit ces paroles ailées :
"Qui es-tu ? d'où viens-tu ? Quels sont tes parents et ta ville ?
je m'étonne que tu ais bu sans être ensorcelé !
Car jamais mortel n'a résisté à cette drogue,
qui en but et lui fit franchir l'enclos des dents :
tu dois avoir dans ta poitrine un esprit invincible.
Tu es sans doute cet Ulysse de ressource dont toujours
Hermès à la baguette d'or m'annonçait qu'il viendrait
à son retour de Troie, sur son prompt vaisseau noir...
Alors rengaine ton épée, et montons tous les deux
sur notre lit pour que, la joie d'amour nous unissant1,
nous puissions désormais avoir confiance l'un en l'autre !"



Jacob Jordaens
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Jacob Jordaens (1593-1618), Ulysse et Circé, vers 1630-1635. Basel, Kunstmuseum.
Le peintre a choisi d'illustrer le moment où Ulysse menace Circé, en utilisant comme témoins effrayés les servantes que le poème homérique fait entrer après la réconciliation. A gauche de la toile, deux cochons, un dindon, et un ara rouge, à droite un chien grognant, rappellent les liens étroits de Circé avec la nature et les animaux. Le peintre met aussi en scène la richesse (on est chez une déesse) dans la coupe d'or renversée, les statues de satyres presque aussi vivantes que les personnages, la draperie qui pourrait être un velum.
La scène est violente, même si le spectateur sait qu'il ne s'agit que de feinte, ce que le regard moqueur et le rictus du satyre de droite soulignent.


A ces mots, je lui dis en guise de réponse :
"Circé, comment oses-tu faire appel à ma tendresse
lorsque tu as changé mes gens en porcs dans ta maison
et que, m'ayant ici, toute à tes ruses, tu m'invites
à entrer dans ta chambre, à monter sur ton lit
afin de m'enlever, étant nu, ma virilité !2
C'est pourquoi je ne monterai pas sur ton lit
avant que tu ne m'aies juré, par le serment majeur
que tu n'as pas ainsi sur moi d'autres desseins !"
A ces mots aussitôt elle jura docilement.
Quand elle eut prononcé et scellé le serment
je montai sur le lit très beau de la déesse.

1. Cette offre de Circé va lui valoir, dans les temps à venir, par exemple chez Ovide (Métamorphoses) la réputation de lubricité qui sera ensuite imputée aux sorcières, jeunes et vieilles.

2
. Autre élément qui entrera dans le glissement du personnage de la déesse à celui de la sorcière. Les sorcières brûlées entre le XVe et le XVIe siècles étaient accusées, entre autres méfaits, de provoquer l'impuissance masculine, ayant pouvoir de "nouer les aiguillettes".



Les servantes préparent alors un banquet, puis Circé le fait baigner et vêtir et devant son air triste s'en enquiert. Ulysse demande alors le retour de ses compagnons.



[...] Circé sortit de la grand-salle,
sa baguette à la main, ouvrit les portes de l'étable
et fit sortir mes gens pareils à des porcs de neuf ans.
Ils se dressèrent devant elle ; et passant parmi eux,
elle enduisit le corps de chacun d'eux d'une autre drogue 1.
Ils perdirent les soies dont les avait couverts
le premier philtre de Circé la souveraine.


1. Bareste traduit par "nouvelle essence" ; Séguier choisit "d’autres enduits savants." ; Victor Bérard, "une drogue, nouvelle".
Mais dans le contexte, le lecteur a plutôt l'impression qu'il s'agit d'un onguent, voire d'une pommade.



Ses compagnons réapparaissent plus jeunes et plus beaux qu'ils n'étaient. A partir de là, Circé va se révéler une aide précieuse. Ils passent un an chez elle et quand ils s'en vont, elle indique à Ulysse comment il doit faire pour rejoindre les enfers et y consulter l'ombre de Tirésias, lequel le doit mettre en garde contre les dangers qui l'attendent encore. De retour dans l'île de Circé, afin d'y rendre les honneurs funéraires à l'un de ses compagnons mort accidentellement, Ulysse reçoit d'elle les conseils nécessaires pour échapper aux sirènes ainsi qu'au double danger de Charybde et Scylla. Puis



La merveilleuse regagna le coeur de l'île.1
Je me hâtai de rentrer au bateau, dis à mes gens
d'embarquer à leur tour et de larguer l'amarre ;
embarqués promptement ils prirent place à leur tolet.
Alors derrière le navire à la proue bleue,
le vent gonfla les voiles, compagnon que nous donnait2
Circé aux beaux cheveux, la redoutable à voix de femme.


1. "la déesse illustre" traduit Meredic Dufour

2. Cette capacité de commander aux éléments (ici les vents) va aussi faire partie des pouvoirs attribués aux sorciers.




Waterhouse

John William Waterhouse (1849-1917), Circe invidiosa (Circé jalouse), 1892, Art Gallery of South Australia, Adelaide. Waterhouse reprend ici le récit d'Ovide.


De la déesse à la sorcière


Ainsi le personnage que crée Homère est-il ambivalent : dangereuse, Circé peut aussi se montrer protectrice et bienveillante. Et d'ailleurs, c'est bien ainsi qu'elle apparaît dans Les Argonautiques d'Apollonius de Rhodes (IIIe siècle av. J.-C.) comme une créature religieuse qui purifie Médée et Jason tout en leur refusant son aide devant les crimes qu'elle soupçonne.
Alors que s'est-il passé pour que la déesse devienne une sorcière ? Bien sûr, il y a ses actions : utilisation de philtres, d'herbes (Homère la nomme "polyphármakos" autrement dit experte dans l'art de fabriquer de multiples "drogues"), métamorphose des hommes en animaux, en particulier les marins d'Ulysse en cochons qui a particulièrement frappé les imaginations, connaissant les moyens d'atteindre les Enfers et de faire parler les morts (conseils donnés à Ulysse à la fin du chant X et réalisation dans le chant XI.) Toutes activités qui seront imputées aux sorciers, en général, et particulièrement aux sorcières des  XVe et XVIe siècles, traduites devant des tribunaux, en France, en Allemagne ou en Suisse (cf. Figure de l'imaginaire : la sorcière) .
Mais le tournant semble pris au Ier siècle av. J.-C. puisqu'aussi bien Ovide (43 av. J.-C. / 17 ou 18 ap. J.-C.), Virgile (70-19 av. J.-C.), ou Diodore de Sicile, leur contemporain, en tracent un portrait bien différent. Ovide dans les Métamorphoses, au chant XIV, présente une Circé particulièrement cruelle et mauvaise. Il y insiste sur sa maîtrise des "plantes redoutables" (traduction Danièle Robert, Actes Sud) et ses incantations ; il fait intervenir Hécate "elle mêle des incantations à l'adresse d'Hécate"; il la doue d'un appétit sexuel démesuré ("[...] car personne ne possède un tempérament plus enclin à de telles impulsions amoureuses"), la fait marcher sur les eaux. Se voyant repoussée de Glaucus à qui elle s'offre, elle se venge sur Scylla, la jeune fille dont le dieu est amoureux, en empoisonnant l'eau de la crique où elle vient se délasser :
La déesse l'empoisonne en le corrompant de ses drogues
Aux effets prodigieux ; elle y répand les décoctions de racines nocives
Et sa bouche magique prononce neuf fois à trois reprises,
Une mystérieuse formule aux mots obscurs et inconnus.
De même dans le récit que fait Macarée au compagnon d'Enée (Chant XIV), le sortilège qui l'a transformé en porc comme les autres est raconté dans le détail et de l'intérieur puisqu'il en a fait l'expérience, il est suivi du récit d'une servante relatif à Picus, "fils de Saturne". Dans ce récit, Ovide assimile Circé aux sorcières thessaliennes : elle change le temps, l'obscurcit, invoque "La Nuit et les dieux de la Nuit, l'Erèbe, le Chaos / Et pousse de longs cris perçants à l'adresse d'Hécate", elle peut ainsi faire se déplacer les arbres, et change en animaux les compagnons de Picus, lequel a déjà été changé en oiseau pour avoir repoussé son amour.
Virgile, son contemporain, n'est pas en reste qui, dans l'Enéide, ne lui consacre que fort peu de vers au livre VII, d'abord du vers 10 au vers 24, le temps qu'Enée passe au large de ses côtes, en insistant sur les hommes victimes de ses sortilèges, devenus lions, pourceaux, ours, loups "eux qu'à partir de leur apparence humaine la cruelle déesse Circé avait / transformés grâce à ses puissantes herbes, en faces et en croupes animales." (traduction Jeanne Dio, Philippe Heuzé, Pléiade) ; puis des vers 189 à 191, rappelant aussi la transformation de Picus en oiseau. Les poisons et la baguette y sont toujours ses accessoires.
L'historien Diodore de Sicile (Ier siècle av. J.-C.), dans sa Bibliothèque historique, ne parle de Circé qu'incidemment dans le récit qu'il rapporte de l'expédition des Argonautes.
Il lui donne pour filiation Hécate et Aeétès (lequel reste le fils d'Helios) et en fait la soeur de Médée.




Gustave Moreau

Circé, Gustave Moreau (1826-1898)

Hécate est définie comme mauvaise et cruelle à l'instar de son mari et cousin et Circé en est la digne héritière : "Circé, livrée à l'étude des poisons de toutes sortes, découvrit diverses espèces de racines et leurs propriétés incroyables. Elle avait appris beaucoup de secrets d'Hécate, sa mère ; mais elle en découvrit bien plus encore par sa propre sagacité, de telle sorte qu'elle ne le cédait à personne dans l'art de préparer les poisons. Elle fut donnée en mariage au roi des Sarmates, que quelques-uns appellent Scythes. Elle empoisonna d'abord son mari, se saisit ensuite de la couronne, et traita ses sujets avec cruauté et violence. Aussi fut-elle chassée du royaume, et, au rapport de quelques mythologues, elle se réfugia du côté de l'Océan, où elle s'établit dans une île déserte avec les femmes qui l'avaient accompagnée dans sa fuite ; selon d'autres historiens, elle quitta le Pont, et vint habiter un promontoire de l'Italie, qui porte encore aujourd'hui le nom de Circéum." (traduction Ferdinand Hoefer, 1851)

Cette Circé, faiseuse de poisons, dangereuse aux hommes, ceux qu'elle veut s'approprier, ceux qu'elle change en bêtes, n'a plus guère à voir avec la déesse homérique. Mais elle demeure la figure d'un imaginaire érudit, alimentant la réflexion des philosophes, par exemple Boèce dans sa Consolation de la philosophie (livre IV), voire des théologiens chrétiens méditant essentiellement sur la métamorphose de l'homme en animal. Elle est aussi un thème pictural récurrent, qu'il s'agisse du couple qu'elle forme avec Ulysse ou d'elle-même entourée des animaux qu'elle a métamorphosés. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, elle devient même l'un des thèmes privilégiés des préraphaélites et des symbolistes, par exemple dans cette sculpture aussi puissante que délicate de Bertram Mackennal (1863 - 1931).
Sont alors accentués sa mystérieuse et fascinante beauté et son pouvoir, n'est-elle pas dès l'origine, oiseau de proie ? Souvent représentée seule ou entourée d'animaux, avec coupe ou grimoires, elle est l'incarnation d'une sexualité féminine inquiétante. La sorcière, avec Circé, c'est toujours le féminin soumettant le masculin à sa puissance, le ramenant à son animalité et/ou lui ôtant ses pouvoirs, faisant du loup et du lion des animaux aussi dociles que des chiens.




A découvrir
: de nombreuses représentations picturales de Circé et d'autres (ou les mêmes parfois) sur arts.mythologica.fr ; et aussi sur le blog d'Alain Korkos, Arrêt sur images.
A lire : un article de Didier Souiller, 2006,  "Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque" pour suivre ses "avatars dans la littérature, la peinture et la musique, de la Renaissance aux Lumières"


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